Des hésitations légitimes?
Dans toute période d'innovation qui touche au plus près à notre santé, surtout dans les moments où elle semble menacée pas des périls inhabituels, quand la médecine innove pour essayer de les éradiquer, parfois de manière tâtonnante, il y a une montée des questionnements et des hésitations sur le bien fondé des nouveaux traitement envisagés, sur leur capacité thérapeutique et sur les risques encourus par leur application. Du côté du corps médical averti, comme du grand public peu ou pas du tout informé. On connaît les résistances que Pasteur a dû affronter et qu'il a su vaincre finalement, à l'aube de la pratique de la vaccination. Après ce travail de pionnier, il en a eu d'autres, dans diverses circonstances, souvent infondées, reposant sur des préjugés et des ignorances tenaces, parfois fondées, du moins en partie, venant même du corps médical s'interrogeant sur certaines mauvaises pratiques pharmaceutiques ou politiques éventuelles. Le doute légitime, informé, méthodique, a toute sa place dans la recherche en matière de pratique vaccinale notamment, loin des adhésions aveugles ou des rejets conspirationnistes de tous poils.. Il peut y avoir un pari rationnel à pratiquer une vaccination de masse, quand la recherche et l'expérimentation ont été jugées suffisamment poussées par un collège d'experts et surtout quand l'urgence sanitaire s'impose. Si la prudence est de rigueur, si le débat doit se poursuivre, les décisions s'imposent. __On peut refaire une histoire des doutes qui ont jalonné une histoire parfois compliquée.
Point de vue: ..." La France a retrouvé un fragile contrôle de l’épidémie, déjà menacé par le variant anglais plus virulent. Et plus que tout autre pays, elle entre dans la campagne de vaccination dans l’hésitation. « Les politiques sont dans leurs petits souliers », dit l’historienne et philosophe des sciences Annick Opinel, chercheuse à l’Institut Pasteur et membre du comité technique des vaccinations à la Haute Autorité de santé, dont les recommandations guident les priorités de la campagne vaccinale. « Le principe de précaution peut aller dans un sens, ou un autre : faut-il vacciner vite, ou prendre son temps ? Il n’y a pas de réponse précise, il faut une bonne dose d’humilité, c’est impossible d’être sûr de soi. » C’est ce qu’elle déclarait mi-décembre. Depuis, de nombreuses questions sont levées sur les risques du nouveau vaccin ARNm de BioNTech/Pfizer, et la polémique monte sur la lenteur de la vaccination en France : au 1er janvier, seules 332 personnes étaient vaccinées, contre 168 000 en Allemagne, 2,79 millions aux États-Unis, 1 million en Grande-Bretagne et en Israël. Mais ces derniers jours, le principe de précaution semble basculer de la prudence devant un nouveau vaccin vers l’urgence de vacciner au plus vite pour protéger les plus fragiles et, à moyen terme, arrêter l’épidémie. Le ministre de la santé Olivier Véran, qui assumait de prendre son temps au journal de France 2 le 30 décembre, a changé de pied : il a annoncé le 31 décembre que la campagne allait « prendre de l’ampleur » : dès lundi, la vaccination sera lancée pour les professionnels de santé de plus de cinquante ans ; début février seront ouverts pour les plus de 75 ans des « centres de vaccination ». Cela n’a rien d’évident de s’inoculer un virus inactivé, ou désormais une molécule d’ARN contenant un code génétique, pour se protéger d’une maladie. Les vaccins ont toujours suscité des résistances, dès leur apparition à la fin du XIXe siècle : « C’était le cas dans la plupart des pays, explique le psychosociologue Jocelyn Raude. En Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Brésil, on a vu se former des brigades anti-vaccination, il y a eu des manifestations, des émeutes à Rio de Janeiro. » Mais en France au contraire, il y a eu, pendant un siècle, « un consensus politique et culturel très fort dans l’opinion, qui a duré