lundi 7 février 2022

L' Hôpital va mal

Ce n'est plus un secret, mais le mal est aussi dans ses modes de fonctionnement

                                            Outre des coupes sombres, les fermetures de lits jusqu'en pleine crise pandémique, l'hôpital est devenu peu à peu malade d'un management devenu  toxique. Le neaw management, inspiré du New public management instauré par M.Cameron, dans le sillage du néolibéralisme tatcherien, où les activités publiques étaient sommés de prendre modèle sur les modèles de gestion l'industrielle. Le mimétisme ne se produisit pas sans effets pervers, une sorte de standardisation et souvent des formes de déshumanisation, l'efficacité à court terme et les gains obtenus devenant comme des priorités, imposant des stratégies à courte vue pour les malades et un stress permanent pour un personnel à qui on a fait perdre peu à peu de vue ses tâches prioritaires. La bureaucratisation, là est aussi le mal.

               Une réforme s'impose, avait-on fini pas reconnaître à mi-voix, faisant toute confiance aux directeurs d'hôpitaux, mais on ne voit rien venir, sauf quelques mesurettes et primes en tous genres. D'où l'impatience de certains spécialistes connus qui haussent le ton pour dénoncer les ravages de la "fonctionnarisation" des tâches hospitalières.                                                                                Comme  Bernard Granger, psychiatre à Paris, qui ne mâche pas ses mots :  ".... L’hôpital public est un terrain d’observation privilégié du phénomène bureaucratique. L’opium des directions hospitalières actuelles est « le projet ». Quand un directeur ne sait plus quoi vous répondre et cherche à se débarrasser de vous, il ordonne : « Écrivez-moi un projet ! » Tout est projet : projet médical, projet managérial, projet social, projet de soins, projet d’établissement, projet financier, projet de pôle, projet de département, projet de service, projet de chefferie de service, projet pédagogique, projet des représentants des usagers, etc. Aucun projet ne se réalise comme prévu, car c’est une littérature fictionnelle qui donne l’impression d’avoir été rédigée sous l’emprise de stupéfiants. Et que dire de ces rapports annuels d’activité, enquêtes administratives, rapports d’étapes, feuilles de route, plans stratégiques, boîtes à outils, états prévisionnels, plans locaux de santé, plans globaux de financement pluriannuels, stratégie nationale de santé, pilotage de la transformation (là où il faudrait plutôt une transformation du pilotage), retours d’expérience (RETEX, dans ce verbiage bourré de sigles et d’acronymes dont plus personne ne finit par connaître la signification) ? Qui s’intéresse à ces fadaises ? Qui lit ces documents destinés à une étagère empoussiérée puis à la déchèterie ?        Fait assez curieux, la bureaucratie assure sa domination non pas en exigeant des données fiables ou contrôlées, mais se satisfait de ce que chaque case soit remplie. L’expérience a montré que répondre n’importe quoi à ces inquisitions n’a aucune conséquence. C’est une découverte étonnante qui peut vous simplifier la vie. On peut même dire que le recueil de données est une entreprise aléatoire. L’acribie n’est pas la qualité première des fournisseurs de chiffres officiels.                                     _____Les membres de cette oppressante cléricature souffrent d’une étrange manie, liée à celle des indicateurs chiffrés : l’exigence de « reporting ». « Faire de la satisfaction d’indicateurs l’objectif d’un travail, non seulement détourne une partie de ce travail d’une action productive (un temps croissant étant consacré à renseigner ces indicateurs), mais le déconnecte des réalités du monde, auxquelles est substituée une image chiffrée construite dogmatiquement », écrit le juriste Alain Supiot. La demande de « reporting » porte sur la moindre action, le moindre geste, bientôt la moindre pensée, le moindre rêve. Le temps pris par le « reporting » finit par recouvrir le temps passé à agir. Comment les historiens feront-ils pour ne pas porter un regard sévère sur ces ténèbres ? Comment seront jugés à la fois ceux qui ont répandu et ceux qui ont accepté sans broncher cette barbarie ? Affirmons avec Sénèque qu’« il viendra un temps où notre ignorance de faits si évidents fera l’étonnement de la postérité ».    Les normes et procédures prennent le pas sur le savoir-faire. Dans un article paru en 2015 dans la « Revue de médecine interne » intitulé « Jugement pratique et burn-out des médecins », le professeur de médecine Jean-Christophe Weber, écrivait :

