Encore pour longtemps...
Près de Lützenrath, d'énormes machines creusent sur de vastes étendues, pour une exploitation de charbon ou de lignite, qui semble ne devoir jamais s'arrêter. Les événements ukrainiens ne peuvent que relancer cette course dite nécessaire et provisoire. RWE a le soutien des banques, même françaises, pour assurer une "transition énergétique" qui dure...Cette transition énergétique à l'allemande risque de durer encore longtemps, toujours aussi problématique. Un retour en arrière inéluctable? Berlin paye le prix de ses choix passés, de ses atermoiements et de la dépendance russe sous Schröder. ____________ "....La transition énergétique allemande – « Energiewende » – est à la croisée des chemins. C’est l’avis d’experts issus d’horizons très différents et porteurs de visions également très différentes, que ce soit sur les mérites de la sortie du nucléaire ou le développement à marche forcée des énergies renouvelables, les deux piliers de la transition « à l’allemande ». De ce côté-ci du Rhin, on note ainsi la parution, fin août 2017, d’une analyse de France Stratégie intulée Transition énergétique allemande : la fin des ambitions. Cette note pointe les difficultés rencontrées par Berlin en termes de financement des renouvelables, d’avancées en matière d’efficacité énergétique, de réduction des consommations de charbon et des émissions de gaz à effet de serre. Le texte souligne enfin les déséquilibres imposés par les énergies renouvelables allemandes au réseau électrique européen. Outre-Rhin, Claudia Kemfert – économiste reconnue et très en faveur des fondamentaux de la politique énergétique allemande adoptée jusque-là – publiait, le 6 septembre 2017 dans Nature, un article remarqué dont la première phrase donne le ton : « On a fait dérailler le train qui devait conduire l’Allemagne vers un futur bas carbone. » Selon Claudia Kemfert, il s’agit de remettre ce train sur les rails, en relançant les renouvelables, l’efficacité énergétique et en augmentant substantiellement l’effort de recherche et développement pour la transition énergétique. L’experte insiste sur la nécessité d’accélérer la sortie du charbon, condition absolue pour que l’Allemagne puisse tenir ses engagements en matière de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre (tant au niveau européen que dans le cadre de l’Accord de Paris). Rien n’est donc acquis pour la transition allemande, encore plus dans le contexte actuel de redéfinition des alliances politiques à Berlin. La sortie du charbon et du lignite constitue bien l’épreuve cruciale pour la transition allemande. Il sera en effet impossible d’atteindre les objectifs climatiques sans une « régression charbonnière » rapide, à l’image de celle que la France a connue dans les années 1960, au moment du tout pétrole. La transition énergétique allemande s’inscrit dans la profondeur historique et politique du pays. Les années 1970-1980 sont celles de la contestation de la croissance et du mouvement antinucléaire, avec l’émergence du parti des Verts. Les années 1990 voient les premières politiques de développement des énergies renouvelables. En 1998, l’accession au pouvoir de la « coalition rouge-vert » marque, pour la première fois, l’inscription de l’objectif de sortie du nucléaire dans la politique énergétique. Au fil des coalitions politiques qui se succèdent au pouvoir, l’idée s’est transmise par contagion, des Verts au SPD, puis du SPD à la CDU. Après la catastrophe de Fukushima en 2011, ce mot d’ordre de la sortie du nucléaire est retenu par Angela Merkel. La date de 2022 pour la fermeture des dernières centrales est fixée. L’Energiewende se pense comme une fusée à trois étages : d’abord la sortie du nucléaire, puis le déploiement des énergies renouvelables, et enfin la régression du charbon et du lignite pour répondre aux impératifs climatiques. Aujourd’hui, seuls les deux premiers étages de la fusée ont été allumés. De fait, la sortie du nucléaire est en bonne voie, avec des changements massifs dans le « mix électrique » : depuis 2005, la production nucléaire est passée de 163 à 91 TWh, alors que celle des énergies renouvelables augmentait de 62 à 196 TWh. Les succès remportés en matière d’énergies renouvelables sont incontestables, puisque pris ensemble, éolien, solaire, biomasse et hydraulique représentent maintenant 30 % de la production d’électricité en Allemagne (contre un peu moins de 20 % pour la France en 2016). Ce résultat a été notamment obtenu grâce à une politique généreuse de prix garantis pour le rachat de la production renouvelable, financé par les consommateurs domestiques. C’est aussi le cas en France avec la Contribution au service public de l’électricité (CSPE). Mais en Allemagne, cette contribution est plus élevée et représente aujourd’hui près de 25 % du prix moyen de l’électricité, qui s’élève à 30 ct/kWh, soit le double du prix français. Vu de France, le plus