Point de vue
Eminent spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren nous donne sa lecture de certains événements présents à la lumière d'un passé assez récent.
A propos des attentats revendiqués à Bruxelles par Daesh notamment, il nous donne un diagnostic, une grille de lecture intéressante et des pistes peu connues pour en comprendre, du moins en partie, la genèse et l'émergence.
Il pointe l'ignorance et le laisser-faire des autorités, belges notamment.
Mais aussi françaises dans un certain nombre de cas.
_____
[Pour comprendre comment Molenbeek est devenu un « foyer » européen de
l’islam radical, au-delà des causes socio-économiques, il faut aussi
reprendre l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique, du premier accord bilatéral de
recrutement de main-d’œuvre entre la Belgique et le Maroc, il y a un
demi-siècle, à aujourd’hui…
Cette histoire passe par le Rif, cette
région du nord du Maroc pauvre et surpeuplée d'où viennent, pour ne
citer que quelques exemples, la famille des frères Abdeslam (Bouyafar,
près de Nador) ou encore les suspects Ahmed Dahmani (Al-Hoceima) et
Ayoub Bazarouj (Beni Oulichek)…
Totalement laissé à l'abandon par
le royaume chérifien, le Rif est aussi un narco-État, le grenier à cannabis de l’Europe. Et la Belgique, sa principale plaque tournante.
C'est le point de vue de l'historien Pierre Vermeren. Selon ce
spécialiste des mondes arabe et nord-africain, professeur d’histoire
contemporaine à Paris I-Panthéon-Sorbonne, qui a vécu au Maroc, en
Égypte et en Tunisie, une partie des Rifains de Belgique (500 000 sur
700 000 musulmans d'origine) a été livrée aux prédicateurs salafistes,
ouvrant la voie à la radicalisation.
Entretien avec cet auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des décolonisations, de la guerre d'Algérie aux printemps arabes (Odile Jacob, novembre 2015) et La France en terre d’islam, Empire colonial et religions XIX-XXe siècles (Belin).]
____________ « L'histoire, l'origine et les activités des Marocains de Belgique expliquent le sanctuaire salafiste de Molenbeek », dites-vous…
La
majorité des immigrés « musulmans » du Benelux vient du Rif, à la suite
des mineurs qui se sont installés dans le nord de la France dès les
années 1950. Une partie de leurs descendants, faute d’emploi et de
formation adéquate, se sont adonnés au trafic de haschisch, cultivé au
pays, et certains ont versé dans le radicalisme religieux. Pourquoi ?
___Le
Rif est une montagne méditerranéenne au nord du Maroc à l’histoire
chargée. Les Rifains d’Europe constituent une diaspora de plusieurs
millions de personnes, souvent liées à leur terre d’origine. Cet
archipel migratoire va des présides espagnols du Maroc aux Pays-Bas, en
passant par l’Espagne (Andalousie et Madrid), la France
(Nord-Pas-de-Calais et Corse), la Belgique (Anvers, Bruxelles, Liège) et
les Pays-Bas (Rotterdam), avec des connexions en Italie.
Souvent
très remontés contre leur pays et sa monarchie, les Rifains se
perçoivent comme un peuple à l’histoire tragique, une tragédie imputée
au Maroc, à l’Espagne et à la France. De culture tribale et clanique,
patriarcale et conservatrice au plan religieux et des mœurs, ils
pratiquent le berbère du Rif, et les langues de la diaspora. Cela rend
leur surveillance par les polices des divers pays très complexe. Après
la crise du charbon et de l’acier, cette migration, renforcée après les
émeutes de Tétouan-Al-Hoceima en 1984, s’est dirigée vers les villes,
pour former de compacts îlots de peuplement : Amiens, le pays lensois,
Roubaix, Bruxelles, Anvers, Rotterdam…
Le commerce et la
distribution du haschisch, produit dans le Rif par leurs cousins et
clans, sont très rentables. Cette activité très structurée est un
facteur d’enrichissement, mais aussi d’enfermement et de
marginalisation. Comme ses sœurs méditerranéennes, la mafia rifaine et
ses connexions utilisent des structures anthropologiques propres.
Religiosité, omerta, révolte politique, sentiment d’injustice et de
culpabilité, structures mafieuses, révolte contre l’islam à la
marocaine, mauvaise intégration, réseaux transnationaux, refus des
États… Tout cela a préparé la bascule dans le radicalisme religieux.
