A la croisée des chemins?
Question délicate entre toutes. A l'heure des nouvelles donnes internationales, de la question ukrainienne qui divise, de la montée d'un poutinisme décomplexé et d'un trumpisme agressif , des nouvelles donnes américaines et des soucis d' Ursula. Entre les euro-béats et les euro-critiques, prêts à dénoncer les faiblesses, les fragilités et les contradictions d'un projet...qui reste à concrétiser et à réparer. Beaucoup se demandent si l'on peut encore sauver le projet européen toujours en construction, nain politique soumis aux vents contradictoires, sans colonne vertébrale.. Une Europe à la traine, encore partiellement un mythe, un nain politique.
___ Point de vue: " Dans un monde prévisible, gouverné par le droit et le marché, les Vingt-Sept ont pu se penser collectivement comme une « puissance normative ». Ce temps est révolu, sans que l’Union soit outillée pour faire face au rythme et aux rapports de force imposés par les grandes puissances. Lors de son premier mandat, Ursula von der Leyen disait vouloir inaugurer une « Commission géopolitique ». Derrière cette formule choc, qui masquait bien des impensés, s’exprimait déjà la volonté de faire exister l’Union européenne (UE) sur la scène mondiale – et, en creux, la crainte qu’elle n’en soit effacée au profit de puissances impérialistes à taille continentale, redéfinissant les règles du jeu établies au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis, Donald Trump a fait son retour à la Maison-Blanche, sur une ligne toujours plus unilatérale et brutale à l’égard de ses alliés, pour mieux affronter son rival chinois. Et la Russie, après avoir envahi l’Ukraine à grande échelle, s’est mise à enchaîner les provocations jusque dans le ciel des États membres.
En septembre, devant le Parlement réuni à Strasbourg, la présidente de la Commission a ainsi ouvert son second mandat en affirmant solennellement que « l’Europe défendra[it] chaque centimètre carré de son territoire ». Jeudi 23 octobre, réuni·es en sommet à Bruxelles, les chef·fes d’État et de gouvernement de l’UE sont justement censé·es discuter des objectifs communs en la matière, à atteindre à l’horizon 2030. Il reste que la mue des Vingt-Sept en une véritable puissance autonome, capable de résister à des acteurs menaçants, voire de les contraindre au moyen de la force, s’avère lente et difficile. Les déclarations et les intentions « disruptives », comme ont pu en faire Emmanuel Macron et le chancelier allemand Friedrich Merz, à propos de capacités de défense propres et d’une dissuasion nucléaire élargie, ne donnent pas encore lieu à des réalisations tangibles, ou alors de manière très parcellaire.
C’est ce qu’illustre un récent rapport de l’Institut Bruegel, consacré aux commandes militaires réalisées depuis les pays européens vers les États-Unis. En croissance depuis 2017, elles ont atteint un nouveau record en 2024. Si les auteurs reconnaissent une absence d’alternative à court terme, faute de capacités de production domestiques suffisantes, ils alertent sur une dépendance accentuée aux équipements états-uniens dans des domaines critiques, et sur les « effets de verrouillage » de telles commandes : en concourant au développement des firmes américaines, elles ne favorisent pas le développement de capacités sur le sol européen. Certes, un accord vient d’être trouvé entre le Parlement et les États membres de l’Union pour mettre en place un programme, baptisé « Edip » (European Defence Industry Programme), censé encourager des achats conjoints de matériel à des industriels européens de l’armement. Le poids budgétaire du dispositif fait toutefois pâle figure au regard des envolées des dépenses militaires. Par ailleurs, des aménagements prévus viennent rogner le caractère révolutionnaire de la « préférence européenne » au cœur de ce programme. Edip est ainsi un pas pour surmonter la fragmentation d’États jaloux de leur compétences en matière de défense, mais un petit pas.
____ Il faut dire que l’UE vient de loin. Historiquement, l’intégration s’est d’abord faite par l’économie et par le droit. Ce que les figures fondatrices ont d’ailleurs théorisé. Associant les tragédies du XXe siècle qui ont déclassé le Vieux Continent à des dérives protectionnistes et nationalistes, elles ont promu le libre-échange, un marché commun puis unique, et enfin une monnaie unique, censés aboutir à une union « toujours plus étroite », prospère et pacifiée.
Les efforts pour développer une approche commune en matière de politique étrangère puis de politique de défense ont bien existé. Mais ils n’ont commencé à se déployer qu’à partir des années 1990-2000, dans une construction communautaire déjà vieille de trois décennies, et n’ont donné que des résultats modestes. « La diplomatie fait partie des domaines où le processus d’intégration européenne est le moins avancé », constatait Florent Pouponneau dans un traité de référence sur les Études européennes (Larcier, 2017), et la même chose valait pour les affaires militaires.