près d’un siècle », poursuit-il. « La vaccination moderne et la figure de Pasteur étaient des sources de fierté nationale. Les vaccins pouvaient même être considérés un instrument de soft power pour la France. » Dans le monde, l’efficacité des vaccins a très vite emporté l’adhésion de la population : « La vaccination a fait disparaître la poliomyélite en quelques mois, c’était spectaculaire. Cette maladie infectieuse laissait handicapées de nombreuses personnes, qui étaient visibles dans la société. L’effet sur la rougeole a aussi été très net. Mais les personnes qui ont vu les conséquences de ces grandes maladies infectieuses ont aujourd’hui plus de 70 ans. Cette mémoire est en train de disparaître. » Depuis la fin du XXe siècle, les controverses autour des vaccins se multiplient. En France, explique Jocelyn Raude, « elles apparaissent autour des vaccins au cours de la campagne vaccinale contre l’hépatite B ». À partir de 1994, sous l’impulsion du ministre de la santé Philippe Douste-Blazy, la France se lance dans une vaste campagne de vaccination contre ce virus, à l’origine de cirrhoses et de maladies du foie. Elle suit les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, en 1992, recommande la vaccination universelle contre l’hépatite B, en privilégiant les nourrissons et les adolescents. Si le virus est très présent dans les pays en développement, il l’est beaucoup moins dans les pays riches, la prévalence du virus y est inférieure à 2 %. Pourtant, les autorités françaises ont tenu « des discours alarmistes et mensongers sur la gravité de l’hépatite B en France », se souvient le professeur de pharmacologie bordelais Bernard Bégaud. « Bien sûr, ce virus est à l’origine d’infections hépatiques graves, parfois mortelles. Mais on a entendu que l’hépatite B se transmettait par la salive, que ce virus faisait plus de morts en un jour que le Sida en une année. Tout cela était faux. La campagne de communication a été démesurée, financée par les laboratoires. On a même fait appel à des animateurs de Fun Radio qui ont fait le tour de France en camion pour sensibiliser les jeunes. » Bernard Bégaud dirigeait alors la pharmacovigilance au sein de l’Agence du médicament et a vu remonter « 640 signalements de sclérose en plaques. Au départ, on ne comprenait pas pourquoi : la campagne ne devait viser, suivant les recommandations de l’OMS, que les enfants et les adolescents. Or la sclérose en plaques se déclare chez les jeunes adultes. Je me suis battu à l’époque pour obtenir le nombre de personnes vaccinées : 33 millions de personnes, dont 10 millions d’enfants et 23 millions d’adultes ont été vaccinés ! La campagne vaccinale a raté sa cible, aucun pays au monde n’a vacciné autant d’adultes contre l’hépatite B ! C’est à cette époque que les médecins, les professionnels de santé ont commencé à douter ». La France est le seul pays à avoir eu autant de signaux de pharmacovigilance inquiétants, de même qu’une controverse sur cette vaccination. Les autres pays se sont eux contentés de vacciner les enfants, avec beaucoup plus d’efficacité. Alors que la France visait un taux de 80 % d’enfants et d’adolescents vaccinés, seuls 30 % l’ont été à l’issue de la campagne. Le pharmacologue reste, aujourd’hui encore, « troublé par cette histoire ». Il conserve, à rebours de la communauté scientifique, « un doute sur l’imputabilité de ces scléroses en plaques au vaccin contre l’hépatite B. C’était peut-être une coïncidence, les scléroses en plaques se révèlent souvent à l’occasion d’un stimulus immunitaire : un simple virus, mais aussi un vaccin. Mais il y a eu des cas troublants, où les poussées de la maladie survenaient juste après les injections. Les cas signalés à l’époque n’étaient pas plus nombreux que ceux attendus, mais tous les malades ne se sont sans doute pas signalés. Les études statistiques ne permettent pas de trancher, dans un sens ou dans l’autre. Une vaste