Tandis
que les Belges laïcs les laissaient tranquilles, les Rifains de
Belgique, hostiles aux imams et policiers marocains, sont devenus une
terre de mission des prédicateurs du Moyen-Orient, Frères musulmans
comme dans le Nord-Pas-de-Calais, chiites, salafistes, wahhabites,
déterminés à implanter l’islam radical en Europe. Lorsque la guerre en
Syrie a débuté, les structures étaient en place. Restait à parfaire la
« formation » de cette jeunesse au djihad.
Mais analyser le cas Molenbeek à travers le prisme du Rif et de
l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique, n’est-ce pas
réducteur, au risque de stigmatiser une population, une région ? Comme
de faire de Molenbeek le temple du djihadisme européen. Les chemins qui
mènent au terrorisme sont complexes et pluriels, comme les profils, qui
vont du musulman très pauvre au converti classe moyenne. C’est d'abord
une conjonction de causes sociales, économiques, politiques, sociétales…
Cette
histoire n’a pas de causalité simple. Mais le djihadisme et les chefs
de l’État islamique sont très opportunistes. Ils se saisissent des
histoires individuelles et collectives, récupèrent des types fragiles et
isolés, mais aussi des bandes de délinquants, des intellectuels en
rupture de ban, des illuminés, des fanatiques, etc. Peu importe, dès
lors que cela alimente leur combat. La bande de Molenbeek, composée de
dizaines d'hommes et responsable des attentats de novembre 2015 à Paris
et mars 2016 à Bruxelles, n’a pas été forgée par l’État islamique. Elle
préexistait, mais s’adonnait à la délinquance. Infiltrée par des
prédicateurs convaincants, comme Khalid Zerkani, elle s’est muée en
réseau djihadiste.
Pour les familles des criminels, traumatisées
par ces événements, il y a une nécessité de comprendre. Ce n’est pas en
cachant les origines des djihadistes que les choses s’amélioreront. Il
faut dresser l’archéologie de cette rage qui s’est transmise à tant de
jeunes Rifains, contre les États marocain, français et espagnol, et
maintenant, j’allais dire presque par hasard, contre la Belgique. J’ai
reçu de nombreux témoignages de bienveillance et d’amitié de Rifains
d’origine, sensibles au fait qu’on parle enfin de leur histoire
traumatisante. Comment une cause politique moyen-orientale a-t-elle
détourné à son profit les cerveaux de tant de jeunes gens, sans faire
avancer d’un pouce la cause du Rif et de son peuple ? L’intelligence
collective doit faire la part des choses.
Aussi conservateurs
et religieux que soient une partie d’entre eux, les Rifains apparaissent
pourtant, au Maroc, plutôt imperméables à l’islamisme. Quand on observe
les résultats électoraux dans le Rif, les islamistes percent peu,
notamment parce qu’ils font de la langue arabe leur pierre philosophale
et que dans cette région, on défend exclusivement et ne parle très
souvent que la langue berbère. La radicalisation touche avant tout ceux
qui appartiennent aux dernières générations de la diaspora, nés ou venus
enfants en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
La perméabilité à l’islamisme est complexe. Ses idéologues expliquent aux Berbères qu’ils appartiennent à la jahiliya,
les temps préislamiques, et qu’ils doivent s’arabiser. Or non seulement
le rifain est leur fierté, ce qui subsiste de leur autonomie historique
– comme en Corse ou en Kabylie –, mais le Maroc indépendant, jusqu’à
ces dernières années, n’a pas créé les écoles qui auraient arabisé la
population. Les 3 ou 4 millions de Rifains du Maroc, y compris dans la
grande ville de Nador, aux portes de Melilla, restent berbérophones.
C’est la région du Maghreb qui préserve le plus fortement sa langue
berbère.
Deuxième problème, les partis islamistes marocains sont
représentés par les élites arabophones honnies du Sud : Benkirane,
leader du PJD et premier ministre, est un bourgeois de Rabat-Salé proche
du makhzen, ce qui est rédhibitoire dans le Rif. Quant à la
grande confrérie voisine des Berbères Beni Snassen, la Boutchichiya,
elle est l’objet d’une lutte entre la monarchie et la confrérie Al Adl ou al Ihssane (Justice
et bienfaisance), très arabisée. Les Rifains sont donc renvoyés à leurs
saints locaux, à leur histoire, à leur héros Abdelkrim el-Khattabi et à
leur langue. Dans le préside espagnol de Melilla, ils peuvent donner
libre cours à leur amazighité, à leur hostilité au Maroc et à leur
hispanité revendiquée, soutenue par la droite espagnole locale.