Jusqu’à récemment, ces efforts n’avaient pas remis en cause les analyses présentant l’UE comme une puissance « civile » ou « normative ». Les deux concepts, respectivement développés par le fonctionnaire François Duchêne et le chercheur Ian Manners, ont fait couler beaucoup d’encre dans la littérature spécialisée. Mais pour l’essentiel, ils traduisent tous deux l’idée que l’attractivité et l’influence de l’UE passaient par son marché et sa promotion de normes universelles, élaborées de manière multilatérale. Certes, un accord vient d’être trouvé entre le Parlement et les États membres de l’Union pour mettre en place un programme, baptisé « Edip » (European Defence Industry Programme), censé encourager des achats conjoints de matériel à des industriels européens de l’armement. Le poids budgétaire du dispositif fait toutefois pâle figure au regard des envolées des dépenses militaires. Par ailleurs, des aménagements prévus viennent rogner le caractère révolutionnaire de la « préférence européenne » au cœur de ce programme. Edip est ainsi un pas pour surmonter la fragmentation d’États jaloux de leur compétences en matière de défense, mais un petit pas.
Il faut dire que l’UE vient de loin. Historiquement, l’intégration s’est d’abord faite par l’économie et par le droit. Ce que les figures fondatrices ont d’ailleurs théorisé. Associant les tragédies du XXe siècle qui ont déclassé le Vieux Continent à des dérives protectionnistes et nationalistes, elles ont promu le libre-échange, un marché commun puis unique, et enfin une monnaie unique, censés aboutir à une union « toujours plus étroite », prospère et pacifiée.
Les efforts pour développer une approche commune en matière de politique étrangère puis de politique de défense ont bien existé. Mais ils n’ont commencé à se déployer qu’à partir des années 1990-2000, dans une construction communautaire déjà vieille de trois décennies, et n’ont donné que des résultats modestes. « La diplomatie fait partie des domaines où le processus d’intégration européenne est le moins avancé », constatait Florent Pouponneau dans un traité de référence sur les Études européennes (Larcier, 2017), et la même chose valait pour les affaires militaires.
Jusqu’à récemment, ces efforts n’avaient pas remis en cause les analyses présentant l’UE comme une puissance « civile » ou « normative ». Les deux concepts, respectivement développés par le fonctionnaire François Duchêne et le chercheur Ian Manners, ont fait couler beaucoup d’encre dans la littérature spécialisée. Mais pour l’essentiel, ils traduisent tous deux l’idée que l’attractivité et l’influence de l’UE passaient par son marché et sa promotion de normes universelles, élaborées de manière multilatérale. Les élargissements successifs de l’Union, ainsi que des soulèvements populaires comme la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, contre le découplage d’avec l’Europe centrale et occidentale, ont attesté cette attractivité. L’UE s’est par ailleurs engagée dans un soutien de principe aux juridictions internationales et dans des négociations internationales visant à la justice climatique et à la protection des droits de la personne – non sans contradictions ni hypocrisie, particulièrement visibles en matière migratoire dans son voisinage.
Même quand ils fonctionnaient, cependant, ces éléments ne suffisaient pas à faire de l’UE un véritable acteur stratégique de la scène internationale. « L’idée de puissance normative a du sens, mais elle ne peut pas être un substitut à une capacité de coercition, contrairement à ce qu’ont cru certains analystes et responsables politiques. La vraie puissance, quand il s’agit d’influencer les autres ou de s’en protéger, est à la fois militaire et normative », estime le politiste Olivier Schmitt, professeur à l’Académie de défense du Danemark.
Se vivre comme une simple puissance normative était en fait une forme de luxe, permis par la délégation de la sécurité de l’Europe aux États-Unis, et par la convergence temporaire des intérêts des plus grandes puissances à jouer le jeu de la mondialisation. Or, la disparition de ces conditions de possibilité a soudainement rendu visibles les vulnérabilités de l’UE et l’impréparation de ses dirigeant·es, qui rivalisent désormais de discours de prise de conscience.
