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mercredi 8 mars 2023

Faire son deuil?

Un impératif catégorique?

                              Il est des expressions qui méritent d'être revisitées, car elles sont lourdes du poids d'une tradition en voie de changements rapides et dont les sous-entendus ne peuvent plus guère être acceptés. Des expressions formulées souvent mécaniquement, sans conscience des messages implicites qu'elles véhiculent, parfois dans les circonstances les plus diverses. C'est ainsi que l'on dira que l'on a fait son deuil d'un objet cher, d'un projet, d'un idéal,.. ou d'un animal domestique parti pourtant en pleine vieillesse.             ___Concernant le départ d'une personne, surtout d'une relation chère, l'expression, banalisée par ailleurs, est réfutée pas ceux qui ne peuvent oublier si rapidement, même si la mort n'a pas été tragique. On ne peut "tourner la page" comme on le dit parfois si facilement. La mémoire garde trace, sans que ce soit traumatisant, d'un vécu commun, de racines. Certes, notre attitude face à la mort a changé en moins d'un siècle. La dramaturgie codée, encadrée par l' Eglise, est en voie de disparition et l'on accepte plus facilement des attitudes plus libres et moins engoncées lors des célébrations funèbres. C'est ainsi que le pas de dance entamée par le compagnon de la professeure d'espagnol, dramatiquement disparue à St Jean de Luz, a pu en émouvoir beaucoup. 


                                                                                                              La nouvelle "normativité" du deuil est-elle pour autant bien acceptée? L'étude de Vinciane Despret apporte des éléments pour mieux comprendre l'ambiguïté dans laquelle nous sommes tous plus ou moins plongés lors du départ d'un proche, les dénis et les rationalisations que nous opérons, mais aussi les traces qui résultent parfois durablement d'une cicatrice longue à se refermer.  "...Cette partition entre les vivants et les morts, même dans notre société, n’est pas tranchée. Maurice Bloch a bien montré qu’il existe des « brèches dans la frontière entre l’être et le non-être ». C’est criant dans les cultures qui continuent d’entretenir des liens avec les esprits, mais ce n’est pas du tout leur apanage. Ces brèches existent chez nous aussi. On peut même prendre des exemples très profanes : les nouvelles technologies, qui permettent de garder des personnes en état de mort cérébrale dont le cœur continue à battre et qui sont encore capables de susciter des relations autour d’eux. La technologie médicale créé ici une brèche entre l’être et le non-être – cela fait même l’objet de lois, de débats éthiques. Car d’un point de vue médical, quel est le statut de ces personnes ? Il est vrai cependant que lorsqu’il s’agit de la mort telle qu’on l’acte au moment des funérailles, on a tendance, en Occident moderne, à penser que la mort est une affaire de tout ou rien : soit on est vivant, soit on est mort. On ne peut pas être dans l’entre-deux. Mais beaucoup de technologies démentent cette position : le don d’organes pose la question de l’entre-deux, à la fois au moment où l’on doit décider si un individu en mort cérébrale est véritablement décédé ou non, et après, car les personnes ayant reçu ce don peuvent avoir le sentiment de faire vivre le donneur en eux. Une dame dont le fils avait péri dans un accident de la route et dont les organes avaient été donnés, disait un jour : « Il est possible maintenant que je sois grand-mère ». Son fils décédé faisait vivre quelqu’un d’autre. Cela montre que cette rupture entre être soit mort, soit vivant, n’est pas si nette. Mais la conception dominante est nette : la théorie du deuil pose la mort comme une affaire de tout ou rien. Il y a donc à la fois un discours officiel, dominant, normatif, et à la fois, l’on peut partout observer des pratiques qui ne cessent de contredire ce discours normatif....    
Accepter la proposition de Joan Didion de « laisser partir » le mort, c’est comme si l’on disait que ne pas le tuer, c’est « tout » (mais ici, le mort est omniprésent, envahissant), et le tuer, c’est « rien » (là, le mort retourne au néant, il n’existe plus du tout). Or l’on peut très bien imaginer des relations avec les morts qui ne soient pas « tout ». En ce sens, la plupart des gens qui refusent le « rien », la disparition totale du décédé, ne veulent pas non plus être dans le « tout », soit sa présence totale. Sinon, l’on entendrait : « Votre mère est morte mais elle est là, partout ? Comment faites-vous pour faire l’amour avec votre conjoint, puisqu’elle regarde sans doute au-dessus du lit ! » Le problème vient du fait que notre tradition officielle cultive tellement peu le lien avec les morts, qu’on se retrouve à devoir choisir entre tout ou rien. Sans doute ce qu’on appelle le « deuil pathologique » relève-t-il de ce choix du tout, de l’omniprésence du mort, ce qui s’aggrave sans doute du fait qu’on ne rencontre que de l’hostilité et de l’opposition par rapport à la relation qu’on essaie de créer avec le mort, et qu’on ne peut s’accommoder de sa disparition totale. La tradition occidentale moderne ne nous permet pas d’entretenir avec nos morts des relations qui seraient de l’ordre de la nuance. Heureusement, la plupart des gens sont suffisamment sages, bien entourés et imaginatifs, pour ne pas tomber dans le tout ou rien, pour construire un lien nuancé avec le mort. Toutes les cultures exigent en ce sens la séparation des vivants et des morts, il ne faut pas croire l’inverse. Aucune culture ne laisse les morts complètement habiter le monde des vivants et interférer à tout bout de champ ! Les morts peuvent être là mais pas pleinement là, pas tout le temps là. Ils ne peuvent pas entraver les décisions des vivants. C’est le rôle du notaire, par exemple : il prolonge à la fois la volonté du mort (répartition de l’héritage), mais la limite aussi dans la mesure où le mort n’a pas à entrer dans la vie des vivants (l’héritage ne peut pas être sous condition, par exemple que les descendants fassent ou non d’autres enfants)...."                 ___________________

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