Nous restons fascinés par les Vikings et le récit de leurs exploits, écrit l’historien. Nous nous les représentons comme de féroces barbares coiffés de casques à cornes, brandissant des épées étincelantes et des haches tranchantes. » Alors même que les emblématiques casques ornés de cornes des Vikings n’ont jamais existé…
Pour l’auteur, la réputation des Vikings, au Moyen Âge comme actuellement, est en effet « liée aux conceptions religieuses et à la formation théologique des auteurs des textes qui sont parvenus jusqu’à nous ». Les Vikings avaient certes « une propension à attaquer les monastères et les églises qui constituaient des cibles faciles, sans défense, le plus souvent épargnées par les armées chrétiennes. Comme les moines et les clercs avaient le quasi-monopole de l’écrit pendant le haut Moyen Âge, les chroniques et les autres textes qui nous sont parvenus défendent leur point de vue ». Et les Vikings y ont gagné une réputation détestable : celle d’un « peuple infâme » et d’une « race corrompue ».d
Même si, comme le souligne Alban Gautier, professeur d’histoire médiévale qui assure la préface du livre, « les Vikings n’étaient pas un peuple », puisque « l’univers des Vikings était marqué par une grande diversité tant culturelle que religieuse » et qu’il n’était pas nécessaire que du sang scandinave coule dans ses veines pour appartenir à ce groupe. À rebours de ce que pensent certains adeptes néopaïens et contemporains des Vikings. L’un des plus grands rois vikings, Cnut le Grand, qui bâtit un empire en mer du Nord entre 1015 et 1035, était ainsi aux trois quarts slave…
Mais la violence, écrit l’auteur, « continue à passionner la société moderne et les Vikings sont devenus emblématiques de ses formes les plus atroces et les plus insensées ».L’incarnation la plus fantasmée de cette cruauté viking aurait consisté en l’habitude de la torture dite de l'« aigle de sang », dont l’auteur rappelle pourtant que l’imaginaire provient d’une mauvaise compréhension et traduction de la poésie scaldique.
En dépit de tout cela, la réputation sanglante de ces « super héros du Nord » et de ces « histoires de tortures horribles imprégnées de paganisme », sensationnelles et palpitantes, a « annihilé notre sens critique habituel, y compris celui de nombreux historiens. Même des auteurs ayant accès à des sources de connaissance fiables continuent à raconter ces histoires considérées comme un fatras d’erreurs ».
L’auteur considère que, replacée dans son contexte historique, « leur violence n’était pas pire que celle des autres », par exemple comparée à un Charlemagne (sacré empereur en 800) dont les armées ont tué et ravagé à plus grande échelle que les Vikings. Le mode d’action des Vikings, consistant à remonter les fleuves à l’aide de bateaux rapides, catalysait l’effet de sidération et de terreur provoqué par ces hommes en armes. En effet, si les peuples d’Europe n’ignoraient pas la violence aveugle dans une époque très tourmentée, lorsque l’ennemi progressait par voie de terre, la rumeur se répandait rapidement et permettait à beaucoup de s’échapper…
Pour à la fois contrer cette image noire et aller au-delà des imaginaires stéréotypés entourant le temps des Vikings, Anders Winroth fait le point sur un savoir fragmenté, marqué par des vides et des incertitudes, qui a pu catalyser le recouvrement d’une réalité difficile à cerner par un imaginaire puissant et souvent erroné.
Il utilise pour cela les résultats de fouilles archéologiques inédites, notamment dans les « tombes à navire », puisqu’on trouve dans les campagnes scandinaves des milliers de « navires de pierres » en forme de vaisseaux emmenant les morts dans l’Au-delà et que nombre de Scandinaves, non seulement des guerriers vikings mais aussi des paysans lambda, étaient inhumés « dans une sorte de bateau ou au moins accompagnés par un navire symbolique ».Mais Winroth s’intéresse tout particulièrement aux inscriptions runiques et aux strophes scaldiques, ces compositions élaborées dont les poètes islandais firent la renommée....
..On « recycle toujours les mêmes mythes, mais certaines de ces histoires les plus passionnantes sur les Vikings ne sont que rarement, voire jamais racontées ». Si tout n’est pas passionnant de bout en bout dans cet ouvrage, son grand mérite est de trancher les controverses sur les motifs qui ont poussé les Vikings, pendant trois siècles, à parcourir les mers et les fleuves pour piller, rançonner, coloniser et conquérir une géographie lointaine, allant des mondes arabes jusqu’au-delà du Groenland.