Pour le dire avec les mots du politiste Alexandre Escudier, chercheur à Sciences Po, il n’est plus envisageable de « contourner le noyau dur du politique ». « J’ai toujours trouvé que cette idée de “norme sans la force” était un storytelling compensatoire de ce qui n’existait pas à l’échelle de l’UE : une autorité politique s’imposant aux entités nationales et disposant d’une souveraineté matérielle. Soit on a une capacité collective d’agentivité externe autonome, soit on ne l’a pas. Et si on ne l’a pas, on est forcés de s’aligner sur d’autres, peu importe que l’on proteste ou pas. » « La puissance normative n’est au fond qu’une version light de la puissance, dans le sens où elle repose sur la bonne volonté des partenaires », abonde l’historien Laurent Warlouzet, professeur à Sorbonne Université et auteur d’Europe contre Europe (CNRS éditions, 2022). Or, non seulement des autocrates comme Vladimir Poutine défient sur le sol européen les règles fondamentales de l’ordre international, mais la nouvelle administration de la Maison-Blanche est engagée dans un combat idéologique antagonique avec le projet européen – et assumé comme tel. L’UE, déjà sortie fragilisée de l’ère néolibérale sur le plan économique, se retrouve donc sommée d’assumer elle-même sa sécurité, et ceci dans un contexte particulièrement chaotique. « L’environnement dans lequel la puissance normative s’épanouissait, poursuit Laurent Warlouzet, était celui d’un monde régi par les règles, et des règles propres à chaque domaine. Désormais, les règles sont moins respectées et tous les domaines interagissent. » La manière dont Trump mélange les sujets commerciaux, numériques et militaires dans ses « deals » illustre bien ce constat, de même que la façon dont Vladimir Poutine a profité de ses ventes de gaz et de pétrole aux pays européens pour financer une machine de guerre qu’il lançait à leurs portes. Un ensemble aussi composite que l’UE, avec ses mécanismes de décision lents et polycentriques, et sa distribution de compétences à différents niveaux (la concurrence et le commerce pour la Commission, la diplomatie et la défense pour les États membres), se retrouve clairement à la peine dans un monde devenu plus imprévisible, peuplé de puissances impérialistes désinhibées et réactives. Si le confort d’une « puissance normative » apparaît durablement perdu, l’exigeante condition de « puissance stratégique » semble encore lointaine.
Est-elle seulement atteignable ? L’émergence d’un acteur unitaire à l’échelle continentale, à l’instar des États-Unis, de la Chine et de la Russie, paraît bien improbable. « Les États-Unis d’Europe, c’est hors de portée », tranche Laurent Warlouzet. « Je ne vois pas les États prêts aux abandons de souveraineté que ça supposerait, le rejoint Olivier Schmitt. Et pourtant, je pense que le modèle d’État-nation inventé au XIXe siècle n’est aujourd’hui plus pertinent à l’échelle du système international, et que nous aurions besoin d’un saut d’intégration pour avoir tous les leviers de la puissance à la bonne échelle. » On peut y voir une certaine ironie de l’histoire. La diversité du continent européen, qui n’a jamais été durablement impérialisé, a contribué à une dynamique d’innovation et d’expansion qui lui a fait exercer sa domination sur des pans entiers de la planète. Moralement abîmé par ce passé douloureux, ce continent voit aujourd’hui sa diversité le freiner dans son adaptation à la nouvelle donne internationale. Non seulement les intérêts et les identités sont hétérogènes du détroit de Gibraltar à la mer Baltique, mais les droites radicales sont des chevaux de Troie puissants au service du trumpisme et du poutinisme. « J’envisage trois scénarios-types, confie Alexandre Escudier. Soit l’UE devient un État fédéral à la suite d’un choc énorme, mais cela reste difficile à imaginer. Soit une succession d’agressions externes et de poussées nationalistes amènent les membres à reprendre leurs billes et détricoter les bouts de fédéralisme qui existent déjà, ce qui serait tout de même très coûteux. Ou alors, on continue encore longtemps avec une structure inadéquate mais qui parvient tout de même à fonctionner, et s’étoffe au fil des crises, quoique de manière toujours insatisfaisante. » Dans ce scénario gris, plusieurs périmètres d’action pourraient se superposer, entre l’UE, ses États membres et d’autres qui n’y appartiennent pas ou plus mais restent incontournables, comme le Royaume-Uni pour les questions militaires.
« L’Europe est un patchwork et c’est une bonne chose », affirme même Steven Everts, directeur de l’Institut de l’Union européenne pour les études de sécurité. « La vérité, écrit-il en prenant des exemples de plusieurs initiatives pour protéger le ciel européen d’agressions russes, c’est que la défense européenne n’est pas construite par une décision majeure ou une institution englobante. Elle advient à travers des coalitions plus modestes, changeantes, qui vont de l’avant de manière pragmatique. » « Comme on a mis la politique commerciale en commun depuis 1958 et que tous les domaines sont reliés, le cadre communautaire existant reste irremplaçable, pense pour sa part Laurent Warlouzet. Mais cela n’empêche pas d’être créatifs : en profitant de cadres plus larges, comme le grand forum qu’est la Communauté politique européenne (CPE) ; en inventant des cadres plus restreints entre puissances militaires qui comptent ; et éventuellement en négociant des avancées fédérales sous les auspices de la Commission. » Encore faut-il que les courants conservateurs et libéraux européens comprennent qu’une stratégie de défense du continent ne peut pas se faire sans politiques de solidarité et de sobriété, ni sans planification concrète d’un relâchement de la relation transatlantique. Les grandes opérations de détricotage des acquis de la mandature précédente, tout comme les marques de soumission à Donald Trump, dont bien des exécutifs nationaux sont coresponsables avec Ursula von der Leyen, apparaissent à cet égard assez désastreuses. Aux gauches, en face, de proposer une approche plus intégrée du traitement des vulnérabilités contemporaines, qu’elles soient sociales, écologiques ou sécuritaires." [ Merci à Fabien Escalona] _____________________
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire