___Esclavage et capitalisme. Nouveau point de vue, sur une des conditions de l'émergence du capitalisme. La question de l'esclavage, notamment aux Antilles, a déjà été assez bien documentée.
"...Dans Slavery, Capitalism and the Industrial Revolution, deux chercheuses, Maxine Berg et Pat Hudson, replacent l’esclavagisme et le système des plantations qui en est issu, au cœur du développement de l’économie britannique du XVIIIe siècle. Et elles en font un élément déterminant de la révolution industrielle et des formes particulières que prendra le capitalisme britannique jusqu’à nos jours. L’ouvrage est important parce qu’il s’appuie sur de riches données essayant de tracer l’impact global de l’esclavage sur le développement économique. Le propos des deux chercheuses est de saisir comment cette activité et celle de la plantation caribéenne, qui n’aurait pu exister sans le commerce d’esclaves, a eu des impacts plus larges sur l’ensemble de l’économie britannique : dans le commerce, l’industrie, la finance, l’agriculture ou la consommation. Et comment cette influence a posé les bases de la révolution industrielle et de la puissance capitaliste britannique du siècle suivant. « L’esclavage a été une part [de la transformation de l’économie capitaliste britannique au XVIIIe siècle]. Et il n’en a pas été seulement une part, mais il en a été le centre et il a influencé la transformation de l’agriculture intérieure, la formation du capital, le changement technologique, la transformation des pratiques commerciales et financières et la révolution dans les finances publiques et privées », expliquent les autrices. L’ouvrage décline chacune de ces facettes, non seulement en « suivant l’argent » issu du profit des plantations et du trafic d’êtres humains dans les investissements qui ont alimenté la révolution industrielle, mais aussi en prenant en compte la façon dont ces secteurs ont influencé la façon de faire des affaires, d’innover, de prendre des crédits et de consommer. C’est un des grands intérêts de ce livre de ne pas se contenter de « tracer » les flux financiers, mais d’avoir une approche plus globale qui prend le commerce et l’industrie esclavagistes pour ce qu’ils ont réellement été : un secteur capitaliste majeur au sein d’une économie britannique en transition. Comme le rappellent les autrices, les contemporains étaient absolument conscients du caractère déterminant de l’esclavage pour l’économie britannique du XVIIIe siècle. En 1718, William Word, planteur jamaïcain, auteur d’un Essai sur le commerce, affirme que le commerce africain est « la source et le parent d’où vient tout le reste ». L’influence des planteurs et des esclavagistes sur le Parlement britannique est d’ailleurs alors un trait dominant de la politique britannique du début du XVIIIe siècle. Il est vrai que le pays qui devient en 1707 le Royaume-Uni de Grande-Bretagne par l’union de l’Angleterre et de l’Écosse va dominer le commerce des esclaves durant tout le siècle. Encore dépassés de peu dans la déportation des Africains par les Portugais à la fin du XVIIe siècle, les Britanniques vont représenter, entre 1751 et 1775, près de 43 % du trafic d’esclaves contre 27 % pour les Portugais et 17 % pour les Français. À la fin du siècle, ils contrôlent encore 37 % de cet hideux marché. Ces déportations ont pour vocation de venir alimenter les immenses plantations des nombreuses îles des Antilles contrôlées par les Britanniques, comme la Jamaïque ou la Barbade, où l’on produit du café, du tabac et, surtout, du sucre. Ce dernier produit est le cœur de la machine capitaliste primitive amorcée par l’esclavage. Les deux autrices expliquent ainsi comment ont été changés la consommation et les goûts des Européens pour que la production des plantations puisse bénéficier d’un immense marché toujours croissant. « À mesure que l’offre de sucre grossissait, il en allait de même de sa popularité », résument les autrices. Entre 1700 et 1783, la production de sucre dans les Antilles britanniques a quadruplé. ____Ce phénomène s’est réalisé par deux canaux qui ne sont pas étrangers aux mécanismes actuels du capitalisme : l’attrait d’une consommation de luxe devenue abordable et l’addiction même du produit qui devient une « nécessité ». L’imposition du sucre dans la consommation des Européens, y compris des plus pauvres au cours du XVIIIe siècle, est, en quelque sorte, la première victoire du marketing venant soutenir une production de masse. Elle rappelle que la demande et la consommation sous souvent les conséquences plus que les causes des choix productifs. Mais ce que montre l’ouvrage, c’est que cette révolution culinaire destinée à assurer la profitabilité des plantations de canne fondée sur l’esclavage a eu un effet d’entraînement général sur l’économie. Elle a d’abord alimenté la demande de boissons destinées à être sucrées issues d’autres plantations esclavagistes (café, chocolat) ou du commerce asiatique comme le thé. La folie du sucre a aussi favorisé d’autres secteurs, au Royaume-Uni même, comme la céramique, le commerce de détail, les intermédiaires financiers, les infrastructures portuaires. Tous ces secteurs ont, à leur tour, alimenté le reste de l’économie, notamment la production de métal et de minerais. Ce que montre Maxine Berg et Pat Hudson, c’est l’effet d’entraînement de cette industrie à base esclavagiste sur la dynamique capitaliste et industrielle d’ensemble au Royaume-Uni. Cette dynamique n’est pas toujours immédiatement visible. Mais les autrices soulignent par exemple combien cette révolution dans la consommation a été un élément clé de la « révolution industrieuse », un changement notable de rapport au travail qui a permis la révolution industrielle. Ainsi, notent-elles, « le désir pour une nouvelle variété de marchandises a amené des changements graduels dans les comportements des ménages ordinaires d’Europe occidentale ». Progressivement, pour s’offrir le luxe devenu atteignable du sucre, l’économie de subsistance va être abandonnée pour recourir au travail salarié. On va accepter de travailler davantage et plus dur pour acquérir ces biens devenus, selon les témoignages mêmes de la fin du XVIIIe siècle, des besoins essentiels. En parallèle, le système de la plantation jette les bases de la future organisation capitaliste du travail et de la production. Le secteur sucrier à l’époque est une « synthèse du champ et de l’usine », un véritable « agro-business » qui ne ressemble « à rien de connu à l’époque en Europe ». Le jus de canne à sucre doit en effet être traité rapidement après la moisson pour produire des cristaux de sucre et de la mélasse qui, distillés, produit le rhum, un produit qui va vite devenir en vogue également sur les marchés européen. La plantation est donc un système intégré qui nécessite des innovations majeures pour l’époque afin de pouvoir organiser et améliorer la production. Le système de comptabilité mis en place va ainsi permettre de mieux calculer les rendements et, partant, de rogner sur les « besoins » des esclaves en termes de nourriture, de logements ou de vêtements pour en tirer le plus de valeur possible. Ces pratiques comptables vont jouer un rôle déterminant dans la naissance du capitalisme et dans son évolution. « La comptabilité standardisée a rendu possible la séparation de la propriété et de la gestion, une séparation qui est encore rare dans les entreprises britanniques et européennes plus d’un siècle plus tard », soulignent les autrices. La comptabilité permet aussi de renforcer le contrôle de la force de travail et son intensification. Le système de la plantation confirme le constat que Marx fera un siècle plus tard : l’augmentation de la productivité va de pair avec la dégradation des conditions de travail. « Les régimes de travail vont empirer à mesure que s’améliorent le management et les technologies », constate l’ouvrage. Progressivement, les plantations des Antilles britanniques du XVIIIe siècle ressemblent aux grandes usines du siècle suivant, avec, en plus, la violence du régime esclavagiste où on fouette, on bat et on pend les réfractaires. En parallèle, la plantation s’efforce aussi d’améliorer la productivité par la mécanisation croissante. Là encore, on voit combien l’argument classique (et désormais intenable) que l’esclavage empêcherait toute augmentation de la productivité nécessaire au développement capitaliste est erroné. Les autrices montrent avec un luxe de détails l’importance du système de plantations dans les innovations clés de l’époque. C’est notamment vrai sur le plan énergétique où la vapeur