mercredi 16 octobre 2019

En route...

Vers de nouveaux clivages
                                Segmentation discrète
                                              Assignation sociale. Tout le monde à sa place.
       La société à plusieurs vitesses, cela a toujours existé, de manière plus ou moins marquée, plus ou moins visible, dans tous les secteurs d'activité.
   Mais depuis les années 90 et la mise en place des nouvelles normes inspirées par le néolibéralisme anglo-saxon, adoptées comme critères de "modernité", c'est le service public qui est affecté par de nouveaux clivages, qui tendent à surgir où à s'approfondir, au point d'ériger peu à peu la désagrégation des statuts et la précarité comme objectifs dits incontournables.

   ll fut un temps, pas si lointain, où l'on voyageait en troisième classe, où l'on pouvait bénéficier d'un enterrement de première classe. Même le Titanic avait sa troisième classe.
  Les inégalités de traitement ne choquaient pas toujours à une époque peu critique sur la nature des clivages sociaux et économiques parfois profonds.
 Mais aujourd'hui, après une période de relative égalité de traitement dans les services publics du moins, on assiste à la montée d'une société à plusieurs vitesse, pas seulement dans les transports, mais aussi dans le domaine de la santé, de l'éducation, etc...
  La privatisation rampante ou brutale nous conduit à un déclassement assez généralisé. qu'une politique de bout de ficelle ne surmontera pas sans s'attaquer aux causes, qui dépassent en partie nos frontières.
     Comme le fait apparaître cette analyse, qui décrits plus de faits, d'effets et de symptômes qu'il ne va à l'analyse des causes:
                                                            "  Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?
    Elle se traduit d’abord dans la prise en charge des corps malades. Avec les consultations privées des chefs de service à l’hôpital public, la « dualisation » du service public hospitalier existe certes depuis longtemps. Mais les années 1950, les idéaux de l’État-providence, la sophistication du soin à l’hôpital, la réforme Debré de 1958 créant les CHU avaient cessé de faire de cet espace un espace de relégation des plus pauvres, loin du soin de ville privé réservé aux notables, pour en faire un espace d’accès à un soin de qualité en même temps que de relative mixité sociale, avec les inconvénients (attentes, complexité administrative) que cela pouvait comporter.
             La création d’un secteur privé hospitalier de droit privé par une loi de 1970, le développement des cliniques, aux tarifs plus élevés et surtout imparfaitement couverts par le système assurantiel, la loi de 1991 offrant une concession de service public aux établissements de santé privés (tant à but non lucratif que lucratif), ainsi qu’en « libéral », la création en 1980, du secteur 2 : « secteur conventionné à honoraires libres » où les dépassements sont autorisés : tout cela a tendu à éroder de toutes les manières cette mixité imposée. Un seul exemple (ici emprunté à l’expérience récente de l’auteur de ces lignes) mais particulièrement révélateur : une IRM, « soin » purement technique dépendant d’une machine et de coût en principe stable, est tarifée à 50 € à l’hôpital, où elle est entièrement prise en charge par la couverture sociale. Dans une clinique consultée, l’IRM se voyait tarifée 130 €, soit beaucoup plus que le double, 60 euros restant à la charge de l’usager.
      Cette variation n’étant guère officialisée, ce différentiel n’est pas immédiatement visible, a contrario de l’accueil et du décor c’est-à-dire des signes extérieurs de qualité. Ce n’est pas tant en termes de contenu que les prestations sont hiérarchisées entre hôpitaux et cliniques qu’en termes de forme  : c’est de ce point de vue seulement que l’hôpital peut apparaître à beaucoup comme prestataire de soins de 2e classe. Temps d’attente pour obtenir un rendez-vous, temps d’attente sur place pour accéder aux examens préalables, puis pour accéder au médecin, convocation bien avant l’heure, personnel visiblement débordé, voire désagréable : l’usager de l’hôpital doit accepter d’être captif, docile, bref un véritable « patient », moins pressé, doté d’un temps moins précieux que les autres, en tout état de cause un « usager » plutôt qu’un « client ».
