Il y a urgence....à ralentir
La vitesse est devenue une dimension de la production de masse depuis le fordisme, un facteur de productivité, donc de richesse, un aspect de l'organisation du travail et des loisirs, un mode de vie.
Nous sommes devenus prisonniers et malades de la vitesse.
Gagner du temps, même la finance s'y met: pour le trading haute fréquence, cette guerre 2.0, la milliseconde compte. Un jeu dangereux, comme dit Krugman.
Il est temps de trouver les conditions de rephasage entre notre vie et nos activités qui tendent à s'emballer.
L'ébauche d'un autre monde commence à s'organiser, contre cette compression du temps qui n'est pas sans conséquences sur la vie sociale et économique, cette " course effrénée aux profits immédiats et ses conséquences sur la planète et sur la société tout entière. Un monde soumis aux serveurs
informatiques et aux algorithmes, qui échappent à tout contrôle, dont
l’espace temps n’est plus celui des hommes mais celui des ordinateurs.
Un secteur financier qui ne bénéficie qu’à quelques personnes dans le
monde. A l'image de l'Américain Thomas Peterffy, fondateur et président
d'Interactive Brokers, une entreprise située dans le Connecticut. Ce
malin, milliardaire et cynique programmeur informatique, pour qui « le capitalisme reflète la nature intrinsèque de l’Homme », est persuadé que ce modèle ne s’écroulera jamais. « Celui qui aura les meilleurs logiciels aura les meilleures chances de l’emporter sur les autres. »
L'immédiat et la vitesse sont devenus la norme. L’accélération, notre rythme quotidien. « Mais à quel prix ? Et jusqu’à quand ? » interroge le réalisateur Philippe Borrel dans son dernier film, L’urgence de ralentir. « Ce que nous vivons, appuie l’économiste Geneviève Azam, c’est
vraiment la colonisation du temps humain dans toutes ses dimensions –
biologique, social, écologique – par le temps économique. C’est un temps
vide, sans racine, sans histoire, seulement occupé par la circulation
des capitaux ». Directement pointés du doigt, les milieux financiers et la logique d’actionnaires en attente d’une rentabilité immédiate.
Illustration de cette accélération financière et technologique: le
trading haute fréquence dans lequel les algorithmes ont remplacé les
hommes. « Le marché est un serveur mettant en relation des acheteurs et des vendeurs qui sont désormais des algorithmes, relate Alexandre Laumonier, auteur de 6. Un
ordre est exécuté au New York Stock Exchange en 37 microsecondes, soit
1350 fois moins de temps qu’il n’en faut pour cligner de l’œil... » Le rythme est désormais dicté par les machines. « Celui qui compressera le temps le plus rapidement possible gagnera la partie »,
assène le sociologue Douglas Rushkoff. A moins que les catastrophes
écologiques, économiques et sociales annoncées ne prennent les devants...
Le court-termisme et la financiarisation de l'économie sont potentiellement destructeurs des fondamentaux de l'économie elle-même.
" La logique de rentabilité et de compétitivité, propre à l’activité économique (« la concurrence ne dort jamais »),
s’étend à tous les domaines de la vie. Le temps libre, d’autant plus
précieux qu’il a été gagné, doit lui aussi être géré efficacement ;
mais cette réticence à courir le risque de le dilapider a de lourdes
conséquences. Il en résulte un handicap qui, pour le coup, est également
partagé du haut en bas de l’échelle sociale : « Pas plus que l’exploiteur, l’exploité n’a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse », écrit Raoul Vaneigem. Or, « sous
l’apparente langueur du songe s’éveille une conscience que le
martèlement quotidien du travail exclut de sa réalité rentable » .
Rosa ne dit pas autre chose : selon lui, si l’on veut reprendre la main
sur le cours de l’histoire individuelle et collective, il faut avant
tout se dégager des « ressources temporelles considérables » pour le jeu, l’oisiveté, et réapprendre à « mal » passer le temps.
Ce qui est en cause, ajoute-t-il, c’est la possibilité de « s’approprier le monde », faute de quoi celui-ci devient « silencieux, froid, indifférent et même hostile » ; il parle d’un « désastre de la résonance dans la modernité tardive ». La chercheuse Alice Médigue, elle aussi, identifie un « phénomène de désappropriation » qui maintient le sujet contemporain dans un état d’étrangeté au monde et à sa propre existence . Avant le règne de l’horloge — que les paysans kabyles des années 1950, rapporte Pierre Bourdieu, appelaient « le moulin du diable » —,
les manières de mesurer le temps reliaient d’ailleurs naturellement les
êtres humains à leur corps et à leur environnement concret. Les moines
birmans, raconte Thompson, se levaient à l’heure où « il y a assez de lumière pour voir les veines de la main » ; à Madagascar, un instant se comptait à l’aune de la « friture d’une sauterelle »…
Parce qu’elle plonge ses racines très profondément dans l’histoire de
la modernité, la crise du temps ne se satisfera pas de solutions
superficielles. D’où la prudence avec laquelle il faut considérer des
initiatives comme le mouvement européen slow — « lent » : Slow Food pour la gastronomie ,
Slow Media pour le journalisme, Cittaslow pour l’urbanisme… Aux
Etats-Unis, le penseur Stewart Brand supervise dans le désert du Texas
la construction d’une « Horloge du Long Maintenant »
censée fonctionner pendant dix mille ans et redonner ainsi à l’humanité
le sens du long terme. Le projet perd toutefois de sa poésie lorsqu’on
sait qu’il est financé par M. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon : on
doute que ses employés, obligés de cavaler toute la journée dans des
entrepôts surchauffés, y puisent un grand réconfort existentiel..."
Immense défi que celui qui consiste à s'abstraire de la tyrannie du court-terme, qui est un aspect de la crise que nous vivons, anthropologique autant qu'économique.
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