Loi El Khomry: gestation problématique
Le feuilleton arrive son stade terminal.
Au bout d'un long chemin, après nombre de tergiversations et de reculs réels ou simulés, d'aménagements et de toilettages variés, le texte est arrivé devant la représentation nationale.
Dans quel état en sortira-t-il et dans quelles conditions l'accouchement aura-t-il lieu?
Cette loi, très contestée dans certaines de ses dispositions est loin de faire l'unanimité à gauche, malgré quelques modifications.de la copie initiale.
Des brèches inquiètent, concernant l'inversion de la hiérarchie des normes.
Des textes discutés même parmi les plus modérés, sur des points importants.
La simplification et la modernisarion, arguments verbaux et récurrents, ont bon dos, la compétitivité n'ayant pas été analysée dans ses causes structurelles..
L'auteur de l'esprit de Philadelphie donne son point de vue de juriste sur cette question:
"... En régime démocratique, la loi exprime la volonté générale et procède
donc d’une délibération de nature politique, qui fixe les conditions
d’intérêt général sous lesquelles chacun sera libre de poursuivre ses
intérêts particuliers. Dans le libéralisme à l’ancienne, les calculs
économiques étaient ainsi placés sous l’égide de la loi. Le propre du
néolibéralisme est de renverser cette hiérarchie et de faire de la loi
l’expression de calculs d’utilité économique. La loi El Khomri est une
manifestation parmi d’autres de ce renversement. Elle procède de calculs
de certains économistes, selon lesquels une moindre protection des
droits des salariés engendrerait mécaniquement une baisse du chômage.
Ces calculs sont contestés par d’autres économistes, mais pas la logique
selon laquelle le droit du travail serait une affaire de calcul
d’utilité. On parle aujourd’hui indifféremment de réforme du marché du travail ou du droit
du travail, comme si le marché s’identifiait au Droit. Et les experts
convoqués dans les médias pour débattre de droit du travail sont
essentiellement des économistes. La science économique ne se présente
plus comme un instrument d’intelligibilité du monde tel qu’il est, mais
comme le fondement légitime de ce qu’il devrait être. À vrai dire,
considérer ainsi la société comme un objet calculable et gérable
scientifiquement n’a rien de neuf. C’était déjà la position d’Engels
prophétisant la substitution de l’administration des choses au
gouvernement des personnes et l’extinction de l’État…
L’Organisation internationale du travail a été créée en 1919 afin qu’aucun État ne puisse « faire obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ».
C’est cette disposition constitutionnelle internationale qui est à la
base de ce qu’on peut en effet appeler une « police sociale de la
concurrence ». Elle répond à une idée simple : la concurrence est
bénéfique si elle encourage l’ingéniosité et l’amélioration des produits
et services. Elle est néfaste en revanche si elle incite à surexploiter
les hommes et la nature. L’une des fonctions du droit du travail est
donc d’empêcher que les pays et les entreprises ne s’engagent dans une
course au « moins-disant » social et environnemental. Pour canaliser
ainsi les forces du marché, on peut recourir à la loi ou à la
négociation collective de branche. Cette dernière a la nature juridique
d’une entente entre les entreprises appartenant à cette branche. Elles
s’accordent sur un statut social commun, qui leur permet de mutualiser
leurs efforts pour disposer d’une main-d’œuvre qualifiée et motivée.
Ce
ne sont pas les « mini-jobs », mais bien plutôt cette mutualisation qui
explique la qualité de la formation professionnelle et des produits
industriels en Allemagne, ainsi que l’attachement de ce pays à la
négociation de branche. Dès lors qu’elle est émancipée de la hiérarchie
des normes, c’est-à-dire qu’elle permet de se soustraire à la force
normative de la loi ou de la convention de branche, la négociation
d’entreprise a l’effet exactement inverse. Elle attise la course au
moins-disant social, l’entreprise qui parvient à arracher, par un accord
ou par référendum, les pires conditions de travail se dotant par là
même d’un avantage compétitif sur ses concurrentes.
... Depuis trente ans, contrairement aux poncifs sur l’aversion française
aux réformes, toutes les potions néolibérales censées doper la
croissance et l’emploi ont été administrées à notre pays : la Corporate Governance, le New Public Management,
la déréglementation des marchés financiers, la réforme des normes
comptables, l’institution d’une monnaie hors contrôle politique,
l’effacement des frontières commerciales du marché européen… Et bien
sûr, la déconstruction du droit du travail, objet d’interventions
législatives incessantes et source première de l’obésité (réelle) du
code du travail. Il serait sage de faire le bilan de ces réformes. La
déréglementation des marchés financiers a conduit à leur implosion en
2008, suivie de l’explosion du chômage et de l’endettement public. La Corporate Governance,
en indexant les intérêts des dirigeants des grandes entreprises sur le
rendement financier à court terme, a précipité ces dernières dans un
temps entropique incompatible avec l’action d’entreprendre,
l’investissement productif et donc… l’emploi. Quant à la monnaie unique,
qui devait faire converger toute l’Europe sur le modèle ordolibéral
allemand, elle a conduit tout au contraire, faute d’avoir pris la mesure
de la diversité des modèles nationaux, à exacerber les divergences.
Voilà autant de chantiers prometteurs pour les fameuses « réformes
structurelles ».
... La flexicurité envisage l’être humain comme un matériau souple
qu’il faut mener à la limite de la rupture. Cela conduit à raisonner en
termes de flexibilité, d’efficacité économique, de marché, de capital
humain et d’employabilité. L’état professionnel des personnes envisage
au contraire le travailleur comme un être libre, dont la vie s’étend sur
un temps long, différent de celui du marché. Cela conduit à raisonner
en termes de liberté, de justice sociale, de Droit, de travail et de
capacité. Dans un cas, le droit du travail est conçu comme un instrument
d’adaptation des hommes aux besoins des marchés. Dans l’autre, comme le
cadre institutionnel le plus favorable à l’expression par chacun de son
génie propre, ce qui suppose un statut au long cours, combinant
liberté, sécurité et responsabilité...
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