Courage et désillusions.
Du jamais vu. L'épisode tragique que vit Israël ne cesse d'inquiéter. Pas seulement nombre d'Israëliens eux -mêmes. Les fractures internes générées par la politique obstinée de Netanyahou se durcissent de jour en jour. La majorité du pays est désemparée. La situation chaotique est la conséquence d'un cynisme et d'une cécité sans pareils. Parmi les citoyens les plus éclairés, beaucoup songent à quitter le pays, craignant une dégradation encore plus grande. Une partie de l'armée entre en résistance. Certains évoquent même le risque de guerre civile. Les tensions anciennes et sous-jacentes remontent dangereusement en surface. Quand on suis l'actualité en cours du côté de Jérusalem ou de Tel Avis, on est souvent pris de stupeur et d'incrédulité. Comment le pays est-il arrivé ce stade de crise et d'affrontements? Une tragique impasse. L'historien juif Marius Schattner avait depuis un moment analysé les divisons latentes profondes du pays. Dans les chancelleries, on regarde souvent ailleurs, ne voulant pas être taxé d'antisémitisme, tant le tabou est puissant et la confusion entretenue.
Certains Israëliens en vue prennent le risque de dénoncer publiquement cette dérive mortifère qui compromet l'avenir du pays et certains idéaux fondateurs. Comme l'auteur du film A l'ouest du Jourdain, Amos Gitaï, s'exprimant dans les colonnes de Paris Match, oscillant entre colère et espoir: " ...Nous vivons aujourd’hui une période de rage. La révolte impressionnante de pans entiers de la société israélienne. Médecins et scientifiques, artistes et soldats, milieux d’affaires, féministes, LGBTQ, opposants à l’occupation de la Cisjordanie, défenseurs des droits de l’homme… Un mouvement comme il ne s’en était jamais produit en Israël fait converger des centaines de milliers de personnes. L’événement est historique. Tous ces gens répondent à un formidable appel à se réveiller pour tenter d’empêcher la glissade du pays vers un régime autocratique et dictatorial. Dans les secteurs créatifs, l’économie, les arts, l’exode des talents a déjà commencé. Le pays pourrait perdre ses éléments les plus modernes...... L'assassinat d'Itzhak Rabin par un militant juif d'extrême-droite le 4 novembre 1995 a mis fin à l'espoir d'un Moyen-Orient apaisé, riche et prospère. Les accords d'Oslo venaient d'être signés avec Yasser Arafat scellant une "reconnaissance réciproque" des deux peuples, sous l'égide de Bill Clinton. On se souvient tous du choc provoqué par sa mort mais on a oublié ce que cet ancien militaire était en train de construire envers et contre tous, piloté par le seul désir de paix, lui qui connaissait les horreurs de la guerre (1948, 1967), les rancoeurs entre les deux peuples, les tabous de part et d'autre. En stratège lucide, il savait les concessions à faire, il voyait la violence de ses opposants (Netanyahu en tête) qui le traitaient de traître, de SS, piétinaient ses portraits, l'empêchaient de parler à la Knesset... Imperturbable, il avançait, riche d'une confiance qu'il avait commencé à tisser avec l'aile modérée, majoritaire des Palestiniens. Clairvoyant sur tout, sur les colons, comme sur les expropriations, sur le Hamas, son jihad islamique. Il lui restait une tâche immense à accomplir, à cet homme sûr de lui qui ne portait jamais de gilet pare-balles.... Ce mouvement de révolte citoyenne, qui dure depuis plus de six mois dans le pays tout entier, mérite réflexion. Semaine après semaine, ils se sont réunis pour bloquer les autoroutes, les carrefours, manifester sur les places. Le pouvoir prend le risque de briser le pays en mille morceaux, dans le seul but de satisfaire les désirs de ses alliés ultranationalistes, racistes et ultraorthodoxes réactionnaires, les pires composantes de la société israélienne, quitte à marginaliser les secteurs les plus productifs. La stratégie de Benyamin Netanyahou est de créer le chaos. Mais cette fois il est dépassé par un chaos beaucoup plus grand qu’il ne l’avait escompté et qui a si bien réussi qu’il échappe à son contrôle. Car il ne peut pas contrôler le président américain Joe Biden. Il ne peut pas contrôler les Émirats arabes unis qui annulent sa visite. Il ne peut pas contrôler les 10 % de médecins qui annoncent leur intention de quitter le pays, ni les jeunes docteurs qui ont terminé leurs études à l’étranger et qui ne rentreront pas. Il ne contrôle pas un millier de pilotes qui ont fait savoir qu’ils ne voleraient pas et ne risqueraient pas leur vie pour un dictateur. Ni un ancien chef du Mossad qui compare certains membres du gouvernement Netanyahou au Ku Klux Klan. Ni les universitaires et les historiens qui rappellent comment, il y a près de deux mille ans, Jérusalem tomba et fut détruite par les Romains en raison de l’intransigeance et du fanatisme des zélotes, cause de la fin de la souveraineté juive et d’un exil suivi de siècles de souffrance et de persécution. Ni les vétérans de l’unité d’élite Egoz, où j’ai fait mon service militaire obligatoire, qui appellent à résister « aux ordres des escrocs, des criminels corrompus et des parasites, qui sont à l’origine du coup d’État ». En lisant cet appel de mes camarades, mes souvenirs remontent. Cette année, nous célébrons le 50e anniversaire de la guerre du Kippour. À l’époque, j’étais un soldat de réserve, dans une unité de sauvetage héliportée sur le plateau du Golan. Sur le long terme, la ténacité, le courage et la détermination