« La fréquence du syndrome d’épuisement professionnel chez les médecins devient un motif de préoccupation publique. Les causes profondes ne sont pas bien connues. Nous formons l’hypothèse que le ressort le plus puissant de la souffrance au travail des médecins est la remise en question de leur jugement pratique […] L’évolution de la médecine, et en particulier la multiplication des procédures, a une influence négative sur son apprentissage et son exercice. »

        En effet, la dérive technocratique éloigne de la pratique et de l’expérience. Ce phénomène observé dans tous les domaines, n’aura pas épargné la médecine, malgré la nécessité de s’adapter aux singularités de chaque malade. L’hôpital public a son agence technique spécialisée dans la gestion entrepreneuriale. Son nom, typiquement novlangue, Agence nationale d’Appui à la Performance (ANAP), est tout un programme, et ses recommandations une source inépuisable de stupéfaction.        Dans « les Employés ou la femme supérieure », paru en 1838, Balzac écrit déjà : « La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi. […] Les Bureaux se hâtèrent de se rendre indispensables en se substituant à l’action vivante par l’action écrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport. […] La France allait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieu d’agir. Il se faisait en France un million de rapports écrits par année ; aussi la bureaucratie régnait-elle ! […]Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si, de 1 500 à 1 800, la France n’avait rien pu faire sans trente mille commis. »     Balzac a vu la graine bureaucratique germer et en a immédiatement décelé les tares congénitales : la manie du rapport, la paralysie due à la centralisation et la ruine pour tout résultat. Pour compléter le tableau, ajoutons l’organisation incessante de réunions, ne serait-ce que pour fixer la date de la prochaine réunion. Le refus de participer à une réunion est vécu comme le dernier outrage par les bureaucrates. Balzac n’était pas le seul à avoir pressenti les ravages de la bureaucratie. Comme le rappelle le sociologue Michel Crozier : « Tocqueville a déjà démontré que cette administration omniprésente, qui s’occupe de tout et qui sait toujours mieux que les citoyens ce qui leur convient, étouffe leurs initiatives, diminue leur intérêt pour le bien public et engendre constamment par son agitation brouillonne les problèmes qu’elle devra finalement résoudre. […] Ne pouvant tout contrôler, elle s’acharne à développer des règlements, ajoutant la méfiance au contrôle et forçant tout le monde à l’irrégularité. »        La plus belle réussite de la bureaucratie, qui fait un tort considérable au monde hospitalier, est sans doute son aptitude à dilater le temps et à diluer les responsabilités. Ce qui dans la vraie vie prend une heure, prend dans la vie bureaucratique un trimestre, un semestre, une année. Pour justifier son existence et surtout ne pas laisser penser qu’il ne sert à rien, chaque échelon, et il s’en crée de nouveaux en permanence, caquette en réunions multiples, se divise en groupes et sous-groupes de travail, commissions et sous-commissions, pond des rapports et sous-rapports (« rapports d’étape »), met son grain de sel à tout propos, un grain de sable en réalité, contredit l’échelon inférieur, avant d’être contredit par l’échelon supérieur.        _______Plus d’un siècle après Balzac et Tocqueville, le philosophe Michel Henry a décrit ainsi la nature de l’administration : « L’incompétence du politique se laisse reconnaître à l’intérieur de chacun des organismes qu’il met en place et culmine dans l’administration. Le propre de celle-ci est, sous prétexte de défendre l’intérêt général, de substituer partout ses problèmes, ses méthodes, ses intérêts, bref sa finalité bureaucratique propre, aux finalités vivantes des entreprises individuelles vis-à-vis desquelles elle se comporte comme une contrainte extérieure et comme une force de mort. » Il souligne notamment la capacité de l’administration à organiser de façon autonome sa propre croissance, à la manière d’une tumeur maligne qui capte à son profit les ressources de l’organisme au sein duquel elle se développe.        