Plus qu'un malaise...
Le plus beau métier du monde est à un carrefour. Une véritable crise même. Cela commence à se savoir et à se voir. Le déclassement -certains parleront même de dénaturation- que subit cette profession si essentielle a des effets pervers. IL n'y a pas que la dégradation des rémunérations (parmi les plus faibles d'Europe), en question ces temps-ci, largement cause de la désaffection, qui oblige à des recrutements à tout va, mais aussi les effectifs des classes qui ne baissent pas en moyenne et peut-être surtout l'administration tatillonne issue de la blanquérisation et aussi les exigences parentales parfois contradictoires qui semblent souvent faire la loi. A force de mettre l'élève "au centre", on met le prof' "en marge", dont la fameuse "liberté pédagogique" se réduit comme peau de chagrin. La mise au pas administrative, sous prétexte d'efficacité, produit bien des effets pervers. On en a des échos ici. Le métier est souvent sous tension. Les artifices sont nombreux pour sauvegarder les apparences. Le principe d'autorité part en c****** sous l'effet d'une démission parentale, sur bien des points.
La perte des bases essentielles dans le savoir et le manque d'autorité parentale se remarquent un peu partout, à tel point que beaucoup d'enseignants ont l'impression de jouer les "nounous"(**) Il semble à beaucoup que ce qui se joue derrière cette lente dégradation vise à privatiser toujours plus une institution qui relève du pouvoir républicain, en jouant sur l'arme de la dégradation des services, comme dans d'autres pays où les principes du très libéral OCDE se met en place peu à peu, comme dans d'autres domaines et dans d'autres pays, malgré les échecs constatés (*). Comme la Cour des Comptes le préconise. Un modèle pour demain? (*) " C'est une école “deux en une” », résume Mme Elsa Heuyer. Cette professeure de français du lycée Drottning Blanka a dû apprendre à « optimiser » le temps et l’espace au bénéfice d’AcadeMedia, l’« entreprise éducative » cotée en Bourse qui l’emploie à temps (très) partiel : 28,7 %. Situé au sud de Stockholm, son lycée, un établissement privé sous contrat, dit friskola (friskolor au pluriel), partage ses locaux avec un autre du même groupe. Rentabilité oblige, Mme Heuyer doit gérer deux niveaux dans la même classe : « En pratique, je suis obligée de diviser le temps de cours par deux. » Exerçant, eux, à temps plein, ses collègues professeurs d’espagnol, Mme Sandra Nylen et M. Adrian Reyes, enseignent également une autre matière — un fait commun en Suède. Ils assurent en outre un tutorat pour une quinzaine d’élèves chacun, jouant le rôle de ce qu’on appelle en suédois un mentor. Par courriel ou par téléphone, ils doivent maintenir un contact permanent avec les parents pour le suivi des absences et de la scolarité, toutes matières confondues. « Lorsqu’un élève rencontre des difficultés, c’est de la faute du mentor », soupire M. Reyes. Il n’est ainsi pas rare de voir un professeur aider un élève à faire remonter ses notes dans une autre matière que celles qu’il enseigne. « Je m’assure sans cesse auprès de mes élèves que tout va bien, car je sais que mon directeur va me demander des comptes, raconte Mme Nylen avec nervosité. Mais que faire lorsqu’ils échouent dans plusieurs matières ? »Le directeur du lycée Drottning Blanka « demande des comptes » parce qu’il lui faut de bons résultats pour conserver ses élèves ou en attirer davantage. Après le retour au pouvoir des « partis bourgeois », en 1991, le premier ministre du Parti modéré, M. Carl Bildt, instaura le système des « chèques éducation ». Depuis, il n’y a plus de carte scolaire, et chaque famille peut inscrire gratuitement ses enfants dans l’école publique ou privée de son choix. ...." ___