     En revanche, par ses plateaux techniques, par la spécialisation de ses professionnels, l’hôpital demeure à la pointe de la recherche et de certains soins : il continue à représenter de ce point de vue une première classe du soin, y compris pour les élites. Inversement, certaines cliniques délivrent des soins standardisés et de qualité médiocre [1]. La partition entre classes de prestations et de d’usagers passe donc non seulement entre établissements mais au cœur même des hôpitaux publics : l’ilot privilégié que représentent les consultations privées en serait exemplaire.
      Mais ce qui est moins connu, c’est qu’au cœur même de cet espace souvent considéré comme de « deuxième classe » qu’est devenu l’hôpital public, une troisième classe a été créée et que cette dernière a, pour le coup, retrouvé tous les vieux défauts de l’hôpital public, encore si fréquents dans les années 1960 – attentes interminables, mauvaise humeur des soignants, disqualification des patients – qui s’étaient estompés avec l’enrichissement du pays. Ils font retour, mais sous une forme fortement aggravée, et pour certains segments de population seulement.
        Car en 1998, une loi crée au cœur du service public, les PASS, les Permanences d’accès aux soins de santé, réservées aux personnes exclues du système de santé par défaut de solvabilité (population précaires) et/ou de citoyenneté (l’étranger sans papier). Mais les Pass sont un service de soin au rabais [2]. Dans ces espaces, déjà en retrait de l’hôpital, tous les médicaments et tous les soins ne sont pas accessibles (comme dans la médecine d’urgence), certains y sont considérés comme des soins de confort (béquilles, fauteuils roulants), les personnels y sont surchargés, les temps d’attente pour avoir un rendez-vous comme pour être reçus en consultation y sont longs, et une énorme docilité y est surtout attendue des patients (ceux qui n’ont pas réussi à être reçus doivent y retourner le lendemain). Bref, tous les traits de la médecine de « deuxième classe » évoquée plus haut (coût moins élevé mais attentes plus longues, prestations incomplètes, et moindres égards pour la patientèle) sont fortement accentués ici. Or cette « troisième classe » de services de santé s’est vue créée de l’intérieur de l’institution.
        Autre exemple, très récent : la convention signée le 1er juin 2018 entre les dentistes et l’Assurance maladie. Cette convention autorise aux dentistes une augmentation générale des tarifs des soins dentaires ordinaires (la dévitalisation d’une molaire passe par exemple de 81,94 à 110 euros), indolore pour les patients puisque intégralement prise en charge par l’Assurance maladie et les complémentaires. En contrepartie, la prise en charge des prothèses variera selon trois classes de remboursement. Dans le premier, dit « RAC zéro », le patient n’aura rien à débourser à condition qu’on ait affaire à des prothèses en métal pour les dents de derrière, réputées invisibles, contre des prothèses en céramiques pour les dents de devant. Un deuxième niveau, dit « modéré » ou « maîtrisé » de remboursement proposera des prothèses au tarifs plafonnés, remboursées à hauteur de 25% : ceci notamment pour ceux qui ne veulent pas de couronne métallique. Au troisième niveau, les honoraires seront libres : pour les implants, les dents en or, des couronnes « à très haute technicité » ou à « l’esthétique encore plus fouillée » (pour reprendre les termes de la Confédération Nationale des Syndicats Dentaires) : « Il faut que les gens qui ont envie d’accéder à du superflu puissent le faire », déclare la ministre de la santé, Agnès Buzyn le 1er juin sur Europe 1....
                ...  Autre type de « soins au corps » - la prise en charge publique des corps morts. Elle a vécu la même évolution de long terme, et la même inflexion récente, au cours des années 1990. À Paris, en 1960, il y avait encore cinq classes d’enterrement payantes et une classe gratuite. À la fin de cette période, les convois prévus pour les trois dernières classes représentaient encore 60% des convois en quartiers populaires contre 23% dans les quartiers aisés ; la proportion de convois civils, moins coûteux, n’était que de 18% dans les quartiers aisés mais de plus de 40% dans les quartiers pauvres, épousant étroitement la proportion d’ouvriers dans la capitale. Les classes d’enterrement avouaient donc sans détour l’appartenance de classe des défunts et/ou de leurs proches.
