vendredi 6 mai 2016

Course au moins-disant social?

Loi El Khomry: gestation problématique
                                                Le feuilleton arrive son stade terminal. 
           Au bout d'un long chemin, après nombre de tergiversations et de reculs réels ou simulés,  d'aménagements et  de toilettages variés, le texte est arrivé devant la représentation nationale.
   Dans quel état en sortira-t-il et dans quelles conditions l'accouchement aura-t-il lieu?
   Cette loi, très contestée dans certaines de ses dispositions  est loin de faire l'unanimité à gauche, malgré quelques modifications.de la copie initiale.
    Des brèches inquiètent, concernant l'inversion de la hiérarchie des normes.
       Des textes discutés même parmi les plus modérés, sur des points importants.
    La simplification et la modernisarion, arguments verbaux et récurrents, ont bon dos, la compétitivité n'ayant pas été analysée dans ses causes structurelles..
                                L'auteur de l'esprit de Philadelphie donne son point de vue de juriste sur cette question:
               "... En régime démocratique, la loi exprime la volonté générale et procède donc d’une délibération de nature politique, qui fixe les conditions d’intérêt général sous lesquelles chacun sera libre de poursuivre ses intérêts particuliers. Dans le libéralisme à l’ancienne, les calculs économiques étaient ainsi placés sous l’égide de la loi. Le propre du néolibéralisme est de renverser cette hiérarchie et de faire de la loi l’expression de calculs d’utilité économique. La loi El Khomri est une manifestation parmi d’autres de ce renversement. Elle procède de calculs de certains économistes, selon lesquels une moindre protection des droits des salariés engendrerait mécaniquement une baisse du chômage. Ces calculs sont contestés par d’autres économistes, mais pas la logique selon laquelle le droit du travail serait une affaire de calcul d’utilité. On parle aujourd’hui indifféremment de réforme du marché du travail ou du droit du travail, comme si le marché s’identifiait au Droit. Et les experts convoqués dans les médias pour débattre de droit du travail sont essentiellement des économistes. La science économique ne se présente plus comme un instrument d’intelligibilité du monde tel qu’il est, mais comme le fondement légitime de ce qu’il devrait être. À vrai dire, considérer ainsi la société comme un objet calculable et gérable scientifiquement n’a rien de neuf. C’était déjà la position d’Engels prophétisant la substitution de l’administration des choses au gouvernement des personnes et l’extinction de l’État…
     L’Organisation internationale du travail a été créée en 1919 afin qu’aucun État ne puisse « faire obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ». C’est cette disposition constitutionnelle internationale qui est à la base de ce qu’on peut en effet appeler une « police sociale de la concurrence ». Elle répond à une idée simple : la concurrence est bénéfique si elle encourage l’ingéniosité et l’amélioration des produits et services. Elle est néfaste en revanche si elle incite à surexploiter les hommes et la nature. L’une des fonctions du droit du travail est donc d’empêcher que les pays et les entreprises ne s’engagent dans une course au « moins-disant » social et environnemental. Pour canaliser ainsi les forces du marché, on peut recourir à la loi ou à la négociation collective de branche. Cette dernière a la nature juridique d’une entente entre les entreprises appartenant à cette branche. Elles s’accordent sur un statut social commun, qui leur permet de mutualiser leurs efforts pour disposer d’une main-d’œuvre qualifiée et motivée.
    Ce ne sont pas les « mini-jobs », mais bien plutôt cette mutualisation qui explique la qualité de la formation professionnelle et des produits industriels en Allemagne, ainsi que l’attachement de ce pays à la négociation de branche. Dès lors qu’elle est émancipée de la hiérarchie des normes, c’est-à-dire qu’elle permet de se soustraire à la force normative de la loi ou de la convention de branche, la négociation d’entreprise a l’effet exactement inverse. Elle attise la course au moins-disant social, l’entreprise qui parvient à arracher, par un accord ou par référendum, les pires conditions de travail se dotant par là même d’un avantage compétitif sur ses concurrentes.
... Depuis trente ans, contrairement aux poncifs sur l’aversion française aux réformes, toutes les potions néolibérales censées doper la croissance et l’emploi ont été administrées à notre pays : la Corporate Governance, le New Public Management, la déréglementation des marchés financiers, la réforme des normes comptables, l’institution d’une monnaie hors contrôle politique, l’effacement des frontières commerciales du marché européen… Et bien sûr, la déconstruction du droit du travail, objet d’interventions législatives incessantes et source première de l’obésité (réelle) du code du travail. Il serait sage de faire le bilan de ces réformes. La déréglementation des marchés financiers a conduit à leur implosion en 2008, suivie de l’explosion du chômage et de l’endettement public. La Corporate Governance, en indexant les intérêts des dirigeants des grandes entreprises sur le rendement financier à court terme, a précipité ces dernières dans un temps entropique incompatible avec l’action d’entreprendre, l’investissement productif et donc… l’emploi. Quant à la monnaie unique, qui devait faire converger toute l’Europe sur le modèle ordolibéral allemand, elle a conduit tout au contraire, faute d’avoir pris la mesure de la diversité des modèles nationaux, à exacerber les divergences. Voilà autant de chantiers prometteurs pour les fameuses « réformes structurelles ».
    ... La flexicurité envisage l’être humain comme un matériau souple qu’il faut mener à la limite de la rupture. Cela conduit à raisonner en termes de flexibilité, d’efficacité économique, de marché, de capital humain et d’employabilité. L’état professionnel des personnes envisage au contraire le travailleur comme un être libre, dont la vie s’étend sur un temps long, différent de celui du marché. Cela conduit à raisonner en termes de liberté, de justice sociale, de Droit, de travail et de capacité. Dans un cas, le droit du travail est conçu comme un instrument d’adaptation des hommes aux besoins des marchés. Dans l’autre, comme le cadre institutionnel le plus favorable à l’expression par chacun de son génie propre, ce qui suppose un statut au long cours, combinant liberté, sécurité et responsabilité...
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