_____ (**) " Il s’agit pour Arnaud Fabre et Nicolas Glière de ne rien cacher sur ce qui va mal à l’Éducation nationale et surtout de rechercher les causes des dysfonctionnements d’une « maison qui rend fou ». Contre des idéologues dogmatiques, faux progressistes et véritables destructeurs de l’école, les auteurs veulent « rendre à l’école son rôle premier : instruire ». Le projet est ambitieux, car un renversement des valeurs, digne de la caverne de Platon, mine l’Éducation nationale. À l’école, « scolaire » est un gros mot ; les bons élèves sont détestés, ceux qui produisent continûment des efforts sont méprisés. Quant aux professeurs attachés aux connaissances qu’ils ont à transmettre, ils sont moqués par des chefs ou des collègues qui ne maîtrisent pas l’orthographe et la syntaxe. Pour « alléger la souffrance de l’élève », les maîtres à penser en « sciences de l’éducation » estiment qu’il n’y a jamais de mauvaise réponse dès l’instant qu’elle émane d’un élève, et que l’absence de logique est la preuve que l’on a affaire à un futur artiste. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, de la crise particulière de l’enseignement des mathématiques. On fait un cadeau empoisonné aux élèves, à ceux en particulier issus d’un milieu social défavorisé, en renonçant à leur réclamer des efforts et du travail. L’emprise institutionnelle exercée depuis quarante-cinq ans par cette pseudoscience que sont les « sciences de l’éducation » est décrite avec précision, dans sa haine des connaissances académiques, dans son ignorance du métier d’enseignant et de la réalité des classes, dans son jargon et ses positions de pouvoir, notamment dans les centres de formation. Les stagiaires s’entendent dire : « Vous avez eu le concours, eh bien, maintenant il va falloir tout désapprendre pour vous mettre au niveau des élèves. » Pour les parangons des sciences de l’éducation, la chronologie est une hérésie, et l’orthographe et la grammaire sont discriminantes pour les enfants des classes populaires. Quiconque les critique est décrété de droite ou d’extrême droite, anti-pauvre, raciste et passéiste. Lorsqu’ils doivent admettre que leurs solutions miracles n’ont pas procuré les résultats escomptés — que l’école publique joue de moins en moins le rôle d’ascenseur social —, leur réponse est toute trouvée : on n’est pas allés assez loin dans le pédagogisme ! « C’est comme si, en cas d’allergie à un médicament, on vous conseillait de doubler la dose pour ne pas remettre en cause les bienfaits de la molécule. » Comme les métiers de l’hôpital, les métiers de l’éducation souffrent d’une « crise des vocations ». L’expression est récusée par les auteurs qui défendent un métier plutôt qu’un ordre religieux. À l’Hôpital comme à l’École, l’utilité sociale de ces métiers se retourne contre les travailleurs. Parler de salaire est indécent quand il s’agit de soigner ou d’éduquer. Les Stylos rouges ont d’ailleurs reproché aux syndicats de ne pas s’être assez souciés d’une perte abyssale de leur pouvoir d’achat en quatre décennies[2]. L’augmentation des démissions et la chute du nombre de candidats aux concours sont aujourd’hui connues du grand public, désormais au courant que les professeurs sont très mal payés. En revanche, le public ignore encore qu’à l’Éducation nationale, comme dans de nombreux autres métiers, un lien étroit doit être établi entre la santé et le travail. Mais la santé des personnels n’est pas une préoccupation du ministère de l’Éducation nationale. La médecine du travail y est quasiment inexistante et les établissements manquent cruellement de médecins scolaires et de services d’infirmerie. Si on peut être malade, c’est en période de vacances. C’est à ce signe qu’on reconnaît « l’employé modèle ». « Faire cours sans voix ou avec 39° est une ineptie, sauf à croire que nous ne faisons que garder les élèves. » Le manque criant de professeurs remplaçants permet de culpabiliser les enseignants. « Cette vision de la maladie, rappellent les auteurs, est propre à beaucoup de patrons ailleurs qu’à l’école. » L’installation structurelle de la logique du privé à l’école est pointée, à travers la mise en concurrence des établissements entre eux et, au sein d’un même établissement, entre professeurs qui surnotent les élèves pour conserver leurs postes ou leurs heures supplémentaires.
