Drôle de couple
Cela ressemble à première vue au mariage de la carpe et du lapin. Un mariage de raison qui n'a peut-être pas de chances de durer.
C'est comme une énigme, un événement improbable, à situer dans les rapprochements et les renversements qui caractérisent les très embrouillés événements tragiques qui affectent la Syrie et les pays directement impliqués dans cette marmite du diable. Les antagonistes d'hier redeviendraient-ils des alliés d'aujourd'hui et de demain?
Quel sens donner a cette rencontre entre le roi du double jeu au cynisme rare, à peine sorti d'un curieux putsch qui tombait à point pour lui, et le maître du Kremlin, assez peu regardant sur les principes démocratiques. On peut y voir un message adressé aux USA et à l'Europe, qui ne sont plus en odeur de sainteté à Ankara.
Après les incidents aux frontières de la Turquie, les revirements d'Erdogan et les rétorsions russes au tourisme vers les côtes turques, la rencontre ne manque pas d'étonner. Mais elle n'aurait sans doute pas surpris Machiavel.
Pure opportunité ou rapprochement durable aux visées autant économiques que politiques, malgré les divergences sur la succession d'Assad?
Le conflit en cours, jeu pervers aux multiples bandes, débouche sur des rapprochements inattendus, dans le grand jeu diplomatique.
Alliance de circonstance ou liaison plus durable? Sachant qu'on ne peut jamais dire toujours dans les relations diplomatiques, surtout effervescentes.
On avait déjà assisté de la part d'Ankara à l'improbable rapprochement avec Israël,
à forte odeur pétrolière et gazière.
Les intérêts pétroliers ne sont pas absents de la rencontre de St Petersburg, aussi pragmatique que politique (*) . On soupçonne Erdogan de vouloir à terme quitter l'Otan, cette organisation anachronique, ce qui entrerait parfaitement dans les vues du Kremlin, soumis à d'interminables procès d'intention de la part de l'Ouest.
L'idée d'un grand axe commercial, la construction du Turkish Stream. et celle de la centrale nucléaire d'Akkuyu font leur chemin et expliquent un peu mieux l'étrange rencontre.
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(*) Une carte diplomatique majeure: celle d’un joueur au sang-froid à toute
épreuve, qui perçoit soudain une occasion d'emporter la partie face à
d’autres joueurs fatigués et dépourvus de vision. En se rendant ce mardi
en Russie pour négocier un rapprochement avec le chef de l’État russe
Vladimir Poutine, le président de la Turquie, deuxième contributeur de
l’Otan, envoie un message très clair à ses alliés occidentaux : le jeu
est désormais ouvert, toute alliance est désormais possible. « Cette visite me semble une nouvelle étape dans les relations bilatérales, un départ de zéro, a confié lundi Recep Tayyip Erdogan dans une interview à des médias publics russes. Nos pays sont des acteurs clés dans la région et ils ont beaucoup de choses à faire ensemble. »
Un « départ de zéro »…
Et, qui sait, un pas vers le grand tabou, une sortie du traité de
l’Atlantique Nord au profit d’une nouvelle alliance militaire avec la
Russie, en contradiction avec l’arrimage occidental de la République de
Turquie depuis sa création en 1923 ? Dans l’entretien qu’il a accordé au Monde
lundi 8 août, Erdogan évite soigneusement de répondre à cette question,
mais charge les États-Unis, auxquels le président turc reproche
d’héberger son ancien allié Fetullah Gülen, « le chef de l’organisation terroriste » qu’il accuse d’avoir fomenté la tentative de coup d’État du 15 juillet. « Le 24 août, [le chef de la diplomatie américaine John] Kerry
va effectuer une visite en Turquie. C’est tard, trop tard. Cela nous
attriste. Qu’est-ce qu’il faut de plus aux Américains ? Leur allié
stratégique fait face à une tentative de putsch et ils attendent
quarante-cinq jours pour lui rendre visite. Cela nous heurte. » Le
message d'Erdogan est, comme souvent, clair et sans sous-entendu : de
son point de vue, les bénéfices de l'alliance avec les États-Unis sont
devenus trop faibles pour que le président turc se refuse une remise à
plat de ses rapports avec Washingon.
À l'inverse, le déplacement en Russie intervient en pleine réconciliation entre Moscou et Ankara, après des « regrets »
exprimés fin juin par le chef de l’État turc pour la destruction, en
novembre 2015, d'un avion de combat russe au-dessus de la frontière
turco-syrienne. Des « regrets », avant l’espoir d’une nouvelle idylle diplomatique ?