Représentation des Vikings datant du XIIe siècle : les Danois sur le point d'envahir l'Angleterre.
Winroth ne cherche pas ces raisons dans les explications mécaniques parfois avancées, allant du changement climatique à la pression démographique en passant par un prétendu « caractère guerrier » des peuples du Nord. Son explication est de nature sociopolitique. Comme le résume Alban Gautier : « Afin d’affermir un pouvoir foncièrement instable, les chefs scandinaves du haut Moyen Âge recrutaient des bandes armées qu’il leur fallait récompenser par des présents prestigieux ; en échange, les guerriers fidèles à leur chef se battraient pour lui. (…) L’explication principale du phénomène viking se trouverait donc à la croisée d’une stratégie politique, d’une pratique sociale et d’une éthique guerrière, toutes fondées sur le principe du don et du contre-don. »Winroth fait donc le pari que, pour comprendre les Vikings qui sont partis et que l’Europe a vu déferler sur ses terres, il faut d’abord connaître ceux qui sont restés et les sociétés auxquelles les guerriers étaient adossés. En effet, « les raids des Vikings avaient lieu à petite échelle, et étaient le plus souvent le fait d’hommes jeunes qui possédaient peu de propriétés foncières, voire aucune, et n’étaient généralement pas mariés ».
L’historien cherche donc moins à comprendre le « temps des Vikings » depuis le champ de bataille que depuis la « maison-halle » où le chef abreuvait ses hommes et les éblouissait par sa richesse et les produits exotiques qu’il avait pu ramener. « Tout commençait, explique-t-il, avec les grandes fêtes données dans les maisons-halles des chefs de guerre du Nord » qui constituent les plus grands bâtiments de l’Europe septentrionale au Moyen Âge.
Attaque viking, image de 1100, faite dans l'abbaye de Saint-Aubin.
Dans cette maison-halle, le chef prononçait des discours, parce qu’un « bon chef n’avait pas seulement besoin d’être généreux et victorieux à la guerre mais devait être éloquent et prononcer des paroles qui allaient droit au cœur ». Il s’agissait aussi d’un « espace sacré où le chef procédait à des rituels religieux ».
Le chapitre que Winroth consacre à la religion est l’un des plus intéressants de l’ouvrage. On y découvre ou redécouvre, même si les fouilles « ne nous apprennent pas grand-chose de la religion vécue », la complexité de l’imaginaire spirituel et mythologique des Vikings, notamment la lutte du dieu Thor avec le serpent de Midgard, qui se tenait enroulé autour du monde et était censé le maintenir en place. Le jour où il lâcherait, le monde se fragmenterait et disparaîtrait, dans le cadre d’une religion largement apocalyptique, où la fin du monde s’appelle le Ragnarök et consiste en un grand incendie après lequel un monde meilleur peut surgir.
On y voit aussi la façon dont le christianisme a, peu à peu, remplacé la vieille religion païenne en Scandinavie, parfois en se superposant à elle. Winroth prend ainsi l’exemple très parlant d’un moule en stéatite, trouvé dans le nord du Jutland au Danemark, qui donne une image de la manière dont le christianisme a lentement pénétré la culture scandinave sans immédiatement éliminer les anciennes religions. L’artisan qui possédait ce moule, pouvait en effet, au choix, couler « une croix chrétienne ou le marteau de Thor », voire les deux en même temps…
Cette conversion des mondes vikings au christianisme fut moins le fait de missionnaires« que des besoins et objectifs des chefs et rois scandinaves ». La religion chrétienne fut en effet utilisée comme un « outil de construction des communautés au sein de leur économie politique ».
C’est en effet au moment où les chefs vikings à l’onomastique devenue légendaire, d’Erik le Rouge à Harald à la dent bleue, sont remplacés par des rois scandinaves que la religion catholique s’impose vraiment. « L’Église joua un rôle de premier plan dans ce processus, fournissant son savoir-faire en matière d’éducation et d’administration, en plus d’une idéologie qui considérait que les rois régnaient, avec l’approbation de Dieu, depuis le sommet d’une hiérarchie bureaucratique. »
Avec cette transformation de la structure sociopolitique des territoires vikings en royaumes médiévaux, c’est toute la société scandinave qui se modifia, jusqu’à son expression poétique. Le vers scaldique était ainsi entièrement muet sur l’amour romantique, dont les idées ne se propagent dans la poésie scandinave qu’au XIIe siècle. « Dans ce domaine aussi, la Scandinavie rejoint progressivement l’Europe », conclut l’auteur. [Mediapart]
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