             Les années 1960 ont vu supprimer les classes d’enterrement – par l’Église d’abord en 1963, puis par les Pompes Funèbres Générales ensuite – à peu près disparaître les tentures mortuaires, très coûteuses en personnel et les cérémonies perdre de leur « pompe » visiblement inégalitaire (trajets en centres-villes), et encore réduite dix ans après par la poussée de la crémation: la distinction sociale devant la mort s’estompe et se dissimule. En 1993 (1998 à Paris) l’ouverture à la concurrence va inverser la tendance [7]. La montée générale des prix qui en résulte contribue à générer l’installation là encore, de trois classes. La première, est représentée par le funéraire privé, bien vite revenu à ses habitudes du passé : anticiper les capacités différentielles des clients à investir pour leur défunt afin de les inciter à dépenser. La seconde classe peut être représentée, à Paris, par un reste de service public, c’est-à-dire les Services Funéraires de la Ville de Paris (le SFVP), qui s’efforcent d’en conserver l’esprit en évitant la vente forcée des prestations. Pas ou peu de « soins de conservation » (thanatopraxie), de fait déjà fournis par l’hôpital : ces coûts ne constituent donc là que 12% des devis contre 60 à 70%, voire plus, dans le secteur privé. Et la « troisième classe » est représentée depuis 2004 par les « convois sociaux » pour les personnes en difficulté financière, invitées à ne payer que 20% (voire 0% pour des proches non familiaux) des frais (les mairies prenant le reste en charge), mais avec un seul type de cercueil, de capiton, de plaque funéraire [9] …
       Bref, c’est le concept Ouigo. Dans les transports publics, à côté de la 1re et la 2e classe (disparues en 1991 dans les transports urbains, mais conservées dans les transports interurbains), s’est réintroduite en 2013, dans le secteur public ou para-public des transports, une troisième classe qui ne dit pas son nom. Ouigo permet une segmentation entre classes de services, en proposant une prestation minimale, accompagnée des signes extérieurs de ce minimalisme, qui sont aussi des signes extérieurs de modestie sociale : temps d’attente obligatoire à la gare (donc population visiblement captive et dépendante), absence de choix dans les horaires (un seul train par jour le plus souvent), absence de certains éléments de confort (ni prestation alimentaire ni poubelles à bord), plus grande étroitesse des sièges, et, bien sûr, disparition des 1res classes et de la « voiture bar », mais tarifs beaucoup plus modestes que ceux de la SNCF. Résultat : les populations de Ouigo sont socialement et ethniquement marquées, comme peut en témoigner l’auteur de ces lignes, un de ses utilisateurs très régulier. Or Ouigo n’est pas une filiale indépendante, mais constitue un service spécifique au sein de la branche Voyage SNCF de la maison mère.m
         Cette segmentation des publics s’est donc installée de l’intérieur du système, de l’intérieur du service public. En témoigne aussi la dualisation des universités et des troisièmes cycles en train de se mettre en place afin de cantonner dans des espaces spécifiques, tout en les conservant à l’université, des publics populaires qu’on ne peut plus refouler en toute légitimité depuis les années 1950.
      Là encore, dans une première étape, les groupes sociaux étaient bien différenciés dans leur accès à la culture académique : la proportion d’accès au baccalauréat, d’environ 5% dans les années 1930 est restée stable jusqu’au début des années 50. Les séparations étaient claires ; il y avait ceux qui passaient la « barrière et le niveau » du baccalauréat, et tous les autres. Mais, seconde étape, avec les années 1950, une certaine mixité sociale est devenue possible. Car alors, ces 5% vont commencer à se hausser à une vitesse déroutante vers les 66% d’aujourd’hui. Toutes les tentatives pour freiner cet investissement nouveau des plus modestes sur l’enseignement supérieur se sont heurtées à des oppositions intenses dont les plus véhémentes furent les mouvements de mai 68 puis, trente ans plus tard, la bataille contre le CPE : l’université, comme l’hôpital, tendaient à devenir un espace socialement indifférencié. À côté cependant de cette 1re classe que n’ont jamais cessé d’être les grandes écoles (et qui prudemment se multiplient alors dans toutes les disciplines « nobles » : création des IEP de province, multiplication des écoles de commerces), s’était donc simplement constituée une deuxième classe que représentait l’université en voie de démocratisation accélérée. Un bon élève en lettres et sciences humaines savait simplement qu’il fallait d’une part s’orienter vers une grande école, et pour son cursus purement universitaire, continuer à éviter au maximum l’immersion dans la « deuxième classe » en échappant notamment au contrôle continu et à l’assistance aux cours, et choisissant en tout état de cause une université parisienne, et parmi elles, surtout pas « Vincennes », par exemple.