extraordinaire est sans doute que, malgré ce prix élevé, la transition énergétique bénéficie d’un large soutien populaire ; plus de 90 % de la population la considèrent comme importante ou très importante, selon le laboratoire d’idées Agora. Cette adhésion s’explique d’une part par l’enracinement du sentiment antinucléaire dans de larges fractions de la société allemande, d’autre part par le fait que les énergies renouvelables sont avant tout perçues comme des énergies nationales. Il faut ici rappeler que les capacités renouvelables sont à 55 % la propriété de particuliers, notamment à travers un ensemble de coopératives citoyennes, beaucoup plus nombreuses qu’en France. Sur le front des émissions de CO2 du secteur énergétique, les résultats sont en revanche décevants. Après une réduction de 20 % dans la décennie de la réunification, les émissions ont encore baissé de 6 % au début des années 2000. Mais depuis, les émissions sont stables et l’objectif de réaliser -40 % d’émissions pour 2030 par rapport aux niveaux de 1990 semble compromis. Deux facteurs expliquent cette longue pause : les émissions des autres secteurs ont légèrement augmenté ; ensuite, bien que la production d’électricité renouvelable ait plus que compensé la baisse du nucléaire dans la production d’électricité, de nombreuses centrales à gaz ont été remplacées par des centrales au charbon ou au lignite. Or celles-ci émettent au moins deux fois plus de CO2 par kWh produit. En raison du faible coût de ses centrales à charbon, anciennes et amorties, l’Allemagne est devenue le premier exportateur européen d’électricité… et largement d’électricité-charbon ! Face aux 30 % des renouvelables, l’ensemble charbon et lignite représente encore 42 % de l’électricité produite. Mais la transition connaît d’autres difficultés, qui expliquent largement la révision des politiques entreprise à l’été 2016 par Sigmar Gabriel, alors ministre de l’Industrie et de l’Énergie.
Elles tiennent en particulier à la question des infrastructures de réseau : la poursuite de la montée des renouvelables suppose d’acheminer vers le Sud du pays, consommateur, la production future des grands parcs éoliens offshore de la mer du Nord. Or les décisions dans ce domaine se heurtent à de fortes oppositions et les équipements prennent du retard. Cela sans mentionner la situation difficile des plus grandes compagnies électriques, qui doivent assurer ces investissements, alors même que leurs marges sont laminées par la baisse des prix de gros sur le marché européen… Au mois de juin 2016, Die Welt titrait : « Tournant énergétique, le pire est encore devant nous ». La question se pose déjà concrètement et les contradictions apparaissent clairement dans le tableau de bord de la transition. Ainsi, la centrale de Jänschwalde, près de la frontière polonaise est, avec ses 3 000 MWe, l’une des plus grandes centrales d’Europe et aussi l’une des plus polluantes ; elle émet chaque année 26 MtCO2 (soit l’équivalent de 6,5 % de toutes les émissions énergétiques en France). Deux de ses six unités de production devraient être arrêtées en 2018-2019. Or cette centrale représente dans cette région 8 000 emplois directs et 9 000 emplois indirects ; les représentants des collectivités locales s’alarment de cette perspective. Dans le même temps et dans la même région, des villages entiers disparaissent du fait de l’extension des mines de lignite à ciel ouvert. Pour résoudre ces difficultés, le gouvernement allemand a pour l’instant décidé d’indemniser massivement les entreprises : jusqu’à 1,6 milliard d’euros pour la centrale de Jänschwalde, par exemple. Un plan en onze points, proposé par le laboratoire d’idées Agora, fournit les éléments pour des objectifs contraignants de sortie du charbon en 2040. Il combine une feuille de route pour la fermeture des centrales à charbon ; l’interdiction des nouvelles mines de lignite et la création d’un fonds d’adaptation structurel pour la fermeture des mines existantes ; enfin, un volet économique et industriel pour limiter les impacts sur l’industrie allemande de la sortie du charbon. Mais c’est autour de cette question de la compétitivité industrielle que réside sans doute le talon d’Achille du modèle allemand de transition énergétique. _________Jusqu’à aujourd’hui, les coûts ont été essentiellement supportés par les ménages, alors même que l’industrie était exonérée des surcoûts liés aux renouvelables. Les grandes industries ont même pu profiter de la baisse des prix de gros sur le marché européen. Si, par son impact sur le budget de l’État ou par un renchérissement général des prix de l’électricité, la sortie du charbon devait remettre en cause la compétitivité industrielle, alors cela affecterait le cœur du modèle économique allemand. Et les conséquences politiques pourraient en être dévastatrices...." [Patrick Criqui]____________________
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