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jeudi 5 juillet 2018

Dites "gouvernance"

Une notion résolument "moderne"?
                                             Il fut un temps, pas si lointain, où dans le domaine politique, il était d'usage courant d'utiliser le mot "gouvernement" pour désigner, non seulement l'équipe élue au pouvoir  dans notre tradition républicaine, mais aussi la fonction consistant pour elle à gérer les affaires essentielles de l'Etat, surtout dans ses fonctions régaliennes, suivant une ligne déterminée, contestée ou pas, des choix supposés connus et approuvés par une démarche élective périodique et constitutionnelle.
     Mais aujourd'hui, vous n'y êtes plus. On a évacué peu à peu ce mot supposé vieilli et considéré comme trop "politique". Il faut parler de "gouvernance" pour être moderne et supposé neutre.
     Simple mutation sémantique? Non, vous n'y êtes pas encore.
   Dans les cabinets ministériels, dans les discours officiels, on s'est mis à adopter le vocabulaire propre au monde des affaires, notamment celui des entreprises, qui demandent un bonne gouvernance pour être performantes, une saine gestion comptable, notamment.
    On pourrait croire ce glissement de sens innocent. Que nenni! Il est le révélateur d'une mutation dans l'art de gérer les choses de l'Etat, ou plutôt dans son idéologie, qui veut se rapprocher de la supposée rigueur en usage dans le monde des affaires.
   Une osmose qui a bien fonctionné: le chef de l'Etat se voit de plus en plus comme un gestionnaire moderne, dont l'efficacité est devenu le seul critère. Du moins en parole, du moins c'est ce que l'on veut nous faire croire. La fonction politique ne peut, on le sait, se ramener à la pure gestion de données chiffrées, à une pure conduite technocratique même si certains discours présentent tel chef d'Etat ou tel ministre comme un gestionnaire suprême.
    La langue technocratique, légitime à un certain niveau, a envahi le domaine où les choix qualitatifs, les orientations politiques au sens noble, le sens du bien commun,  doivent demeurer la priorité. Une vision de l'avenir doit guider les choix du présent. Il suffit de relire Aristote pour retrouver ces perspectives que l'on oublie trop souvent. Mais aussi Montesquieu, Jaurès, Mendès-France, De Gaulle...
    Depuis Giscard d'Estaing, l'Etat se veut "moderne". Aujourd'hui, tout se passe comme si le chef d'équipe qui dirige la start up France, le premier de cordée, se voulait un super-technicien, à la tête d'une équipe d' experts. L'apparence de la rationalité a pris la place du débat permanent et de l'affrontement nécessaires des points de vue. Les parlementaires sont priés d'entériner.
          Mais il faut souvent se méfier des mots, propres à leurrer les esprits, malgré leur aspect apparemment anodin.
     Certains ne sont pas  tout à fait innocents et leur emploi à tout propos, dans certains domaines, doit engendrer la suspicion.
       Orwell nous a là-dessus mis en garde. 
  L'inflation de la notion de gouvernance notamment, surtout depuis les années 80, pose problème. Un brave new word pour un brave new world?
___Selon A. Deneault, "Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont habillé du joli nom de « gouvernance » le projet d’adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée. Ce coup d’État conceptuel va travestir avec succès la sauvagerie néo­libérale en modèle de « saine gestion ». Nous en ferons collecti­vement les frais : dérèglementation de l’économie,privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats... ce sera désormais cela gouverner.
    Appliquée sur un mode gestionnaire ou commercial par des groupes sociaux représentant des intérêts divers, la ­gouvernance prétend à un art de la gestion pour elle-même. Entrée dans les mœurs, évoquée aujourd’hui à toute occasion et de tous bords de l’échiquier politique, sa plasticité opportune tend à remplacer les vieux vocables de la politique..une « révolution anesthésiante »..."
        Un changement sémantique qui n'est donc pas sans conséquences politiques, malgré son apparente banalité, mais qui renvoie à la conception politique du néolibéralisme:
        " L'application des techniques managériales d'efficacité, de productivité et d'utilité à la chose publique par le thatchérisme cherchait tout simplement à évacuer le politique de la vie sociale. Il n'y a plus de démocratie, de vie politique, mais tout simplement une gestion rigoureuse et efficace des affaires publiques - lesquelles rigueur et efficacité se mesurent à l'aune de la qualité de leur «système de gouvernance». La philosophie politique ultralibérale à laquelle adhérait Margaret Thatcher ne lui permettait pas de concevoir la société comme rien d'autre qu'un amalgame de divers acteurs privés. En ce sens, l'État n'est plus l'organisation politique d'une société ou d'un peuple, constitué de diverses institutions, mais un ensemble d'organisations publiques qu'on doit soumettre aux mêmes «règles de gouvernance» que les organisations privées. Le gouvernement est alors «restreint lui-même au simple rôle de partenaire dans l'ordre de la gouvernance, n'encadre plus l'activité publique, mais y participe à la manière d'un pair.»  
     La vie politique se soumet, dès lors, aux règles du management et de la gestion efficace - et, ultimement à celles de la concurrence. On met en concurrence les diverses composantes de l'administration publique avec les entreprises privées, forçant les organismes gouvernementaux non seulement à singer la logique du secteur privé, mais surtout à les coincer dans un double rôle insoutenable: adopter les règles du privé tout en continuant à servir l'ensemble de la communauté et à préserver le bien commun. Aporie insoluble - le langage lisse et neutre de la gouvernance évacuera en douce la véritable vie politique de nos sociétés.
     Évacuer le politique de la vie publique implique une annihilation radicale de la dissidence et de la pensée critique - les dogmes de la gouvernance revêtant des «airs de pensée critique...» 
      ______Un mot qui traîne encore dans le vocabulaire de nos politiques du jour., même et plus encore à Bruxelles, au niveau européen.
      Le moins que l'on puisse dire est que la notion de gouvernance, portée aux fonds baptismaux par Margaret Thatcher, est révélatrice d'une certaine soumission de la politique à l'économique, d'un effacement du rôle de l'Etat, inspiré par la parole libérale de Hayek et de ses épigones.
         Mais, évacuez, même discrètement, la politique par la porte, elle reviendra par la fenêtre.
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