de ces centaines de milliers de manifestants, qui descendent dans la rue chaque samedi et parfois même au milieu de la semaine depuis plus de six mois, et qui comptent dans leurs rangs des figures telles que Shikma Bressler, scientifique et chercheuse de l’institut Weizmann, ont un tel impact qu’il n’est pas certain que ce Machiavel, ce manipulateur qu’est l’actuel Premier ministre israélien, parviendra à ses fins. Certes, on ne peut pas prédire l’avenir. Mais il faut garder espoir. Espérer que continuera cet engagement massif dans le pays tout entier, de Tel-Aviv à Beer-Sheva en passant par Haïfa et Jérusalem, y compris dans les villages et les villes de taille moyenne. Et que, ainsi, sera rouvert le chemin de la réflexion sur la nature de la relation entre Israël et ses voisins, avant tout palestiniens, ce qui permettrait de créer un nouveau modus vivendi. Ce groupe de voyous dont Netanyahou s’est entouré au gouvernement et au Parlement, qui pousse les provocations toujours plus loin, amène en fait à s’interroger sur la légitimité des actions du gouvernement. Pour ne citer que quelques exemples : un hold-up sur les ressources de l’État qui, au lieu d’être affectées à des mesures de justice sociale, vont à l’allocation de budgets importants aux électeurs ultrareligieux ou à la création de nouvelles colonies, à la confiscation de toujours plus de terres appartenant à des Palestiniens ou à l’éviction de familles palestiniennes de leurs maisons, comme à Cheikh Jarrah, un quartier de Jérusalem-Est, à des champs brûlés, à des puits bouchés par des colons. Ce réveil de la société israélienne qui témoigne de l’importance du collectif, de la capacité à entrer ensemble en résistance est impressionnant. Et très important. Je dis souvent que je fais des films en tant que citoyen, en tant que témoin de l’histoire de mon pays, un témoin engagé dans les événements, comme « Kippour » (2000) ou « Le dernier jour d’Yitzhak Rabin » (2015), sur l’assassinat du Premier ministre par un étudiant juif d’extrême droite, en 1995. Quand j’ai fait ce film, ce n’était pas par admiration pour un leadeur politique – ce ne sont pas des gens que j’admire habituellement, que je sois pour ou contre leurs idées – mais par respect pour sa sincérité, ce qui est rare en politique. Il avait beau être un général couvert de victoires, il était prêt à aller à contre-courant, à chercher des solutions et, en ce sens, il était à la fois réaliste et visionnaire. Il y a trente ans, il voulait tracer un chemin, proposer dans ce Moyen-Orient très compliqué une alternative viable. Il pensait que dire la vérité était la base pour avancer. C’est cet effort qui a été décapité par son assassinat. Mon ami Chema Prado, l’ancien directeur de la Cinémathèque espagnole, m’a dit récemment : « Amos, ça va prendre du temps. Regarde ce qui s’est passé en Espagne, c’est le même modèle que Franco, qui s’est appuyé sur une Église catholique très réactionnaire contre la gauche et tout ce qui était progressiste. » Malheureusement, ce sont les ultranationalistes espagnols qui ont gagné et, politiquement parlant, c’est « Guernica », le beau tableau de Picasso, qui a perdu. Mais culturellement parlant, c’est bien « Guernica » qui l’a emporté, car il a enregistré dans les mémoires le souvenir du bombardement de ce petit village basque par les avions de la Luftwaffe. Une telle révolte, inédite en Israël, intervient au moment même où le pays célèbre son 75e anniversaire. Et pose la question suivante : « Que peuvent faire des citoyens pour stopper ce processus de destruction ? » Et nous, que pouvons-nous faire ? Nous, les écrivains, les plasticiens, les peintres, les hommes et les femmes de théâtre, les cinéastes, ce que nous faisons est-il totalement inutile ? Car il est fort possible que nous n’arrivions pas à aller à l’encontre de puissances aussi féroces. Est-il possible que nous perdions ? Oui, c’est possible. Malheureusement, c’est même probable. Mais cela ne veut pas dire pour autant que ce que nous faisons est inutile, car la mémoire n’est pas innocente, d’après moi. Elle a sa façon à elle, délicate, de prendre son rythme. On peut se demander pourquoi l’actuel Premier ministre social-démocrate d’Espagne a fait sortir le cercueil de Franco du mausolée kitsch où il avait été enterré pour le déplacer ailleurs. C’était uniquement à cause de la mémoire. Rien d’autre. Dans plusieurs pays du monde, on observe les mêmes tendances révisionnistes que celles de Netanyahou, qui veut réécrire l’histoire pour accéder au pouvoir ou s’y maintenir. Ce n’est pas pour autant que nous devons nous-mêmes nous laisser aller à faire de la démagogie, à chercher à endoctriner. Nous devons dire la vérité. Il faut parler des contradictions, garder l’espoir, même si l’on sait que ces leaders politiques destructeurs sont de plus en plus nombreux sur la planète. La loi est passée, mais les manifestations ne cessent pas. Au contraire. Et c’est pourquoi je ne suis pas complètement pessimiste. Et c’est pourquoi je me dis que, paradoxalement, nous assistons peut-être à l’ouverture d’une nouvelle voie vers un avenir plus encourageant. Mais restons prudents. Et continuons d’espérer que la génération suivante, la jeunesse, continuera la bataille pour sauver les structures démocratiques en Israël, ce qui inclut de trouver un accord avec les Palestiniens. " ____________________
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