La bureaucratie de papa, source d’aimables plaisanteries, s’est transformée en outil toxique avec l’ère des « managers » et le tournant gestionnaire des années 1980. Ce tournant a été étudié par de nombreux sociologues et psychologues du travail, comme en France Christophe Dejours et Yves Clot. Pour le premier, les acteurs de terrain ont été dépossédés de leur savoir et de la maîtrise de leur travail. Cette évolution s’est accompagnée de la perte des solidarités en raison de la généralisation de l’évaluation individuelle. Elle a généré une la souffrance éthique, car les agents sont tenus d’agir en contradiction avec les valeurs qui leur ont fait choisir un métier au service des autres.   Yves Clot oppose pour sa part le travail bien fait au travail empêché, le travail prescrit au travail réel. Il considère que proposer de « réparer » les conséquences psychiques des organisations de travail défaillantes par la « gestion » des risques psychosociaux est une aberration supplémentaire :  « Pour tout dire, je ne crois pas que ceux qui travaillent dans ce pays soient des sinistrés à secourir. La victimologie ambiante, quand elle devient une gestion de la plainte “par en haut”, n’est souvent qu’un faux pas qui accroît, par un choc en retour, la passivité des opérateurs. […] Le monde du travail qui vient est un hybride social : une sorte de néofordisme se met en place, monté sur coussin compassionnel. La pression productiviste se dote d’amortisseurs psychologiques. L’engagement dans une performance trop souvent “factice” se marie à l’accompagnement de l’échec mal vécu, comme s’il fallait, pour supporter l’insupportable, trouver en chacun des réserves personnelles encore sous-utilisées. Une certaine psychologie a, plus ou moins à son corps défendant, trouvé sa place dans l’organigramme. Mais la nouvelle orthopédie sociale qui la retourne la prive aussi d’une possibilité qu’elle pourrait pourtant saisir : se rapprocher des nœuds du travail réel pour, en situation, les défaire en association avec ceux qui, seuls, ont les moyens de le faire. »       La souffrance est devenue le quotidien pour un nombre élevé d’agents ou de victimes de l’administration, à tous les niveaux. Certains finissent par se suicider sur leur lieu de travail ou dans les locaux de l’administration qui les a poussés à bout. Le harcèlement moral est une technique managériale en vogue et le sadisme une des qualités premières pour monter dans la hiérarchie des bureaux. « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papiers de ministères », écrivait Kafka.     Dire que nous vivons une crise des politiques publiques est peu dire. Les décisions des dirigeants au cours de ces dernières décennies ont conduit à un échec financier et surtout moral de plus en plus visible. Les services publics sont dans un état désastreux. La souffrance y est déniée. Parler de harcèlement institutionnel n’est pas exagéré. Cette situation misérable est l’aboutissement de ce que le philosophe du droit et professeur au Collège de France Alain Supiot a appelé « la gouvernance par les nombres ». Il a magistralement analysé cette transformation dans un livre qui porte ce titre (Fayard, 2015). Il écrit:     « Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul, dont le dernier avatar – la révolution numérique – domine l’imaginaire contemporain. […] On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés. »    L’indicateur sature la langue managériale. On entend souvent politiques ou hauts fonctionnaires prononcer cette phrase appliquée à tous les domaines : « Il faudrait quelques indicateurs bien choisis, en petit nombre. » Derrière une apparence de bon sens, cette proposition de retenir quelques indicateurs « bien choisis » – on ne dit pas comment – cache une erreur conceptuelle désormais bien démontrée. La loi de Goodhart devrait pourtant être connue de nos élites : lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. Un indicateur manipulable transformé en objectif a immédiatement des effets pervers. Les exemples d’indicateurs pervertis ne manquent pas. Ce sont les flacons d’antiseptiques versés dans le lavabo dès que leur consommation a servi à évaluer le suivi des règles d’asepsie, ou le refus des malades difficiles par les chirurgiens cardiaques américains quand le taux de mortalité chez leurs opérés devait servir à les classer – indicateur rapidement abandonné. Et que dire de la proposition du président Sarkozy qui avait envisagé que le taux de mortalité de chaque hôpital soit affiché dans le hall d’entrée des établissements ?     