étude épidémiologique aurait dû être conduite, pour lever le doute ». La controverse est si vive que Bernard Kouchner, qui a succédé en 1997 à Philippe Douste-Blazy comme secrétaire d’État à la santé, décide d’interrompre la vaccination en milieu scolaire. Cette décision, ainsi que l’absence d’études approfondies de pharmacovigilance, a alors ancré le doute dans l’esprit des Français, y compris des professionnels de santé. L’historienne et philosophe des sciences Annick Opinel a travaillé sur les archives du cabinet de Bernard Kouchner : « L’exécutif craint alors un scandale de santé publique. Bernard Kouchner a préféré mettre le holà. La responsabilité de vacciner contre l’hépatite B s’est retrouvée entre les mains des médecins généralistes. Cela a nourri des inquiétudes légitimes de parents, de la suspicion. C’est une forme d’abandon de la santé publique », regrette-t-elle. Mais le doute ne gagne pas tout de suite l’opinion publique : « La première grande étude nationale sur la confiance dans les vaccins en France est lancée en 2000. Jusqu’en 2005, 90 % de la population française est encore très favorable au vaccin. Les doutes autour du vaccin de l’hépatite B n’ont pas encore gagné les autres vaccinations. Le basculement intervient avec la gestion de la grippe A/H1N1 », estime le sociologue Jocelyn Raude. Une alerte pandémique mondiale a été lancée par l’OMS après l’apparition, au printemps 2009, au Mexique, d’une grippe jugée alors sévère, et qui frappait un plus grand nombre de jeunes. Finalement, pendant l’hiver 2009-2010, cette grippe s’est révélée peu virulente, autant qu’une grippe habituelle. Mais une campagne de vaccination d’ampleur mondiale a été lancée et a presque partout échoué. La France a acheté 94 millions de doses de vaccins, pour vacciner 75 % de sa population avec deux doses. Finalement, la commande de plus de 50 millions de doses a été résiliée, car seuls 5,36 millions de Français se sont fait vacciner, 563 000 personnes seulement ont reçu les deux doses du vaccin. « Il y a eu plusieurs niveaux de critiques à la suite de cette campagne vaccinale, analyse le psychosociologue Jocelyn Raude. Il y a d’abord une critique économique, sur le nombre de vaccins achetés, qui est tout de suite suivie par la critique sur les liens d’intérêts de plusieurs experts. Ce n’était pas une question nouvelle, mais elle n’avait pas émergé dans le débat public. 2009, c’est aussi le moment de l’explosion des réseaux sociaux, dont se saisissent les milieux conspirationnistes. La vaccination devient le cœur de leur récit, qui est déjà construit autour de la figure de Bill Gates. À l’époque, il est accusé de vouloir contrôler la population grâce à des nanoparticules dans les vaccins. On voit aussi émerger des figures vaccino-sceptiques issues du monde médical – les professeurs Luc Montagnier et Henri Joyeux – qui portent les questions autour des adjuvants dans les vaccins, en particulier les sels d’aluminium. Ces discours sont relayés par les grands médias, Henri Joyeux est invité au journal télévisé de grandes chaînes nationales. » Très vite, la confiance dans le vaccin s’érode : « Au cours de cette période, on voit grimper le nombre de réticents à la vaccination de 10 à 40 %, poursuit le psychosociologue. Parmi eux, il n’y a pas que des complotistes ou des anti-vaccins, mais aussi des personnes inquiètes qui se posent des questions. Le scandale du Mediator, qui met au jour en 2010 les pratiques du laboratoire Servier, ferme cette séquence et installe l’idée que la vaccination est dangereuse. On voit le taux de vaccination contre la grippe s’effondrer de 66 % à 50 % parmi les personnes âgées. » Au niveau politique, la vive polémique s’est soldée par des conclusions plutôt sages des deux commissions d’enquête parlementaire : elles ont estimé que le risque était difficile à cerner, et ont plutôt mis en cause les conflits d’intérêts au sein de l’OMS. La