Comme dans les autres ministères et les autres fonctions publiques, l’Éducation nationale fait de plus en plus appel à des contractuels, qui est une main-d’œuvre peu chère, précaire et soumise. Des rectorats cachent des postes vacants pour les réserver à des contractuels. On cultive un cercle vicieux : pourquoi augmenter le salaire des enseignants dès lors que l’Éducation nationale fait d’eux des exécutants interchangeables qui n’ont qu’à suivre un manuel et faire de l’animation ? Il est humiliant pour des professeurs de constater que le métier qu’ils aiment est considéré par l’institution comme un job temporaire. Est évoqué le cas de personnes ayant choisi le devenir professeur « pour faire une pause », qui sont rattrapées par la dure réalité d’un métier épuisant et démoralisant, saboté par l’institution. Certaines découvrent que l’idéologie des faux savants pédagogistes sert à légitimer une baisse des moyens, en même temps qu’elle répercute l’idéologie néolibérale de l’entreprise fondée sur les compétences et le management.
Les Stylos rouges ont été parmi les premiers à s’insurger contre les pressions exercées sur les personnels, tant par les élèves que par les parents et la hiérarchie. Livrés à eux-mêmes, les professeurs sont ignorés, voire sanctionnés lorsqu’ils évoquent ces faits. « Comment ne pas évoquer, écrivent les auteurs, l’assassinat de notre collègue, Samuel Paty, tué par une cabale d’islamistes après avoir été abandonné voire menacé de sanctions et réprimandé par sa hiérarchie, déconsidéré par une partie de ses collègues, simplement pour avoir fait cours et respecté les programmes ? » Cette évocation est d’une alarmante actualité[3].
Il est expliqué comment « inspecteurs, formateurs et chefs d’établissement sont la parfaite courroie de transmission des ordres du pouvoir en place, quel qu’il soit ». Ainsi, à quelques années d’intervalle, ils exigent des enseignants tout et son contraire, selon la mode et le ministre du moment. L’ouvrage fourmille d’exemples éloquents. Citons le cas de l’inspectrice qui exige, lors d’une formation liaison CM2-6e, que le professeur explique des consignes aux élèves en difficulté pendant que les autres travaillent. Lorsque le professeur demande comment faire pour que la classe travaille tranquillement, l’inspectrice répond : « Vous leur dites : ‘Allez, zou, au travail !’ Et ils s’y mettent. » La dame ne blaguait pas[4]. Il est une règle à laquelle l’Éducation nationale ne déroge pas, c’est celle du « pas de vague ». Un enseignant, un conseiller principal d’éducation, un membre du personnel médical, un assistant d’éducation fait appel à sa direction en cas de problème ? Très mauvaise idée ! Quand on sollicite un chef au sujet d’un problème, on devient le problème. La ressemblance avec le management France Telecom ou la Poste est justement soulignée. Non seulement l’agent n’est pas soutenu, mais il est convoqué et calomnié. On refuse parfois de le recevoir accompagné d’un représentant syndical. La bienveillance qu’on exige des enseignants leur est refusée par les chefs d’établissement et les inspecteurs qui « cassent, humilient, harcèlent pour certains, sans vergogne et sans jamais rendre de comptes ». Les auteurs ne nient évidemment pas que des professeurs rencontrent des difficultés et ont besoin d’être aidés. Toujours est-il que les inspections qui se bornent à démolir sont contre-productives. Les auteurs prennent l’exemple d’inspecteurs expliquant uniformément à des professeurs ayant trente ans de métier, qu’ils sont vieux, dépassés, nuls et que rien de ce qu’ils ont fait jusque-là n’est à conserver. La réalité d’une hiérarchie « qui se couvre en permanence, dans l’obsession du contrôle et du culte du chef » n’est pas le fait de cas isolés. Elle est structurelle. Dans ces conditions, « les chefs compétents et humainement respectables sont noyés et invisibilisés dans une masse d’incompétents aux valeurs humaines plus que détraquées ». De son côté, le professeur