Mais
tout change en Europe du Nord. D’un coup, ils deviennent des
« Arabes », ou des « Marocains » aux yeux de leurs hôtes… Si cela ne
gêne pas les plus âgés, cela finit par énerver et complexer les plus
jeunes. Or les prédicateurs islamistes, qui ont eu libre accès à cette
population sans imam, jouent sur cette corde sensible. Pour eux,
arabisation et conversion ne font qu’un : ces jeunes sont appelés à la
vertu, à la prière, à laver leurs fautes, à se consacrer à Dieu par de
bonnes actions – le martyre étant l’apothéose –, à arrêter de fumer et
de boire, et à apprendre l’arabe ! Imams saoudiens ou autres ont appris à
ces jeunes des rudiments d’arabe lors des cours de Coran des mosquées.
Après
un parcours de petite délinquance, voire de grand banditisme, le
« retour à Dieu » et la montée au djihad se sont imposés à de jeunes
Rifains de Belgique, à l’occasion de la guerre en Syrie. Les imams
envoyés par Rabat, les indicateurs et policiers marocains n’ayant pas
accès à ces populations, le processus a pu aller à son terme, même si
les services marocains et français s’inquiétaient de longue date.
Vous posez la question taboue de l’économie de la drogue. Car le
Rif est aussi le grenier à cannabis de l’Europe, au vu et au su de
toutes les autorités, et la Belgique, sa principale plaque tournante.
Mais peut-on vraiment faire un lien entre trafic de drogue et
terrorisme ?
Les chiffres, les volumes, la chronologie et les
acteurs sont connus, avec la bienveillance des États. Les polices
arrêtent bien des dealers et des cargaisons, avec peut-être un peu plus
de pression depuis quelques années, mais le trafic n’est pas sévèrement
entamé. Avec près de 3 000 tonnes de résine de cannabis exportées
annuellement, un chiffre d’affaires annuel de 10 à 12 milliards de
dollars, une plantation de 70 000 hectares, et 90 % du haschisch
en Europe de l’Ouest, de l’Espagne à la Belgique, cette région constitue
la plus grosse zone de production mondiale. Complicités et corruption
règnent autour de Gibraltar, conduites par de riches cartels, armés et
dotés des moyens de transport les plus performants, qui placent leur
argent en Europe pour préserver leur trésor de la prédation.
Cela
ne dérange pas vraiment les États. Le Maroc bénéficie de retombées
positives, et la paysannerie du Rif mange à sa faim. L’Espagne reçoit
investissements immobiliers et placements bancaires. La jeune République
y a vu dans les années 1980 un moyen de calmer les forces de sécurité
encore franquistes et les présides. Pour la France, c’est le moyen de
stabiliser le Maroc, et de fournir subsides et activités aux quartiers
d’immigration. Quant à la Belgique, elle ferme pudiquement les yeux, ses
enfants, comme les jeunes Espagnols et Français, y trouvant une
échappatoire au stress de la vie moderne !
À proximité des zones
de consommation et de trafic du Nord-Pas-de-Calais et de Paris, à
proximité des Pays-Bas et de l’Allemagne, desservie par les autoroutes
françaises et les ports d’Anvers et Rotterdam, la Belgique est devenue
une plaque tournante majeure de ce trafic. La connexion avec le
terrorisme était-elle évitable ? Peut-être. Mais c’est grâce à ses
réseaux structurés, presque militarisés quant à leur capacité à passer
les frontières, à se déplacer incognito, à acheter et utiliser
des armes, à recruter des hommes solidaires et fiables, que le
djihadisme européen atteint ce degré de « réussite ».
Même les
attentats de janvier 2015 à Paris, portés par de petits malfrats isolés,
en quête de reconnaissance et d’identité, ne seraient pas sans lien
avec les dernières affaires aux groupes nombreux, structurés et
solidaires. L’État islamique ne s’y est pas trompé en leur confiant ses
plus importantes opérations. La preuve avait été faite en 2004 à Madrid,
l’attentat européen le plus meurtrier. Cela rappelle les Tchétchènes,
peuple guerrier relégué et martyrisé par l’Histoire, montagnard et
tribal, devenu le pire ennemi de la Russie, et une force de frappe de
l’État islamique.
