L'algorithme et le soignant.
Dérives. Les critiques fusaient depuis longtemps: par sa logique d'organisation à outrance, l'hôpital souffrait de désorganisation, perdait son âme, sa raison d'être, mettait le personnel en souffrance . Il ne s'en est pas encore relevé. La logique purement gestionnaire aboutissait à des impasses où le malade devenait une variable, dans un système sommé de faire des bénéfices. Ce qui coûtait in fine plus cher à l'Etat et démotivait les soignants les plus engagés. Une logique comptable devenue parfois ubuesque. On en voit encore certains résultats et les effets sur la démotivation des équipes soignantes. Pourtant, le Sénat finit par s'emparer de l'affaire et à dénoncer enfin l'abandon par l'Etat de ses responsabilités premières, laissant à des organismes privés le soin de rationaliser, dans divers domaines, afin de produire des économies substantielles, comme on voulait le penser, dans le pur esprit gestionnaire néolibéral, même si des officines se faisaient grassement rétribuer, pour des tâches qui parfois n'aboutissaient à rien de concret, tâches que l'administration semblait incapables d'assurer, pourtant formée pour cela. Le Premier Ministre a fini par reconnaître timidement ces démissions coupables, sans être suivi. On comprends mieux pourquoi.... ______"...Imaginez: vous parlez de vie. Il parle de coût. Vous parlez de gagner du temps pour votre patient. Il parle d’efficience. Vous parlez de problème d’organisation, de manque de soutien psychologique ou politique, de matériel vétuste. Il parle d’optimisation de la logistique hospitalière. Vous espérez pouvoir mieux soigner. Il voit des gros billets. Ouvrez les yeux, nous sommes en 2022. Vous savez qui compte les dépressions des collègues à bout de force et les traumatismes des patients dont les opérations ont été repoussées par manque de moyens dans le système de santé public. Une question simple, cruciale, puissante s’impose à votre esprit : Comment a-t-on pu en arriver là ? Décennie 90, première métastase, baptisée MEAH pour Mission nationale d’expertise et d’audit hospitaliers. Sur l’impulsion du gouvernement, celle-ci construit les conditions parfaites pour que les gros cabinets de conseil s’immisce dans le fonctionnement des hôpitaux. Ainsi débute le « phénomène tentaculaire« , tel que le décriront les sénateurs chargés d’une mission d’enquête sur les cabinets de conseil, qui mettra à terre l’un des systèmes de soins les plus avancées de l’histoire de l’humanité..." La consultocratie a imposé sa loi, jusque dans les blocs opératoires. Vous avez dit consulting? L'affaire continue à faire des remous. Une consultocratie abusive est en question, après un livre qui a fait du bruit sans contestation sur l'essentiel et un rapport du Sénat qui suscite l'émotion. Le recours croissant à des agences privées n'est pas nouveau, mais s'il a pris une ampleur sans précédent, même si des pays voisins font mieux que nous. Un nouveau boulet présidentiel dans cette période cruciale. Aucun domaine n'était épargné, depuis les questions de santé ou de défense. D'éducation aussi ou de retraites. Comme si les ministères n'avait plus de compétences, de vision à long terme, de sens de la responsabilité politique, du service public. Un vrai scandale aux yeux de beaucoup. On dira ce qu'on veut, les conseils prodigués n'étaient pas seulement "techniques", ils engageaient forcément une "vision", des orientations, même si les pouvoirs étaient seuls juges, en principe... Les dérives étaient inévitables. Une confiance mise à mal. Certains ont parlé de "suicide assisté". Des contrats flous et juteux. Cela s'aggrave quand on apprend les liens entre la présidence et certains responsables d'agence. ______ Le new public management est passé par là, dans le plus pur esprit néolibéral de M.Thatcher, de Blair ou de Cameron.
Nicolas Mathieu y va aussi de sa critique citoyenne: "... Le monde du consulting n’est pas un bloc : il compte des géants mais aussi des cabinets plus petits et vertueux, des consultants spécialisés en ingénierie politique et d’autres en sciences sociales. Les grands cabinets comme McKinsey sont passés progressivement du conseil en entreprises au conseil au secteur public. Sous couvert de produire une expertise neutre et quasi scientifique, ils orientent les politiques dans un sens qui n’est pas neutre du tout, qui vise à toujours plus de performance, en gros à produire plus pour moins cher. Un vrai bouleversement. C’est ça le «new public management», des logiques néolibérales appliquées en entreprise qui ont peu à peu gagné le secteur public. Par l’homogénéité de la formation des élites. Aujourd’hui, les élites du privé et du public sortent quasiment toutes du même moule : les grandes écoles, l’ENA, Sciences-Po… Avec souvent le primat de l’économie. Beaucoup ont fait un MBA aux Etats-Unis, cela a une influence. Et puis les politiques sont depuis des décennies face à un problème insoluble : les ressources diminuent et les dépenses augmentent. Ils ont cherché des solutions du côté de l’entreprise, pour faire aussi bien à moindre coût. Ils se sont convaincus aussi qu’ils devaient présenter des résultats aux citoyens, leur offrir en quelque sorte un retour sur investissement. Enfin, n’oublions pas la défiance des élites politiques vis-à-vis de l’administration. C’est trop lourd, trop lent, ça résiste. D’où cette culture de la task force.....c’est assez ancien. Au moment de la fusion des régions, sous François Hollande, on a vu des consultants arriver pour aider les organismes publics à fusionner. La fusion des régions, c’est typiquement cette logique managériale appliquée à la chose politique. En gros, on a un problème politique, alors on réorganise, comme on referait un organigramme. Cela dit, pour moi, 2017 est le point culminant de cette idéologie avec des politiques qui se sont mis à utiliser les mêmes mots que les consultants, par exemple «disruption». On avait connu la république des professeurs, celle des avocats. Avec En marche, c’est l’avènement de la république des managers. La mainmise de l’idéologie entrepreneuriale n’a jamais été si prégnante. Pendant des années, j’ai rédigé des procès-verbaux de réunion de comités d’entreprise. J’ai circulé dans de nombreuses boîtes privées et publiques et j’ai vu partout ces cabinets de conseil à l’œuvre, avec les mêmes slides, la même recherche de performance, le même vocabulaire fumeux....C’est un danger…parce que la démocratie, c’est tout sauf efficace. La démocratie c’est bavard, c’est lent, ça suppose des arbitrages, des recherches de compromis. De même, le service public, ça n’est pas rentable, c’est coûteux, mais ça tient une société. Cette idéologie-là, que les consultants concourent à diffuser, considère tout par le prisme des chiffres et recherche la performance. Or, il y a des domaines où ces logiques conduisent à un monde de cauchemar. Dans les Ehpad, si on commence à considérer les personnes âgées comme des unités dans des tableaux Excel, c’est l’horreur, on l’a vu avec le scandale Orpea. Dans l’éducation ou les hôpitaux, on ne peut pas appliquer cette logique de pure gestion. Encore une fois c’est une révolution idéologique : les règles de gestion se substituent à l’art de gouverner." ____________________
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