mardi 20 octobre 2020

Au nom de la "tolérance"

 Et de la perversion des valeurs.

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_________ "...Il y a ce moment que craignent tous les enseignants dès lors qu’ils s’aventurent en-dehors de leur maigre zone de confort, à l’occasion d’un repas de famille, d’un verre avec des inconnus : ce moment que votre métier, que bien souvent vous faites par passion, parce que vous avez une vocation, en est réduit à de vagues préjugés : pour les uns, vous êtes au mieux un fainéant, au pire un lâche, et il s’agit de vous situer sur le dégradé de la planque. D’autres vous disent, croyant vous faire plaisir, qu’ils ne pourraient pas faire votre travail quand ils apprennent que vous enseignez en banlieue, puis déroulent un chapelet de préjugés sur vos élèves, ou alors remettent en question le bien-fondé de vos séquences si patiemment préparées, pensant secrètement mais sans vous le dire que vous êtes un idiot. À ce moment, vous savez que la soirée est gâchée. Tout en vous mordant les joues, vous apprenez à ne plus réagir que lorsqu’on attaque vos élèves : pour vous-même, c’est peine perdue ; parfois obtient-on, à la rigueur, un petit : « toi, c’est différent », semblant de compromis qui permet de clore un débat qui n’a pas vraiment eu lieu. Le mépris, c’est l’ordinaire des enseignants. Et puis, le mépris, c’est visqueux, c’est contagieux. À la fin, tout le monde se sent en droit de vous faire la leçon.
À la vérité, je crois que si les enseignants ont cette habitude de se marier entre eux, c’est parce qu’on ne vous comprendra jamais plus exactement dès lors que vous avez commencé à faire cours. Ce qu’il se passe dans une salle de classe est si complexe, subtil, que tous ceux qui en parlent à votre place vous agacent. Devenir enseignant, c’est devenir incompris dans un monde qui croit savoir mieux que vous ce qui fait votre quotidien, et ce que vous devriez dire, faire, enseigner. Les uns vous reprochent vos vacances, d’autres votre lâcheté supposée, et d’autres encore la teneur de vos cours. Que s’imaginent-ils ? Qu’on entre dans la fonction publique comme dans un grand lit douillet et qu’il n’y a plus qu’à y faire ce qu’on veut ? Le plus souvent, c’est simplement agaçant ; parfois, quand d’aucuns se sentent en droit de s’offusquer, c’est une porte ouverte au pire. C’est aussi le début d’une tragédie.
J’ai lu depuis hier bien des horreurs à propos de l’assassinat atroce de Samuel Paty. J’ai lu par endroits d’odieux commentaires qui osaient lui reprocher d’avoir montré des caricatures de Mahomet en classe. Des larmes de rage me sont à nouveau montées aux yeux, venant ajouter plus d’horreur encore à l’horreur. L’accuser de cela, c’est ça le lit douillet ; il consiste à dire : le problème est réglé, puisqu’il venait de lui. Ces reproches sont des coups portés à sa mémoire, et à l’honneur aussi de ceux-là même qui les portent. Ils éclaboussent de honte ceux qui les tiennent.
Ils sont évidemment nombreux, les enseignants – et j’en suis – à aborder des sujets de société en classe. À l’occasion d’une remarque qui fuse, et qui nous pousse à interrompre le cours, parce qu’il faut faire un peu de ménage, parce qu’il y a des choses qui moisissent sous les crânes, des intolérances de tous bords qu’il faut pêcher dans les têtes pour les jeter au centre de la salle, et les voir se débattre et s’asphyxier, comme des poissons sur le pont d’un chalutier. Après un drame, aussi, quand les enseignants, parfois endeuillés eux-mêmes, doivent gérer une émotion qui les dépasse, mais qu’il n’y a qu’eux à la barre. Alors, pour un instant, ils deviennent des « héros », et on les pare d’attributs dont ils ne veulent pourtant pas, ils veulent surtout des classes moins chargées, et dont on parait aussi les soignants il y a quelques mois – ça ne coûte rien, des mots. Le mêmes qui n’avaient que du mépris pour le corps enseignant se rangent avec eux, et déguerpiront dès que l’actualité sera différente pour se ranger ailleurs, comme des pénibles lors des alarmes incendie.
