Les tensions ne faiblissent pas
[Une assez bonne synthèse des enjeux de fond dans le contexte actuel, par G.Lenoir]
"......Le secteur de la high-tech israélien a voulu marquer le coup : il a acheté des publicités couvrant toute la surface de la « une » de quatre quotidiens israéliens. Avec une seule image : une feuille entièrement noire, et une petite ligne : « Jour noir pour la démocratie ». La Knesset – le Parlement – a voté lundi 23 juillet dans l’après-midi le premier volet de la révision judiciaire voulue par la coalition au pouvoir dirigée par Benyamin Nétanyahou. La clause de « raisonnabilité », qui permettait à la Cour suprême de casser les décisions du gouvernement, les nominations ou le renvoi de haut·es fonctionnaires, n’existe plus. Dans un pays sans Constitution, c’est un renforcement spectaculaire du pouvoir exécutif et un affaiblissement considérable de la possibilité de le contrôler. L’enjeu est tel qu’il fait bouillonner l’État hébreu : le 22 juillet était le 29e samedi de contestation et de manifestations contre ce projet. Jusqu’au bout, les opposant·es ont voulu croire à une reprise des discussions entre le gouvernement de Benyamin Nétanyahou et l’opposition, interrompues en juin, et à la recherche d’un compromis. Mais ni le premier ministre ni le Parlement n’ont faibli. Les immenses cortèges dans les rues du pays et jusque sur la route Tel-Aviv–Jérusalem, les journées proclamées de « résistance », les appels de pans entiers de la société israélienne, les marées de drapeaux bleu et blanc, et les dizaines de milliers de protestataires devant le bâtiment de la Knesset le 24 juillet au matin ont fait monter la tension mais n’ont pas fait céder l’exécutif. Benyamin Nétanyahou a même poussé la communication politique jusqu’à se présenter devant les député·es directement au sortir de l’hôpital, avec un pacemaker tout juste posé. Sur le mode insubmersible.
__ La Chambre a donc confirmé son vote de première lecture : 64 pour sur 120 et 0 contre, car les 54 député·es de l’opposition avaient quitté la salle. « C’est un grand pas vers un régime illibéral comme ceux de la Pologne ou de la Hongrie, constate Menachem Klein, professeur honoraire à l’université de Bar-Ilan et ancien négociateur israélien sur la question de Jérusalem. Le régime qui gouverne Israël vient de changer de façon fondamentale. Le premier ministre a désormais un poids inédit. » Paradoxalement, il reviendra à la Cour suprême, saisie par des groupes d’opposition, de se prononcer sur la conformité de cette législation avec la loi fondamentale. « Il n’est pas certain du tout que la Cour suprême la retoque, reprend l’ancien professeur de sciences politiques. Une majorité des juges sont des conservateurs, et la Cour a une attitude très formaliste. Elle n’ira sans doute pas au conflit ouvert avec l’exécutif. » Les opposant·es continuent en tout cas à donner de la voix et à occuper carrefours et routes stratégiques. La police montée est intervenue après le vote à la Knesset. Elle a fait donner également les canons à eau, projetant un liquide pestilentiel – coutume réservée habituellement aux Palestiniens. L’abrogation de la clause de « raisonnabilité » n’est que la première pierre d’un édifice législatif qui vise à modifier profondément l’équilibre des pouvoirs en faveur de l’exécutif et en faveur de la faction la plus religieuse du pays. Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité nationale, chef du parti d’extrême droite Puissance juive, petite formation indispensable à la coalition gouvernementale, a déclaré à l’issue du vote : « Ce n’est que le début. » Cet adepte du mouvement kahaniste suprémaciste juif, raciste et homophobe, habitant la colonie ultra de Kyriat Arba, en bordure d’Hébron, a ajouté : « Pour un État plus juif et plus démocratique, nous devons faire passer le reste de la réforme, et en premier lieu modifier le comité de désignation des juges et les pouvoirs des procureurs. » Les opposant·es voient dans ce projet un coup d’État. Au fil des semaines, depuis la présentation de cette réforme le 4 janvier 2023, leurs rangs n’ont cessé de s’étoffer, en nombre et en intensité. Ceux et celles qui font le plus réagir en Israël, et qui inquiètent le plus, sont les réservistes, réunis dans le mouvement « Frères et sœurs d’armes ». Plus de 10 000 affirment aujourd’hui qu’ils cessent de se porter volontaires. Or ces hommes et ces femmes sont indispensables au fonctionnement de l’armée : ils et elles représentent 90 % des pilotes, tiennent des postes dans les services de renseignement, gèrent les outils technologiques les plus pointus. Cette division au sein de l’institution militaire est inédite. Les « refuzniks » qui refusent de servir dans les territoires palestiniens occupés et, parfois, font de la prison, représentent une frange infime des soldat·es et se recrutent dans les rangs de l’extrême gauche la plus radicale. Le mouvement « Frères et sœurs d’armes » d’aujourd’hui, lui, fracasse un des principaux mythes israéliens : « L’armée est une vache sacrée en Israël, elle est identifiée à la nation même, constate Menachem Klein. Si vous ne faites pas votre service militaire, vous n’êtes plus un vrai Israélien. Ce totem est en train d’être remis en cause. » Préparation militaire au lycée, service de 32 mois, pour les hommes, et de 24 mois pour les femmes, période de réserve, présence de gradé·es à tous les échelons de la vie politique et économique : l’institution est omniprésente. Le mouvement des réservistes a tellement secoué l’État hébreu qu’il a