principale critique des sénateurs a porté sur les conditions commerciales des contrats passés avec les laboratoires. Roselyne Bachelot a défendu, bec et ongles, le principe de précaution. Il n’y a pas eu de suites judiciaires. La gestion de la crise A/H1N1 est un traumatisme en France. À tel point qu’elle a égaré le gouvernement comme les médecins dans la gestion de la crise du coronavirus : celui-ci a été qualifié de « grippette », quand les Chinois confinaient strictement la région du Hubei. L’importance des stocks de masques, inutilisés en 2009, a été perdu de vue. Pour vacciner contre le Covid, le gouvernement a d’abord exclu la création de centres de vaccination : Olivier Véran a même raillé les « vaccinodromes », terme utilisé par les contempteurs des centres de vaccination déployés en 2009-2010. C’était pourtant le seul dispositif possible pour vacciner massivement et de la manière la plus sûre, admettaient députés et sénateurs en 2010 dans leurs rapports. Une seule chose s’est bien passée pendant la campagne vaccinale contre la grippe A/H1N1 : le système de pharmacovigilance a permis de repérer une cinquantaine de cas de narcolepsie associés d’une manière significative à la vaccination : « Nous n’avions pas anticipé ces cas de narcolepsie, mais on a pu les repérer assez vite, se souvient le pharmacologue Bernard Bégaud. Dès lors que les effets indésirables ne sont pas cachés, que la balance bénéfice/risque reste favorable, il n’y a pas de scandale. Il faut tout dire. » En 2016, est conduite par le professeur d’immunologie pédiatrique Alain Fischer, l’actuel « monsieur vaccin », une concertation citoyenne sur la vaccination. Elle s’est penchée sur les raisons de la baisse de la couverture vaccinale en France, en particulier des enfants. La concertation a auditionné de nombreux experts sur la question des effets secondaires, en particulier des adjuvants avec des sels d’aluminium qui occupent alors le débat public sur le vaccin. Elle se prononce en faveur de la vaccination, jugeant ses bénéfices certains. Mais elle insiste sur transparence des liens d’intérêts des experts, ainsi que sur la formation des médecins sur les vaccins, sommaire. Cependant, la concertation citoyenne ne se prononce pas sur les choix politiques. La ministre Agnès Buzyn tranche : à partir du 1er janvier 2018, l’obligation vaccinale des enfants est étendue, ils doivent désormais être vaccinés contre onze maladies au lieu de trois pour pouvoir être admis en crèche ou rentrer à l’école. Cette décision est très efficace : la part des nourrissons vaccinés contre l’hépatite B augmente de 8 points, de 11 points pour le méningocoque. Et paradoxalement, elle restaure un peu la confiance chez les Français. Selon une étude internationale publiée dans The Lancet sur la confiance dans le vaccin dans 149 pays entre 2015 et 2019, la France est le pays le plus défiant au monde, aux côtés de la Mongolie et du Japon. Mais entre 2015 et 2019, la part des personnes confiantes remonte un peu. Elle s’annonce comme la plus grande campagne de vaccination jamais conduite dans le monde, et elle débute avec un vaccin faisant appel à une technologie nouvelle, l’ARN messager. Les défis sont nombreux : la négociation des contrats avec les laboratoires, la logistique, qui doit permettre une campagne massive et sûre, la pharmacovigilance. Le pharmacologue Bernard Bégaud, préside aujourd’hui EPI-PHARE, le groupement public en épidémiologie des produits de santé, qui associe l’assurance-maladie et l’ANSM. Il n’est pas inquiet sur la qualité de la pharmacovigilance à venir : « Le Système national des données de santé est un outil exceptionnel, l’une des plus grandes bases de données de santé au monde. On va pouvoir suivre deux cohortes de patients comparables : l’une vaccinée, l’autre pas, et les comparer. Cela va bien fonctionner », assure-t-il..." __________
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