      Mais aujourd’hui se fraye à nouveau une segmentation entre cette 2e classe qu’est déjà l’université et sa 3e classe. Les voies en sont diverses, et pour le moment inégalement abouties : attribution des deux premières années aux enseignants de statuts précaires ou dégradés, création des AES, droits d’inscription inégaux, et plus récemment encore, exigence d’ « attendus » et de « pre-requis » (ces démonstrations de compétence acquises) dans certains secteurs universitaires. Mais la hiérarchie était encore relativement implicite. Avec lesdits « pôles d’excellence » et les droits d’inscription différenciés, elle devient certes plus explicite, tout en n’étant pas affichée aussi clairement que les classes sur nos wagons d’antan…
      Les raisons de ce processus de segmentation des publics oscillent entre deux pôles. Une logique purement économique d’abord : l’esprit du « low cost  ». Il s’agit d’attirer des populations (y compris parfois relativement privilégiées) vers des prestations qui ne leur étaient pas habituelles, comme dans le secteur aéronautique : le low cost a permis d’attirer vers l’avion ceux qui ne partaient guère au loin, ou utilisaient d’autres moyens de transport : ceci sans les disqualifier vraiment, puisque partir au loin continue à représenter un privilège. Or le service public s’y met aussi. ...
       ...Mais faire accéder – ou continuer à faire accéder – un maximum de personnes à la prestation : telle est ici le plus souvent la raison alléguée. La chose est très évidente en ce qui concerne les PASS : les acteurs engagés dans les PASS voient ces dernières comme un progrès social, une « exception française » bienvenue parce qu’elles parviennent à conserver dans le giron public des populations particulièrement défavorisées (ailleurs, comme en Allemagne, elles sont prises en charge par la médecine humanitaire). La prise en charge sanitaire de tous aujourd’hui exigerait d’être moins regardant : médecine de 3e classe peut-être, mais médecine quand même. Même logique évidemment concernant la nouvelle prise en charge des prothèses dentaires. Il était sans doute bienvenu pour le successeur de François Hollande à la présidence d’insérer la prise en charge de ces prothèses parmi ses promesses de campagne, tant l’inégalité devant les soins dentaires est criante : en 2017, 600 000 couronnes métalliques ont été posées en France mais près de 18% des Français avaient renoncé en 2012 à des soins dentaires, dont 68% à la pose d’une couronne, d’un bridge ou d’un implant, soit 4,7 millions de patients… La nouvelle convention a pu paraître à certains – le responsable aux études de l’Association Que Choisir notamment – comme « un compromis acceptable » puisque « Dans un monde idéal, on aurait pu souhaiter des céramiques partout, mais mieux vaut une couronne métallique que rien du tout » ...
      ...La segmentation reste en général discrète. Encore une fois, peu de choses distinguent un TGV Ouigo d’un autre TGV et leur temps de trajet est – apparemment – le même ]. De même qu’il faut aller en clinique (comme chez un médecin non conventionné) pour découvrir que la même IRM y est facturée le double de son prix « hospitalier » ou prendre la mesure du changement de décor et d’accueil, il faut être amené à passer à l’IEP de Paris pour prendre toute la mesure de la pauvreté relative de l’Université, avoir pratiqué Ouigo pour découvrir que prestations alimentaire et évacuation des déchets n’y sont pas prévues et surtout qu’après avoir attiré le public par des prix très bas pour des trains aux horaires normaux, Ouigo fait, sauf exception, désormais partir très tôt ses trains : pour Montpellier par exemple, à 06h53 de Roissy Charles de Gaulle ou à 7h de Marne la Vallée. On retrouve là les horaires typiques des voyages en bus pour les pauvres avec « valise en carton » des années 1950, repris d’ailleurs trait pour trait par les Ouibus, comme par son équivalent européen, les Flixbus.