régulièrement humilié par des élèves perturbateurs jouissant d’une complète impunité est seul et méprisé. Le cocktail « déni des faits, refus de sanctionner, omerta, idéologie » est le carburant ordinaire de l’Éducation nationale. Comment éviter les ennuis ? Comment espérer être bien vu ? En renonçant à transmettre librement les connaissances. En dénigrant l’école comme outil égalitaire d’émancipation face aux déterminismes sociaux. Mais cela suffit-il pour obtenir ce qu’on veut ? Les auteurs ont forgé avec humour et pertinence le néologisme « larbinat » pour rendre compte avec exactitude et précision de ce qui se passe en 2023 à l’Éducation nationale. Dans une note de bas de page, le larbinat est ainsi défini : « Il s’agit du ‘métier’ de larbin et des compétences à acquérir pour devenir le larbin parfait auprès de ceux qui détiennent le pouvoir ». Ainsi, par exemple, les profs-larbins obtiennent les classes qu’ils souhaitent ainsi que le versement d’heures, parfois non effectuées, selon l’envie du proviseur ou du principal. Par contre, le syndicaliste honni se verra refuser arbitrairement l’autorisation d’effectuer des heures d’enseignement dans le supérieur. Mais attention : l’enseignant n’a pas l’exclusivité du larbinat. Ce rapport social pathologique se retrouve à tous les niveaux du ministère. L’obsession pyramidale qui a atteint des sommets depuis les années Blanquer impose partout des tyranneaux serviles qui se vengent sur leurs subalternes. Pitoyable modèle offert aux élèves que l’école devrait former à l’esprit critique et à la solidarité humaine ! Ce rejet conjoint du pédagogisme, du néolibéralisme et… du larbinat s’accompagne d’une contestation sans équivoque du renoncement à la laïcité « envisagée à l’aune des États-Unis, du communautarisme culturel sans rapport avec notre histoire ». « Il est assez surprenant, précisent N. Glière et A. Fabre, que des gens se revendiquant de la gauche, parfois radicale, suivent ces modèles importés ultra-individualistes ». Si tout se vaut, la frontière entre croire et savoir n’a pas de sens. Dire que la Terre est plate devient une opinion comme une autre. Comme le soulignent les auteurs, les fanatiques religieux connaissent la puissance émancipatrice de l’instruction, car « en en privant les autres, on les domine et on les mène où on veut ». Mais pour les idéologues qui se disent de gauche, il faut respecter les croyances, comme si elles étaient essentiellement attachées aux personnes. On connaît la suite : « Combien de ces universitaires et autres collègues de tendance pédagos ont renoncé à la laïcité ? Combien d’entre eux ont quasiment cherché à justifier le massacre de Charlie Hebdo ou la décapitation de Samuel Paty ? », demandent Arnaud Fabre et Nicolas Glière. Les auteurs terminent par des propositions décapantes, allant d’un travail à mi-temps dans les classes pour les personnels d’inspection et de direction à l’abolition du Concordat en Alsace-Moselle, en passant par une augmentation des salaires de 50 % sans contrepartie. Ce livre d’enseignants est un livre politique de citoyens de gauche qui savent que « l’école est le creuset par lequel tout le monde passe ». Il est aussi celui de salariés en activité qui se reconnaissent pleinement dans le présent mouvement contre la réforme réactionnaire des retraites. La réponse que la macronie oppose à cette lame de fond populaire n’a pas dépaysé les deux professeurs qui y retrouvent « le même autoritarisme et le même mépris ». N. Glière et A. Fabre font d’ailleurs résonner dans les deux cas le même appel : Ne vous laissez plus faire ! Ce livre corrosif, sincère et confiant est à recommander particulièrement à tout professeur qui se sentira moins seul, et à toute personne de gauche qui apercevra concrètement que les combats pour l’instruction, les services publics, la justice sociale et la laïcité sont indissociables..." _____________________________.
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