vendredi 2 juin 2023

"Informer" en continu ou comprendre?

La question  des chaînes d'information en continu.

                Ce n'est pas une question anodine ou marginale. L'information, issue des meilleures sources, constitue un élément fort de notre rapport au monde, de notre citoyenneté, de notre liberté. La télévision peut y contribuer en théorie. Mais telle qu'elle fonctionne, joue-t-elle vraiment ce rôle, surtout telle qu'elle est devenue, dans le contexte marchand d'aujourd'hui et le cadre d'une concurrence sans frein?                        Il n'est pas question de savoir si nous étions mieux informés hier, mais de voir si la surabondance des chaînes actuelles est un gain ou un frein à l'ouverture de l'esprit sur le monde. Certains ont appelé ce phénomène récent: un système d'information "low cost". Mais est-ce encore vraiment de l'"information" au moins pour certaines d'entre elles, surtout soucieuse d'audience, de divertissements, de surenchères, de pressions publicitaires. Surtout celles qui jouent un jeu douteux, nettement orientées, comme Fox news, semant la confusion dans les esprits. Il serait temps de jeter un oeil critique sur l'apparente facilité de compréhension que semble donner la présentations des faits livrés à jet continu. C'est souvent édifiant. De plus, le petit écran est rarement le meilleur moyen de se forger une opinion fondée et nuancée. Les conditions de la production de l'info à flux tendu n'est pas le meilleur moyen pour construire une information sourcée, fondée et critique         