En Belgique comme en France, les pouvoirs publics n’ignorent pas
l’étendue du trafic de cannabis, ses ramifications du Rif aux banlieues.
Comme ils n’ignorent pas que dans de nombreux quartiers devenus
ghettos, des mosquées sont livrées à l’emprise wahhabite. Est-ce du
laxisme pour acheter la paix sociale, de l’aveuglement, un abandon
réfléchi des plus défavorisés ?
On ne peut que le penser, mais
je ferai une différence entre France, Angleterre et Belgique, et aussi
entre cannabis et wahhabisme. La France est très proche du Maroc. Il y a
un continuum entre élites françaises et marocaines, entre les
armées et chefs d’État des deux pays. Vu de Paris, tout ce qui est bon
pour le Maroc est positif. Personne ne se plaint de ce trafic
considérable, la priorité étant la stabilité du royaume.
Quant aux cités, à la France et aux jeunes, le haschisch,
son commerce et sa consommation, sont une manière de stabiliser les
jeunes de banlieue, les réseaux et les grosses cités, et de calmer les
ardeurs à la révolte. En 2005, lors des émeutes de banlieue, on nous a
expliqué que les cités du trafic n’ont pas bougé, comme s’il était gage
de stabilité. A-t-on jamais vu l’éducation nationale se plaindre de la
consommation de haschisch des jeunes garçons, alors que tout prof un peu
observateur assiste à ses ravages scolaires ?
Sur fond de
délinquance s’ajoute la prédication religieuse. Aux yeux des élus et
responsables politiques et administratifs, ignorants en matière d’islam,
elle peut apparaître comme un sympathique exotisme, et le moyen de
ramener l’ordre dans les quartiers livrés au chômage et à la
délinquance. Ce cynisme est aussi une manière de fabriquer des
clientèles électorales. En France, quand les Frères musulmans prennent
en main une mosquée ou un quartier, ils instaurent leur ordre, dont
pâtissent les libertés des filles et femmes : aller au café, sortir
seule, s’habiller en jupe ou robe, avoir de petits amis, ne pas être
voilée, pour finalement se marier à un « Frère ».
Les « Frères »
savent communiquer auprès des élus comme ils le font depuis des
décennies dans les pays musulmans où ils ont rodé leur tactique. Contre
la prédication libre, ils assurent l’ordre, nettoient le quartier,
luttent contre la petite délinquance de rue et garantissent des voix aux
élus, contre la promesse d’une mosquée ou d’une salle. Nombre de maires
ou députés des deux bords leur doivent leur élection. Ce cercle vicieux
dépasse le cas des Rifains.
Pourtant, la France a un très long
passé avec l’islam, et il y a suffisamment de musulmans d’origine, laïcs
ou laïcisés, pour comprendre ce qui se passe. Mais le carriérisme des
politiciens l’emporte. En Belgique et en Angleterre en revanche, je
pense que les élus et les administrations n’ont rien vu venir. Au nom de
la liberté absolue d’expression en Angleterre, ils ont laissé les
islamistes les plus radicaux prospérer jusqu’en 2005, et peinent à faire
machine arrière, car le communautarisme est roi.
Quant à la
Belgique, avec ses 500 000 Rifains sur 700 000 musulmans d’origine, elle
a laissé salafistes et wahhabites faire leur apostolat. Tant que
l’islam, y compris le plus radical, est perçu comme un aimable folklore,
quand bien même il remet en cause les libertés et droits fondamentaux,
notamment des femmes et des enfants, les conséquences dans les pays
laïcs seront dramatiques. Dans tant de villes, on voit des petites
filles prépubères voilées à la mosquée le week-end, ce que je n’ai
jamais vu en sept ans de Maroc.
Le royaume chérifien est tout aussi coupable en ouvrant un œil et en fermant l'autre, entre répression et indulgence…
À
Rabat, le trafic du haschisch est perçu comme un moindre mal :
pourvoyeur de devises dans un pays qui en manque cruellement, mais aussi
de stabilité dans le Rif, une région rebelle, et d’emplois dans le nord
du pays et dans l’émigration. Sous Hassan II et Jacques Chirac, il
n’était pas question de le remettre en cause, à charge pour les polices
de maintenir un semblant d’ordre. À la fin des années 1990, quand les
satellites de l’Union européenne ont détecté que la plantation rifaine
débordait sur le Moyen Atlas avec 140 000 hectares, l’armée marocaine a
détruit 70 000 hectares pour rapatrier la production dans le Rif. Cela
n’a pas traîné. Depuis, c’est le statu quo.