est utilisée massivement dès la fin du XVIIIe siècle dans les Antilles britanniques à une époque où son usage était très limité sur le vieux continent. C’est aussi vrai dans la machinerie ou dans les techniques agricoles de choix et d’amélioration des semences. Tout cela va favoriser l’innovation dans la métropole, et ce sera une des clés de l’avance britannique au début du XIXe siècle. La productivité élevée du système de la plantation et l’attrait pour ses produits permettent à ce petit pays fort peu gâté par la nature qu’est l’Angleterre de « sortir des contraintes de [son] économie intérieure » en multipliant les ressources agricoles et les revenus du commerce. En réalité, c’est toute l’économie britannique qui va être redessinée par le système esclavagiste. Les ports du commerce atlantique, principalement Liverpool et Glasgow, développent alors un hinterland qui fournit les biens manufacturés dont le commerce triangulaire fondé sur l’esclavage a besoin, notamment les textiles et les produits métalliques. La géographie économique du Royaume-Uni en est alors profondément modifiée, les grandes zones industrielles sont ainsi déjà en place au début du XIXe siècle, avant la généralisation de l’énergie, de la vapeur et du chemin de fer, sous l’impulsion du commerce atlantique. Un des apports les plus intéressants de ce livre réside dans l’examen du développement de la finance dans le cadre du système esclavagiste. L’importance des investissements qui doivent être engagés pour développer les plantations rend rapidement l’usage de lettres de crédit et de dettes incontournable. De même, les risques inhérents au commerce maritime permettent de développer le système des assurances. Enfin, les profits colossaux issus de l’esclavage alimentent les besoins d’un système financier capable de traiter leur réinvestissement, selon la logique capitaliste classique. Tout cela permet à Londres de devenir rapidement le premier centre financier du monde, détrônant dès la fin du XVIIe siècle Amsterdam. Les financiers londoniens vont alors développer des innovations qui seront déterminantes pour le développement futur du capitalisme. Un système de garantie sur les crédits contractés par les marchands d’esclaves est mis en place, qui va permettre l’intensification de la traite par les Britanniques, alors que Néerlandais et Français devaient faire face à un manque de crédit et à des risques élevés. En parallèle se développe un véritable marché d’obligations privées issues des plantations. Ces dernières deviennent alors de vrais instruments de paiement permettant l’industrialisation des hinterlands portuaires. L’argent de la métropole est dirigé vers les besoins des plantations, puis revient vers l’Angleterre et l’Écosse pour financer les secteurs dynamisés par le commerce triangulaire, mais aussi pour financer l’État. Les autrices insistent particulièrement sur le fait que la demande de dette publique de la part des planteurs a permis de structurer de nouveaux instruments qui fondent encore la finance d’aujourd’hui et qui ont permis non seulement l’indispensable soutien étatique au développement capitaliste britannique, mais aussi le financement des guerres coloniales qui ont renforcé le système des plantations. Maxine Berg et Pat Hudson ne défendent pas, comme elles le disent elles-mêmes dans leur préface, l’idée qu’il existe un lien causal ou de nécessité entre l’esclavage et le capitalisme. Leur étude minutieuse vise en revanche à replacer l’esclavage au centre du processus qui mène à la constitution de la première société capitaliste du monde. Une tentative qui a été lancée par l’historien trinitéen Eric Williams en 1944, mais qui a été depuis combattue et éludée par la plupart des historiens de la révolution industrielle outre-Manche. Leurs travaux permettent de reprendre conscience de l’aspect formateur et central de l’industrie esclavagiste dans cette émergence du capitalisme, mais aussi de saisir l’empreinte qu’un tel fait a pu garder dans le développement de l’histoire économique britannique. Et de fait, les deux derniers chapitres du livre s’efforcent de montrer cet impact durable. L’abolition de la traite par Londres en 1807, puis celle de l’esclavage entre 1833 et 1838, ne mettent ainsi pas fin à l’emprise de la logique esclavagiste sur le capitalisme britannique. Non seulement les investisseurs londoniens continuent d’apporter leurs soutiens massifs aux industries fondées sur l’esclavage dans le sud des États-Unis, à Cuba ou au Brésil, mais ils reproduisent une forme de substitut d’esclavage dans les plantations de Guyane et des Caraïbes avec la déportation et l’exploitation violente de travailleurs d’Asie du Sud. L’impact est aussi évident à plus long terme. La financiarisation de l’économie britannique dans les années 1980 apparaît ainsi comme la perpétuation de la logique de la plantation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreuses dépendances de la Couronne antillaise, comme les îles Caïmans ou les îles Vierges britanniques sont devenues, en parallèle, des paradis fiscaux en soutien à la puissance globale de la City. Les autrices ramènent clairement à cette histoire originelle plusieurs traits de la société britannique contemporaine : non seulement le racisme, mais aussi le niveau élevé des inégalités, la formation très étroite des élites ou encore la très forte division géographique de l’Angleterre. « L’esclavage a donné au capitalisme moderne quelques-unes de ses structures fondamentales de production et de consommation et a promu les inégalités de race, de classes et de lieux qui ont caractérisé la Grande-Bretagne et le reste du monde au cours des trois derniers siècles », écrivent Maxine Berg et Pat Hudson. Une conclusion qui rejoint de nombreuses analyses récentes, avec des approches parfois différentes comme celle, récente, de Sylvie Laurent (voir ici son entretien). Reste, pour finir, une question qui reste importante. Le Royaume-Uni n’a pas été la seule puissance européenne impliquée dans l’esclavagisme. Le système de la plantation et la déportation des esclaves sont apparus dès le XVIe siècle par le Portugal qui en a été, avec le Brésil (qui n’a aboli l’esclavage qu’en 1888), un acteur majeur sur le long terme. La France avait, à Saint-Domingue, la plus productive colonie sucrière du monde, et a aussi, avec les Pays-Bas, été un acteur majeur de ce système. Alors pourquoi le capitalisme industriel a-t-il émergé d’abord au Royaume-Uni ? On aurait sans doute aimé avoir des éléments plus nombreux de comparaison dans ce livre pour le comprendre. Mais l’ouvrage apporte quelques pistes intéressantes. D’abord, il faut rappeler que le capitalisme n’est pas que le produit de l’esclavage. Certaines autres structures, institutionnelles et économiques, ont joué un rôle majeur, notamment dans l’agriculture. Le terrain sur lequel s’appuyait le système de la plantation n’était pas le même partout. La résistance des structures féodales et de la consommation de luxe en France ou au Portugal a sans doute bloqué la logique d’accumulation marchande à l’œuvre outre-Manche. L’ouvrage donne des éléments plus concrets, néanmoins, du développement britannique, notamment l’existence d’un centre financier déjà mondialisé et très innovant à Londres, ainsi que l’effet d’entraînement jusqu’en 1776 au moins des colonies de peuplement européennes en Amérique du Nord qui ont été une courroie d’amplification des phénomènes décrits plus haut. Reste enfin un élément central : l’État britannique a été un soutien déterminé du système productiviste de plantation et il l’a prouvé non seulement sur le plan institutionnel, mais aussi sur le plan militaire. La défaite de la France et des Pays-Bas en 1763 à la fin de la guerre de Sept Ans est, de ce point de vue, un événement majeur de l’histoire du capitalisme. L’ouvrage de Maxine Berg et Pat Hudson est une contribution importante à l’histoire de la révolution industrielle, un sujet par ailleurs en plein bouillonnement depuis plusieurs années. Il ne reste plus qu’à espérer que ces travaux s’amplifient et s’élargissent à d’autres pays comme la France. De ce point de vue, il n’est pas inutile de noter que l’idée du livre est née des « déboulonnages » de statues d’esclavagistes à Bristol en 2021. Le mouvement de la société encourage et fait donc avancer la recherche, contrairement à ce que prétend la pensée conservatrice. Ce n’est pas là le moindre des messages positifs de l’ouvrage..." [Merci à Mediapart et à Romaric Godin- souligné par moi.]_______
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