jeudi 16 juin 2022

Le piège et la complicité

 Quand l'Etat n'est plus maître chez lui

   
          Et quand les multinationales exercent leur chantage à l'égard du pouvoir étatique.
    Elles ont trop souvent pris le pouvoir, dans des domaines stratégiques, avec la complicité ou le laisser faire des Etas eux-mêmes.
            "....   Depuis le lundi 6 juillet, la Commission européenne négocie la "modernisation" d’un obscur traité sur les énergies fossiles - le traité sur la charte de l'Energie -, hérité de la Guerre froide, qui permet à des entreprises d'attaquer des Etats en justice lorsque ces derniers s'en prennent à leurs intérêts.
     C’est dans la plus grande discrétion que se décide, une fois de plus, l’avenir de l’Europe. Depuis le lundi 6 juillet, la Commission européenne négocie la « modernisation » d’un obscur traité sur les énergies fossiles, qui permet à des entreprises d'attaquer des Etats en justice lorsque ces derniers s'en prennent à leurs intérêts.
      Le texte en question - le traité sur la charte de l’énergie - doit être modifié cette année pour répondre aux objectifs du Pacte Vert (« Green deal »), lancé à l’été dernier par la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen. Le but de ce dernier : la transition de l’Europe vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Le succès de cette négociation est loin d’être acquis. En juillet 2019, la Commission a certes obtenu un mandat du Conseil européen pour réécrire plusieurs articles du traité. Mais les Européens vont devoir s'attaquer à un texte réputé difficile, hérité de la fin de la Guerre froide.
      Le traité sur la charte de l’énergie, ou TCE, est un accord de commerce ratifié par une cinquantaine d’États et la plupart des membres de l’Union européenne. Depuis 1994, il définit un cadre pour l’exploitation, le transit, et la vente d’énergies fossiles. Un « accord archaïque » en matière d'écologie, enfoncent les députés européens Pascal Canfin (LREM), Pascal Durand (LREM) et Aurore Lalucq (Génération.s) dans une tribune publiée par Libération le 7 juillet, jugé « incompatible avec la réalisation des objectifs de l’accord de Paris sur le climat. »
       « Il faut se resituer dans le contexte de l’époque », détaille la chercheuse du GIEC, Yamina Saheb. « En 1991, l’Union soviétique s’effondre, les pays occidentaux cherchent un moyen de s’approvisionner en énergies fossiles à l’Est. Or, les anciennes Républiques soviétiques sont encore instables pour les investissements ». Les États européens proposent alors de créer un marché européen de l’énergie, incluant la Russie, pour mettre les investisseurs étrangers à l’abri du droit international. Le traité sur la charte de l'énergie est adopte à Lisbonne en décembre 1994. Son secrétariat s'installe à Bruxelles. Dans le même temps, les membres du traité décident de recourir à des tribunaux d’arbitrage privés pour régler leurs litiges. Et parmi ses nombreuses dispositions, le texte fixe certaines règles pour protéger les investisseurs à l'étranger. Avec son article 10, ses membres s’engagent ainsi à respecter des « conditions stables, équitables, favorables et transparentes » dans leur législation.
     Par cette disposition, le TCE donne le droit à n’importe quelle entreprise d’attaquer un pays qui modifierait sa législation dans le domaine de l’énergie. Les Etats membres devront désormais dédommager les entreprises dont les bénéfices seraient menacés par des décisions de nature politique, comme l’interdiction du forer du pétrole en pleine mer. Un véritable piège, pour l'Europe, qui ne va pas tarder à se refermer sur les Etats.
      En vingt ans, plus de 130 procédures ont été ouvertes auprès de tribunaux d’arbitrage privés contre des pays au nom de cette clause. « À l’origine, l’article visait surtout la protection des investissements contre les nationalisations arbitraires », explique l’organisation écologiste CNCD-11.11.11, basée à Bruxelles. « Elle est aujourd’hui invoquée pour remettre en cause des législations environnementales ou sociales pour des motifs d’expropriation indirecte et de pertes de profits », poursuit l’ONG.
       L’Espagne est le pays le plus attaqué, avec 48 procédures dirigées contre le royaume, dont une vingtaine seulement ont été résolues à l'heure actuelle. Les investisseurs lui reprochent une série de mesures prises dans le secteur des énergies renouvelables entre 2009 et 2019. Selon ces multinationales, l'Espagne aurait violé l'accord « en ne respectant pas le cadre dans lequel avait été fait les investissements à l'époque », nous explique l'un des avocats parisiens en charge du dossier. Un argument massue pour empêcher les Etats de toucher à leurs lois en matière de climat. Bilan de la douloureuse : ces dernières années, le pays a été prié de verser plus d'un milliard d’euros de dédommagements à des multinationales au nom du TCE.
     Aucun pays n'échappe à ces procédures, pas même la très sage Allemagne. Le 3 juillet, le ministère de l’Economie allemand a reconnu avoir négocié 4,2 milliards d’euros de compensations auprès de deux entreprises d'extraction de lignite, LEAG et RWE, pour s’éviter des poursuites en justice. Les industriels ont invoqué le préjudice qu’ils pourraient subir si l’Allemagne réalisait ses ambitions climatiques. Le 3 juillet, le parlement allemand a, en effet, adopté un projet de loi, qui prévoit la fermeture de toutes ses usines à charbon d’ici 2038.
    « SI NOUS NE MODIFIONS PAS CE TRAITÉ, LES ENTREPRISES CONTINUERONT DE FAIRE PRESSION SUR L’EUROPE ET D’EXERCER LEUR DROIT DE BLOCAGE FACE À DES MESURES ÉCOLOGIQUES, IL FAUT RÉVEILLER NOTRE PAYS FACE À CE CHANTAGE », INSISTE LA CHERCHEUSE YAMINA SAHEB, QUI FUT, PENDANT QUELQUES MOIS, SECRÉTAIRE DU TRAITÉ À BRUXELLES, AVANT DE QUITTER SON POSTE, PAR DÉCEPTION.
       Comme elle, plusieurs députés français ont émis l’idée de se retirer collectivement de l’accord avec les autres pays européens. La Russie et l'Italie ont déjà montré l'exemple, rappellent les députés qui signent une tribune dans Le Monde, le 8 juillet, réclamant la transparence sur les tractations menées à Bruxelles. « C’est précisément parce que ce débat se passe à huis clos que nous souhaitons le sortir de l’ombre », développe auprès de Marianne la député de la majorité, Marjolaine Meynier-Millefert (LREM), signataire du texte.
     Alors que le premier tour de négociations prend fin ce 9 juillet, un deuxième round de discussions a été prévu à l’automne. A ce jour, aucune date n’a encore été arrêtée pour proposer un nouveau texte. Le projet de « modernisation » du texte traîne déjà dans les cartons depuis plusieurs années. L’urgence écologique attendra..."
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