Tout le monde
se satisfait de la situation. Certes, après les attentats de New York en
2001, le trafic à travers le détroit de Gibraltar s’est arrêté d’un
coup pour trois mois, alors qu’on en était à 200 000 passages
clandestins annuels, avec armes, drogue et corans. C’est la preuve que
les États pourraient tout arrêter. On observe bien, depuis dix ans, des
interpellations de cargaisons et camions par les douanes et services de
gendarmerie dans le nord du Maroc.
Mais ne s’agit-il pas d’abord
de sanctionner des étrangers, qui peuplent la prison de Salé, ou les
cartels ou familles qui refusent de rémunérer les intermédiaires et
sécuritaires ? Les films Mektoub de Nabil Ayouch (1997) ou Gibraltar de
Julien Leclercq (2013) ont illustré les modalités du trafic et la
pratique des "cartels de la drogue" à travers le détroit. Des
documentaires télévisés récents ont fait de même.
Dans Le Choc des décolonisations, de la guerre d’Algérie aux printemps arabes (Odile Jacob, 2015),
vous soutenez que la crise qui frappe le monde arabe, dont les
monarchies pétrolières du Golfe, provient de l’échec des indépendances
accordées par les puissances coloniales. Les États ont été libérés mais
pas leurs ressortissants… Tout est lié ?
Le processus des
décolonisations, conduit de manière désastreuse durant la guerre
d’Algérie, a des conséquences de long terme. Les peuples arabes et
berbères vivent depuis cinquante ans dans des États autoritaires.
Certes, ces États sont libres en droit international, mais c’est la
dictature en interne. Les Européens se sont engagés à ne plus mettre le
nez dans leurs affaires intérieures, ce qui est normal après l’ingérence
coloniale, mais fallait-il pour autant soutenir inconditionnellement
les États ?
Que se soit pour se réconcilier avec les États
« arabes » après la guerre d’Algérie, pour maintenir la stabilité en
temps de guerre froide et leur éviter le communisme, ou pour conforter
les régimes autoritaires contre l’islam révolutionnaire depuis 1992 et
la guerre civile algérienne, les États européens, France en tête, ont
soutenu et soutiennent tous les régimes en place ; une seule exception,
quand la France se retourne contre Kadhafi puis contre al-Assad après
les printemps arabes. Ainsi, depuis un demi-siècle, les élites dominées
et une partie du peuple subissent en silence, ou s’adonnent aux
idéologies révolutionnaires, nationalisme arabe, marxisme-léninisme,
islamisme…, ou tentent de quitter leur pays pour être libres.
En
2011, le couvercle a cédé sous la pression des peuples, mais les
séquelles de décennies de régimes militaires et dictatoriaux ne sont pas
près de s’estomper. Car aucune culture démocratique n’a été diffusée
dans ces pays depuis les indépendances. La Tunisie s’y essaye
laborieusement depuis cinq ans, ce qui est remarquable mais très
difficile.
Comment sortir de l’ornière de la radicalisation en Europe ?
C’est
un programme politique pour une génération ! Il faut couper le mal à la
racine, et exfiltrer les jeunes générations de ces maux. En même temps,
il faut déradicaliser les esprits captés par le salafo-djihadisme, ce
qui sera long. Pour les jeunes, l’école doit avoir une ambition
impitoyable. Il faut former à la lecture et aux sciences avec ambition,
plutôt que de pleurer sur ces "pauvres petits enfants immigrés" en échec
scolaire…
La colonisation n’a pas eu beaucoup de mérites, mais quand la IIIe
République implantait des écoles en Tunisie, au Maroc (très peu) ou au
Sénégal, tout le monde était mis au latin, à la tragédie classique et à
la poésie française, récitait et lisait en français, en latin et en
arabe. Certes, cet enseignement était élitiste, mais penser que les
cerveaux des petits élèves ne peuvent plus retenir quelques accents me
paraît ridicule.
Une ambition de l’école doit être de faire lire
les grands textes de la littérature et de la philosophie, pour préserver
les jeunes de l’aliénation et de la séduction des démagogues. Ce n’est
pas pour rien que Boko Haram et les talibans d’Afghanistan brûlent des
écoles et égorgent élèves et professeurs. L’Europe devrait être
exemplaire dans ce domaine. (Merci à Mediapart)
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