Il faut parfois du courage, croyez-moi, pour tenir face à une classe qui déborde de questions, dont certaines sont de nature à vous heurter ; non pas que les élèves veuillent vous bousculer pour voir comment vous allez tomber, mais ils veulent parfois simplement éprouver un discours qu’ils avaient, le confronter au vôtre, celui de l’institution. Lorsqu’ils font ça, je me dis qu’on avance tous ; je préfère entendre des horreurs pour pouvoir ensuite en discuter qu’abandonner mes élèves à des discours d’intolérance. Il faut parler, de tout, d’absolument tout, dès lors que le besoin s’en fait sentir. Évidemment qu’il faut parler de la liberté d’expression. Évidemment qu’il ne faut pas avoir peur d’aborder un sujet, quel qu’il soit. Ou l’on crée des générations qui pensent que la Terre est plate, que l’évolution n’est pas scientifique, que tout brûle sauf le Coran, que quelque part on organise un « grand remplacement », que le génocide arménien n’a pas existé, et même que les sirènes, elles, existent. Figurez-vous que nos élèves ne sont pas les imbéciles qu’on croit parfois, qu’ils sont capables de débattre et de discuter, de se remettre en question, de réfléchir. S’interdire des sujets, c’est insulter leur intelligence, et oser les heurter, c’est une manière de respect.
La laïcité – mot que l’on trempe dans toutes les sauces – ne signifie pas, comme j’ai pu le lire, que la religion n’a pas sa place à l’école : elle l’a, au sein des programmes. Le monde contemporain ne serait pas ce qu’il est sans l’apport des monothéismes. On ne peut le comprendre sans comprendre les religions du Livre. Il faut toujours questionner la religion, et ça n’est pas un manque de respect que de le faire, ça n’est pas non plus une agression. Notre travail, c’est de donner aux élèves des rames pour avancer dans le monde que d’autres ont préparé – ou détruit, question de point de vue – pour eux, de les pousser à la réflexion. Je dis souvent à mes élèves qu’une idée, si forte soit-elle, si convaincu soit-on qu’elle est inattaquable, ne vaut rien tant qu’on n’a pas eu à la défendre par des arguments ; qu’il faut toujours chercher à l’attaquer par soi-même pour voir si elle tient debout, si elle a des failles, et qu’on en sort toujours gagnant, soit qu’on saura mieux défendre ce qu’on avait pensé sans savoir pourquoi, soit qu’on aura laissé tomber une pensée qui ne valait rien, ou qui ne nous allait pas. Un vrai débat ne fait que des gagnants, et tout ce qui est gagné autrement que par des arguments est en fait perdu.
L’esprit critique, c’est un cadeau que l’on fait à nos élèves. C’est un beau cadeau, peut-être la plus jolie chose qu’on puisse leur donner, parce qu’une fois qu’on l’a, on ne le perd pas de sitôt.
Il faut tenir bon et continuer de questionner le monde par tous les moyens ; il ne le faut pas par posture, pour faire les gros bras, mais il le faut parce qu’ils le méritent. Parce que nos élèves ne sont pas les hordes sauvages que nous décrivent les éditorialistes mais des êtres pensants, curieux, subtils, ambitieux aussi. Il faut toujours tout questionner. Samuel Paty avait indiscutablement raison de le faire.
Un homme hier parce qu’il croyait en l’intelligence et en l’esprit critique, a été décapité, en quittant son collège, par un lâche qui n’avait en manière d’argument qu’une lame. Comment en est-on arrivé là ? Je ne suis qu’enseignant, je n’en sais rien, je ne sais parler que de ce que je connais, pour le reste, je n’ai que des larmes. Je garde pour ailleurs ma colère et ma rage et mes cris étouffés. Pour demain, aussi, pour la place de la République qui peut-être en a assez de nos cris, et qui se demande pourquoi ils ne cessent pas, pourquoi on n’a pas réussi à faire en sorte qu’on puisse ne plus crier, ne plus pleurer. Je me le demande aussi, et la question me tourne dans la tête. Mais je ne suis qu’un enseignant, et nos épaules à tous sont lourdes ces temps-ci.
Aujourd’hui, je pense à mes élèves, et je regrette d’être en vacances ; j’aurais voulu être là pour eux lundi, pour faire ce qu’il faut faire de toutes les choses traumatisantes : en parler. Défaire les nœuds de la pensée, les aider à y voir plus clair, leur dire que les méchants, c’est pas eux. Ils vivront peut-être certains discours comme des attaques dans les jours à venir, parce qu’il est si facile d’écrire « musulman » sur une boîte et de mettre tout le monde dedans. Je pense aussi à cette petite fille, j’espère que ça ne vous choquera pas, dont on a jeté l’identité sur internet, et à la culpabilité qui va l’étreindre. Je pense aux élèves à qui les charognards de l’information ont tendu des micros pour abreuver leurs journaux. Je pense plus particulièrement aux élèves de Samuel Paty, je pense à eux maintenant et à eux plus tard, j’espère qu’ils seront entourés dans les jours à venir.
Et je pense avant tout à Samuel Paty et à tous ceux qui l’aimaient.
M. Paty, je ne vous connaissais pas, mais je vous pleure aujourd’hui. J’aurais voulu que tout le monde puisse recevoir l’esprit critique que vous vouliez offrir à vos élèves.
Moi, aujourd’hui, je n’ai que des larmes à vous offrir, à offrir à votre mémoire et à ceux qui vous connaissaient, et la promesse de ne pas vous oublier...." (Alexis Potschke)
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