fait reculer Benyamin Nétanyahou en mars dernier, déjà à propos de la refonte des pouvoirs de la Cour suprême, et l’a poussé à ouvrir une concertation avec l’opposition – qu’il a close en juin. Cette fois-ci, la menace n’a pas fonctionné. Menachem Klein voit malgré tout dans le mouvement actuel les prémices d’un affaiblissement de l’emprise de la sécurité et du militaire sur la société israélienne." Ce sont toutes les contradictions d’Israël, sociales et ethniques, qui explosent." (Eyal Sivan, cinéaste) Division de l’armée, division de la société. Deux camps se font face, qui se réclament tous deux de la défense de la démocratie. Seulement, les définitions ne sont pas les mêmes. Côté coalition gouvernementale, c’est le caractère juif qui prime. Benyamin Nétanyahou est celui qui a fait passer, en juillet 2018, la loi sur Israël « État-nation du peuple juif », réservant l’autodétermination aux seuls Juifs et Juives, et cantonnant de jure les Palestiniennes et Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne, soit 20 % du pays dans ses frontières de 1967, à un statut de citoyennes et citoyens de seconde zone. Ses alliés de l’extrême droite fondamentaliste et ultranationaliste, Puissance juive d’Itamar Ben-Gvir et le parti sioniste religieux de Bezalel Smotrich, veulent affirmer la suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain, accélérer encore la colonisation de la Cisjordanie et l’annexer. Côté opposant·es, plutôt qu’une révolution, on plaide pour le statu quo. « C’est la classe moyenne ashkénaze qui défile, constate Eyal Sivan, cinéaste et documentariste, auteur de plusieurs films sur les mythes israéliens. Celle qui a le pouvoir depuis la création d’Israël et qui ne veut pas le perdre au profit des Juifs orientaux et des religieux. Ce sont toutes les contradictions d’Israël, sociales et ethniques, qui explosent. » Menachem Klein parle même d’une « guerre civile » sans bain de sang. Laïques contre religieux, Juifs ashkénazes d’origine européenne contre Juifs mizrahim d’origine arabe. « C’est une lutte pour la nature de l’identité du pays et le contrôle de l’État », affirme-t-il. Sylvain Cypel, contributeur du site OrientXXI, nuance le clivage entre Juifs européens et orientaux, mais confirme la division sur la nature de l’État : « La population qui soutient Nétanyahou a une conception identitaire et ethnique de l’État. Pour elle, l’ethnicité est supérieure à la citoyenneté. » « Mais il ne s’agit pas de défendre la démocratie. Car il ne peut pas y avoir démocratie si l’occupation continue. Or les réservistes ne remettent absolument pas en cause la guerre coloniale !, s’étrangle Eyal Sivan. Ces pilotes n’ont pas refusé d’aller bombarder Gaza. “Frères et sœurs d’armes” a félicité les soldats qui ont écrasé Jénine [l’opération militaire menée du 3 au 5 juillet au cours de laquelle 12 palestiniens ont été tués – ndlr]. Benny Gantz, présenté comme le chantre de l’opposition à Nétanyahou, est le général qui promettait de “ramener Gaza à l’âge de pierre” en 2014 ! » Orly Noi, militante féministe et présidente de l’organisation de défense des droits humains Btselem, écrit de son côté : « Ceux qui souhaitent lutter pour une véritable démocratie doivent abandonner le narcissisme juif-israélien qui nous empêche d’ouvrir les yeux sur les endroits où Israël piétine non seulement l’idée de démocratie, mais l’idée même de ce que signifie être humain, et commencer notre lutte à partir de là. » L’occupation n’est présente qu’en marge, sur quelques banderoles minoritaires, clamant « Les colonies déchirent Israël » et « Nous ne tuerons pas et nous ne mourrons pas pour les colonies ». Elle n’est pas étrangère, pourtant, au mouvement des réservistes, en particulier des pilotes. « Si Israël n’est plus perçu comme une démocratie libérale, les pilotes d’avions de chasse, qui sont souvent réservistes et donc aussi pilotes commerciaux, risquent de se retrouver un jour arrêtés à l’étranger pour crimes de guerre », analyse Sylvain Cypel. Dans cette bataille qui interroge jusqu’aux démocrates américains, il y a de grands absents : les Palestiniens et Palestiniennes possédant la citoyenneté israélienne, soit 20 % de la population de l’État hébreu. Aucune association, aucun parti politique les représentant ne participe au mouvement de protestation. La défense des prérogatives de la Cour suprême ? Jamais, rappellent-ils, elle n’a remis en cause une détention administrative, peine sans procès ni jugement, infligée couramment aux Palestiniens. Jamais elle n’a condamné le refus de remettre les corps des Palestiniens tués à leurs familles. « C’est un instrument de notre oppression, s’insurge Majd Kayyal, écrivain, Palestinien de Haïfa. Toute cette histoire est un conflit entre deux groupes pour dominer l’État qui vole nos terres et nous réprime, qui fait le siège de Gaza depuis 15 ans, qui tue des femmes, des hommes et des enfants. » La politique coloniale n’est guère remise en cause par les protestataires, qui s’offusquent surtout du passage en force du gouvernement Nétanyahou et de l’abandon de la recherche d’un consensus ou d’un compromis. Le premier ministre ne s’y est pas trompé. Il a, quelques heures après le vote de la Knesset, tenté de calmer le jeu en proposant la reprise des discussions avec son opposition pour la suite des réformes. En espérant, très probablement, que la pause estivale démobilise ses détracteurs et détractrices." [Gwenaelle Lenoir _____Souligné par moi___ Merci à Médiapart ]
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