      Encore plus discret : à côté de la multiplication des TGV, on assiste à la suppression pure ou simple des trains de province, ou à la déshérence (retards importants et suppressions de trains sans avis préalable) de lignes entières que les plus aisés n’empruntent plus guère : ainsi des trains sinistrés pour la région nord doublé par le triomphant Thalis, ou de la ligne vers Amiens et la Picardie aux retards chroniques, par opposition aux « bons » trains vers la région normande de plus en plus recherchée par les cadres moyens, et pour lesquels une gare flamboyante a été aménagée à l’intérieur de la gare Montparnasse. Le même « partage » tend aujourd’hui à s’installer aujourd’hui sur les trains de banlieue : on ne saurait que s’étonner de l’absolue ponctualité du train vers Pontoise comparée à l’absence totale de fiabilité de la ligne A qui le double pourtant de fort près, mais en direction du quartier le plus populaire de la ville nouvelle jouxtant Pontoise : Cergy-Pontoise. Ces « classes » de services publics, aux différences écrasantes, ne sauraient apparaître comme telles qu’à ceux dont les pratiques sociales sont amenées à varier, comme ces classes moyennes auxquelles appartiennent souvent le sociologue. Il est cependant des populations « fixes » parfaitement à même de repérer cette inflation discrète d’un système à « deux poids deux mesures » : il s’agit des professionnels de la SNCF, qui expriment sans détour leur inquiétude face au « pourrissement » de certaines lignes, très socialement situées .
       La privatisation du service public n’apparaît alors que comme la partie émergée de l’iceberg : une segmentation plus visible que l’autre, alors que dans le service public les choses semblent souvent ne pas mériter, ne pas avoir besoin – voire se voir interdire – d’être dites. Bien sûr ici le désir peut être ici de fait non satisfait, mais non explicitement : parmi les candidats de Parcoursup toujours en attente de réponses concernant leurs vœux, il y a, de fait, chez ces bacheliers des filières professionnelles et technologiques, un nombre croissant d’abandon pur et simple  … mais ce n’était pas la visée explicite du système. Il suffit en revanche que soit introduit entre le désir et sa satisfaction un délai, un temps supplémentaire  : pas même un interdit définitif. Le terme de « sélection » s’efface ainsi devant le fonctionnement même de l’algorithme Parcoursup : comme dans tous les secteurs de « première classe », les mieux dotés en ressources scolaires seront les plus vite servis....
  Luc Boltanski a cru pouvoir faire le constat d’un glissement de l’idéologie dominante vers un « affaiblissement considérable en volume et surtout en sophistication du discours idéologique” : si la chose se vérifiait, la silencieuse segmentation des usagers jusque dans le secteur public en constituerait une forme nouvelle méritant l’attention.
      « Do you want upgrade ? », cette question s’impose à vous de manière lancinante aux États-Unis, dès que vous avez posé votre option pour une place dans un avion ou une chambre d’hôtel. Refuser cet « upgrade » peut certes engendrer de fort désagréables surprises effectives (séparation des conjoints, absence de collation) . Mais elles ne sont visibles qu’après coup, contrairement à la différence entre classes économiques et premières classes à travers lesquelles on est passé en entrant dans la carlingue. « C’est fait exprès, explique pour le service public du funéraire, un opérateur du low cost. Il faut que ce soit un peu visible, qu’on remarque qu’on a accès qu’à une classe de services limités ». Cet « un peu visible », à l’intérieur du service public aussi, semble devenir essentiel. Il y aurait beaucoup à faire sur le travail d’affichage ou au contraire d’euphémisation de la hiérarchie sociale aujourd’hui, ses retours de refoulé souvent inattendus, et surtout les formations de compromis expressives qu’il secrète [20].
      Pour être possible sans être trop visible, le travail de classement social est d’ailleurs délégué aux usagers/consommateurs. On leur re-fabrique soigneusement des classes, mais sous une forme euphémisée : libres à eux de s’y faufiler pour continuer à accéder à ce qui continue à être considéré sinon comme un service public, du moins comme un bien commun (le transport, les obsèques, l’enseignement supérieur), tout en bénéficiant, ou pas, de signes extérieurs de richesse. Bref, on les invite à se « classer » eux-mêmes, à décider au fond – les messages publicitaires disent parfois la réalité du jeu – si " je le vaux bien"...
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