Le management par objectifs et indicateurs doit être considéré comme maltraitant. On sait pourtant, grâce à Supiot là encore, que « cette pratique s’est répandue qu’il s’agisse de la bibliométrie pour le chercheur, de la création de valeur pour l’actionnaire ou de la réduction du déficit public au-dessous de la barre des 3 % du PIB pour les États. Le pullulement des “contrats d’objectifs” décourage l’inventaire : contrats de plan État-région, contrats d’objectifs et de moyens pour la formation professionnelle, plans climat-énergie territoriaux, contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens en santé, contrats d’objectifs des juridictions administratives, contrats pluriannuels d’établissement entre l’État et les universités, etc. » La recherche scientifique a été ravagée par l’instauration d’indicateurs. Elle s’est muée en recherche de publications dès lors que l’évaluation des chercheurs s’est résumée à un indicateur.                           Cet indicateur n’évalue pas la qualité des publications mais leur nombre, et, dans le cas des recherches biomédicales, se traduit en recettes supplémentaires pour l’établissement hospitalier auquel sont rattachés les chercheurs. Pour ces deux raisons, la perversion de cet indicateur tient du prodige. Ce mode d’évaluation incite à tricher. Les cas d’inconduite scientifique se multiplient : données embellies, données fabriquées, plagiats. Le système de points Sigaps (Système d’Interrogation, de Gestion, d’Analyse des Publications scientifiques) établi en France a fait l’objet d’une étude canadienne qui montre que dans les douze ans qui ont suivi l’instauration de cet indicateur, le nombre de publications par les centres hospitaliers et universitaires français a augmenté de 45 %. Selon la revue « Nature Index », qui a analysé le devenir de 5 millions d’articles scientifiques publiés entre 1980 et 1990, seuls deux sur 100 000 restent marquants plusieurs décennies après leur parution.     Les organismes de recherches, comme en France le CNRS, se rendant compte des effets pervers de ce mode d’évaluation, abandonnent progressivement les indicateurs bibliométriques. Au lieu de demander à un chercheur quel est son score Sigaps, on lui posera une question bien plus embarrassante : qu’avez-vous apporté à votre domaine de recherche, quelle énigme avez-vous résolue, quels sont les résultats marquants auxquels vous êtes parvenus ? Beaucoup seront bien en peine de répondre et les authentiques chercheurs sortiront du lot. Cette évaluation qualitative favorisera l’inventivité, l’originalité, et sera un bon remède à la graphorrhée actuelle.     Quel kit de survie utiliser en milieu bureaucratique ? L’humour reste une arme redoutable, le dédain aussi. Il faudrait se débarrasser des contraintes en y répondant de façon expéditive, sans prendre trop au sérieux les exigences superflues qui nous sont imposées chaque jour. Répondre n’importe quoi n’a aucune importance, du moment que l’on répond : feindre une allégeance donnera à l’administration le sentiment du devoir accompli et nous ménagera plus de temps pour le travail utile.    Surtout, il est grand temps de prendre un tournant antimanégérial en laissant les professionnels exprimer leurs qualités et leurs compétences. Respectons leur savoir, leur autonomie et leur solidarité. Proposons le retour à des organisations choisies, disant avec Guy Debord : « Nous ne pouvions rien attendre de ce que nous n’aurions pas modifié nous-mêmes."  _________________

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