Ces
prochains jours à Moscou, il sera certes beaucoup question d’économie
et de commerce entre les deux chefs d’État. Après le crash de son avion,
la Russie avait en effet adopté contre la Turquie des mesures de
rétorsion économique qui ont fait sombrer les échanges entre les deux
pays. Deux projets en particulier occuperont les discussions : le
gazoduc TurkStream qui devait acheminer 31,5 milliards de mètres cubes
par an en Turquie via la mer Noire ; et la construction de la centrale
nucléaire d'Akkuyu, en Turquie. Recep Tayyip Erdogan a déjà assuré être
prêt à « prendre des mesures immédiates » pour la relance de ce projet.
Mais
en visitant le Kremlin, le président turc a bien autre chose en tête
que des affaires de gros sous. Homme politique hors pair au pragmatisme
affirmé – dont le tournant autoritaire à partir de 2011 a succédé à une
période faste pour les droits démocratiques en Turquie qui permit
notamment d’écarter l’armée du cœur du pouvoir –, Erdogan a rongé son
frein durant plus de dix ans. Ce fut d’abord les humiliations répétées
infligées dans le processus d'adhésion à l'Union européenne, quand les
négociateurs européens refusaient de débloquer les chapitres 23 et 24
permettant aux négociations de progresser. « Cela fait cinquante-trois ans que nous sommes aux portes de l’Europe, dit-il au Monde. L’UE est la seule responsable et coupable. Personne d’autre que la Turquie n’a été traité de cette manière », affirme-t-il, démontrant ainsi toute l’aigreur que ce traitement particulier a suscitée chez lui.
Ce
fut ensuite le dossier syrien, celui sur lequel Erdogan s’active depuis
l’été 2011 pour hâter la chute de Bachar el-Assad. Abandonnée de tous,
la Turquie a particulièrement mal vécu le rétropédalage d’Obama,
incapable d’aller au bout de sa volonté de frapper le régime syrien
après l’attaque à l’arme chimique des troupes d’Assad à l’été 2013.
Attaque qui constituait pourtant officiellement une ligne rouge pour les
États-Unis. Comme tous les chefs d'État de la région, Erdogan a retenu
la leçon : ce gouvernement américain est faible, il rétribue bien mal
ses alliés historiques et n'agit que sous la contrainte.
La
Turquie, qui a accueilli plus de trois millions de réfugiés syriens sur
son territoire depuis le début du conflit syrien, a alors réorienté
l’essentiel de son intervention en Syrie contre les troupes kurdes du
PYD. Une visite à Moscou et quelques arguments de Poutine suffiront-ils à
provoquer le réalignement militaire turc sur une Russie engagée
pleinement auprès des troupes d’Assad par l'intermédiaire de son
aviation, et qui contribue massivement au massacre de la population
civile syrienne (lire notre article précédent) ? Ce n’est pas le sens de l’Histoire, ni celui des intérêts géostratégiques de la Turquie.
En fin tacticien, main dans la main avec un Vladimir Poutine toujours
désireux de faire trembler Washington, le président turc laisse
désormais planer le doute sur ses intentions et manie le double discours
à merveille. « La Russie est un acteur clé, très important pour l’instauration de la paix en Syrie », a d'ailleurs affirmé Erdogan lundi dans une interview à des médias publics russes, précisant que « ce problème doit être réglé avec des mesures prises en commun par la Russie et la Turquie ». Aux Occidentaux, Erdogan tient un tout autre discours : « Le fait que tous ces Syriens aient été massacrés devrait nous inciter à ne pas soutenir Assad, juge-t-il dans Le Monde. N’y a-t-il personne d’autre capable de gouverner ce pays ? On nous dit que si Assad s’en va, on aura Daech [acronyme arabe de l’organisation État islamique – ndlr]. Rien de tel n’aura lieu. Nous pouvons tous ensemble lutter contre ce régime tout comme nous luttons contre Daech. »
En
brandissant la menace d’un rapprochement avec la Russie, c’est tout
l’équilibre précaire de la diplomatie américaine qu’Erdogan menace de
bouleverser. Car au Moyen-Orient, la tendance des États-Unis était
clairement au désengagement envers les pays arabes (Égypte, Irak),
instables, au profit des États non arabes : Israël bien sûr, mais aussi
l’Iran à la faveur de l'accord sur le nucléaire, et enfin la Turquie.
Ankara est donc une pièce essentielle d'un dispostif que le gouvernement
turc entend promouvoir, et non fragiliser.
Conscient de son
isolement international à la suite de l’échec de son rapprochement avec
les Frères musulmans après les printemps arabes (lire notre enquête à Istanbul) et déjà proche de Téhéran, Ankara s’est ainsi rabiboché au printemps avec Tel-Aviv, l’autre « lépreux » de la région, pour reprendre le terme du quotidien israélien Haaretz.
Erdogan a désormais l’occasion de sortir de son isolement international
et de redevenir un allié qui compte auprès de l'Occident sur les
dossiers clés : la Syrie, le dossier iranien, la lutte contre l'État
islamique...
___(Merci à Mediapart)____________________________________
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