                                                                                                                                                                Comme l'analyse Pierre Rimbert,  ".....
En juin 1973, les trois chaînes de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) proposent à leurs usagers une information résolument discontinue : trois journaux quotidiens, à 13 heures et 20 heures puis un peu avant 23 heures, ce dernier précédant bien souvent l’extinction des feux cathodiques. L’actualité se décline également en magazines, comme « La France défigurée » sur la première chaîne, consacré à la dégradation des paysages par des constructions hideuses, « Les dossiers de l’écran » sur la deuxième, précurseur de la formule film-débat, ou encore « Magazine 52 » avec son enquête journalistique hebdomadaire. Au total, un peu moins de soixante-quinze heures d’information nationale auxquelles s’ajoutent une petite dizaine d’heures en moyenne de magazines régionaux . Corseté par la tutelle politique, l’audiovisuel « suit l’actualité » tandis que la presse écrite la met en perspective et l’analyse.                                                          Cinquante ans plus tard, la libéralisation du secteur a détruit le monopole public, et la télévision numérique terrestre propose gratuitement trente chaînes nationales. Cinq produisent de l’information en continu (LCI, CNews, BFM TV, France 24, Franceinfo). Et diffusent à elles seules plus d’actualités chaque jour que l’ORTF en un mois. L’information bat au rythme de la seconde. De la création de Cable News Network (CNN) en 1980 à l’ère des smartphones et des réseaux sociaux, le « temps réel » s’est non seulement accéléré mais rapproché des usagers : plus besoin de se poster devant un téléviseur, il se niche dans la poche.                                                             Est-on pour autant mieux informé Écrans divisés, bavardages d’experts et joutes d’invités politiques, simulacres de débat, directs sans contexte, faits divers crapoteux érigés au rang de déflagrations cosmiques, injonctions à réagir à chaud, saucissonnages des petites phrases postées sur les réseaux sociaux et reprises en bandeau des commentaires qu’elles suscitent : le modèle à bas coûts de ce genre audiovisuel a été maintes fois détaillé. Deux nuisances principales en découlent : l’information en continu produit et cadre l’actualité plus qu’elle n’en rend compte ; elle n’informe pas, mais sature l’audience d’un brouillard d’images et de paroles.                                             Des attentats de 2015 en France à la guerre en Ukraine en passant par la crise sanitaire de 2020, LCI, i-Télé (devenue CNews) puis BFM TV ont accru leur audience et consolidé leur influence. Succombant au délicieux supplice des émissions de plateau, dirigeants politiques, scientifiques, militaires mis en demeure de dire ce que la plupart du temps ils ignorent, puis de surenchérir aux commentaires de leurs homologues, se soumettent sans résistance aux sommations journalistiques. Avec les images du « direct » en toile de fond, une micro-société non élue de décideurs et d’experts qui travaillent plus leur maquillage que leurs dossiers tranche sur les sanctions à prendre contre la Russie, exige plus de fermeté dans les consignes sanitaires, condamne les « violences » des manifestants. Et, ce faisant, délimite les sujets dignes d’attention et ceux condamnés au néant. L’Ukraine : oui. Le Yémen : non. Du 10 au 27 février dernier, l’accident de voiture de l’humoriste français Pierre Palmade a été presque dix fois plus cité sur BFM TV que le séisme simultané en Turquie (56 000 morts, 105 000 blessés) et deux fois plus que la réforme des retraites. Certes tous les médias sélectionnent et produisent « ce qui fait l’actualité », mais CNews, BFM TV et consorts pèsent d’un poids particulier en conjoncture de crise, où chacun guette les dernières nouvelles et brûle de « voir » ce qui se passe.                                      Voir, peut-être — mais comprendre ? Les ravages qu’opèrent ces chaînes sur la vie publique tiennent au principe même qui les constitue : le temps réel y règne en maître alors qu’aucune institution humaine ne pulse à ce rythme continu. Session parlementaire, mobilisations sociales, conflit armé, vie politique, scolaire, personnelle ou professionnelle, font alterner action et réflexion, travail et repos, effort et préparation, offensive et accalmie, sans oublier le rêve et l’évasion. Les médias ont imposé au monde leur horloge. Le jet continu de faits, d’images et de mots noie l’usager sous un déluge de données. Pour s’informer, il faut bloquer un peu la trotteuse, échanger, lire, mettre en perspective : on s’arrête, on réfléchit.                                                               Même les journalistes n’ont pas ce loisir. Réduits à effectuer des tâches robotisables de collecte, ils incarnent cette figure de l’aliénation décrite dans ces colonnes par l’un des plus grands reporters du XXe siècle, Ryszard Kapuściński : « Au Mexique, un de mes amis travaillait pour les chaînes de télévision américaines. Je l’ai rencontré en pleine rue ; il était en train de filmer des affrontements entre les étudiants et la police. “Qu’est-ce qui se passe, John ?”, lui demandai-je. “Je n’en ai pas la moindre idée”, me répondit-il sans cesser de filmer. “Je ne fais qu’enregistrer, je me contente de saisir les images ; ensuite je les envoie à la chaîne, qui fait ce qu’elle veut de ce matériel”.  »                                                                                                                                           Au fond, tout concourait à ce que le pluralisme audiovisuel de marché aboutisse à une censure par saturation, comme il y eut une censure par privation. Dès 1962, le sociologue américain Bertram Gross s’inquiète de la surcharge d’information (information overload) qui embrume le cerveau des manageurs : l’excès de données entrave la décision. Quelques années plus tard, alors que les chaînes de télévision se multiplient aux États-Unis, le consultant Alvin Toffler décrit dans Le Choc du futur (1970) une population américaine gavée de nouvelles dont l’empilement angoisse et ne fait plus sens. Dans les années 1990, l’essayiste américain David Shenk parlera d’« infobésité » en comparant régime alimentaire et régime informationnel : « De même que le gras a remplacé la famine comme première préoccupation alimentaire du pays, la surcharge d’information a remplacé la pénurie d’actualité comme problème majeur tant en termes psychologiques, sociaux que politiques .  » La numérisation et le foisonnement des canaux de communication dans les années 2000 ont popularisé l’idée d’une guerre pour capter l’attention — devenue la ressource rare — orchestrée par les industriels de la Silicon Valley. Notes parlementaires officielles, conseils en gestion des entreprises et développement personnel : l’engorgement des cerveaux saturés de données préoccupe chacun (6). Sauf dans un domaine, celui du journalisme.                                                                                                                                        Alors que maints travaux ont exposé le caractère structurel de la surproduction d’information sans qualité — 64 % des articles journalistiques publiés en ligne proviennent de copiés-collés d’autres sites, un phénomène imputable à la concurrence  —, les marchands de matières grasses journalistiques se défaussent sur la responsabilité individuelle des consommateurs. « Les gens l’oublient quand ils râlent : si vous n’aimez pas ce que vous regardez, zappez ! », chapitrait un chroniqueur de France Inter à propos du traitement médiatique de l’affaire Pierre Palmade (21 février 2023). Mais, face à la croissance illimitée de l’information en continu, l’ajustement des comportements individuels ne suffit pas : il faut juguler l’offre. Comment ?       Subitement préoccupée par les manquements au pluralisme des chaînes contrôlées par le milliardaire ultraconservateur Vincent Bolloré, la ministre de la culture et de la communication Rima Abdul-Malak fait planer la menace d’une non-reconduction de l’autorisation de diffusion de CNews et C8. Plusieurs parlementaires de gauche la soutiennent. Partielle et partiale, la mesure serait utilement complétée par une proposition à plus large spectre : pour contenir les ravages du cirque cathodique en temps réel sur la vie politique, les candidats à la prochaine élection présidentielle pourraient s’accorder sur l’interdiction pure et simple des chaînes d’information en continu, à l’exception d’un canal public d’intérêt général.                                                 Impensable dans les années 1990 et 2000 quand la fable du pluralisme audiovisuel faisait encore illusion, l’interdiction des médias au nom de la démocratie ne pose apparemment plus de problème puisque le Conseil de l’Union européenne l’a décrétée en février 2022 pour les chaînes russes RT et Sputnik. Il incomberait alors à la chaîne résiduelle d’information en continu non plus de mettre en scène et de coproduire la politique, mais d’en rendre compte en suivant son rythme à elle, comme le font parfois La Chaîne parlementaire - Assemblée nationale ou, aux États-Unis, le réseau Cable-Satellite Public Affairs Network (C-SPAN). Diffusion des sessions et commissions d’enquêtes parlementaires, discours des représentants politiques, associatifs et syndicaux, présence dans les réunions publiques et au sein des mouvements sociaux. Une telle chaîne serait en outre tenue d’appliquer le « principe d’impartialité » (fairness doctrine). Cette règle en vigueur aux États-Unis de 1949 à 1987 obligeait les diffuseurs à relayer les différents points de vue — même les plus minoritaires et les plus contestés — sur les questions d’intérêt général propres à susciter des controverses (9). Un pari sur l’intelligence des populations 
; un pas vers une écologie de l’information." ( Merci au Monde Diplo__ Souligné par moi_)         ____________________________

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire