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vendredi 3 septembre 2010

L'attention, problème politique

Pour une nouvelle politique du "care"

__Une économie politique de l'attention



La notion de "care", terme anglais aux sens multiples, repris par Martine Aubry, a souvent été critiquée pour les aspects compassionnels qu'elle pouvait connoter, surtout par temps de crise et de précarité généralisée.
__Une sorte de baume apaisant sur les souffrances sociales? Un appel à plus d'attention et de solidarité qui escamoterait les projets de transformations sociales et politiques profonds touchant aux causes de la rupture des liens, du développement de l'individualisme, de la souffrance au travail qui retentit sur les autres sphères ? Causes essentiellement en relation avec un nouveau mode d'organisation du travail, une nouvelle forme de capitalisme essentiellement financier, dont Boltansky et Chiapello ont analysé la logique, dans Le nouvel esprit du capitalisme.

__Mais cette notion peut prendre un sens moins équivoque, plus positif, moins discutable, si on l'intègre dans la perspective d'une anthropologie générale, qui prend en compte l'intégration de l'homme dans la nature, de nos liens vitaux souvent oubliés avec les forces qui nous constituent et que nous utilisons, nous transformons (écologie au sens fort, primordial et aristotélicien du terme,dont l'économie n'est qu'un aspect et un prolongement). Cela est bien analysé par Descola.
__Si on lui confère aussi le sens fort d'"attention", sans moralisation particulière, sans prétention quelconque à en faire une valeur unique, mais qui se révèle, si on y réfléchit bien, comme pouvant avoir une dimension citoyenne, politique au sens large. L'attention à ce qui se déroule sous nos yeux, que nous ne captons pas, ou très épisodiquement, ou très superficiellement. Attention aux autres, à soi, à ce qui se passe d'important sous l'écume des événements . Notre degré d'attention s'est émoussé d'autant plus que nous sommes sans cesse sollicités, au niveau de la consommation matérielle et informationnelle, par une logique quasi imparable de séduction,de détournement d'attention, de vitesse obligée, de stress, voire de décervelage. Nous y pensons et nous oublions...Cela se vérifie dans les salles de classe où la captation d'attention devient de jour en jour plus problématique et dans la société en général, où le repli sur soi, sur les seuls problèmes domestiques, tend à devenir la norme, où l'homme finit par devenir un atome centré sur lui-même et ses propres jouissances et souffrances.

__IL existe une économie politique de l'attention qui fait partie d'une citoyenneté exigeante. Un esprit non inséré consciemment dans la sphère publique peut-il avoir de bons instruments d'analyse et des capacités d'action et de réaction à la hauteur des événements qu'il vit?...
"En politique, ce qu'il y a de plus difficile à apprécier et à comprendre, c'est ce qui se passe sous nos yeux" [A.de Tocqueville]


__" ...Le soin n’a aucun sens dans une économie financiarisée. Si une politique offensive n’est pas conduite pour éradiquer la gangrène du capitalisme financier qui nous intoxique tous, les excès du capitalisme deviendront la norme et les soignants n’en pourront mais. La flexibilité généralisée introduite dans les entreprises (et pas seulement la délocalisation) que Boltanski et Chiappello décrivent comme « nouvel esprit du capitalisme », pour répondre aux exigences de la « valeur pour l’actionnaire », a conduit à une destruction systématique de tous les attachements qui pouvaient encore faire tenir des solidarités. Et les réformes des retraites en sont un des éléments (quoiqu’on dise après de la démographie). Or, la gauche a très peu fait pour s’attaquer à cet ennemi interne du capitalisme industriel qu’est le capitalisme financier (c’est ça l’invraisemblable, il faut défendre le capitalisme contre ses propres mécanismes de démesure systématique, mais cela donne de la place pour des alliances intéressantes contre l’oligarchie financière et politique qui nous gouverne). Désignons les ennemis avec qui il n’y aura pas de monde commun possible et nous avons une chance de mobiliser tout en donnant une chance au care de ne pas se résumer à un cautère sur une jambe de bois. Car la mobilisation politique ne viendra pas massivement « pour le care » mais contre ceux qui oblige à faire du care, qui en fait ne change rien , puisque précisément, on le cantonne à un exercice plutôt vain...
La concurrence pour « le temps de cerveau disponible » fait rage en effet et cela de façon exacerbée dès lors que nous sommes connectés en permanence avec Twitter ou avec les blogs. Or, cette approche par l’attention constitue de fait une critique du régime médiatique dans lequel nous sommes entrés depuis l’ère électronique de l’immédiateté de la transmission, depuis le télégraphe pourrait on presque dire, cette galaxie Marconi décrite par Mc Luhan et prenant désormais une place démesurée. Cette rareté de l’attention va à l’encontre de tous les commentaires qui mettent en évidence l’abondance de l’information et sa « non rivalité » (on peut rediffuser une autre information sans lui faire perdre sa valeur). La rareté est toujours là, elle gouverne les stratégies économiques et médiatiques mais il s’agit désormais de la rareté de l’attention. La posture d’alerte permanente dans laquelle nous sommes placés, et dont les cours des bourses sont le meilleur exemple, rend toute élaboration attentive de longue durée impossible car c’est « l’attention alerte » qui domine, celle qui suscite ou qui éveille sans arrêt sans que l’on ait finalement de prise sur elle. Loin de nous rassembler, cette attention là nous disperse...

Sommes nous si loin de la question classique du care, dans sa version social-démocrate ? Non, car l’exercice de ce care exige de l’attention, non plus au sens compassionnel mais au sens d’une énergie cognitive. Or, cette énergie dépend elle-même des dispositifs qui peuvent la susciter. Une politique médiatique n’est en rien anecdotique par rapport à ces questions. Ainsi, pour les questions sociales, sanitaires ou environnementales, comment pouvons-nous en tant que public, ou mieux encore en tant que décideurs, administrations ou politiques, accéder à l’information qui nous permettrait d’être attentif à un risque, à une population, à une crise, à une évolution lente, à des signaux faibles ? Nous ne le pouvons qu’à travers des dispositifs médiatiques, qu’ils soient de masse ou qu’ils soient dédiés (comme des rapports internes d’une inspection quelconque). Et la mise en forme de ces messages peut tout changer au statut du problème. Car nous sommes des intermittents de l’attention, comme de la citoyenneté, le public reste un fantôme, comme le disait Lippmann, qui ne peut s’activer qu’à intervalles parfois longs sur des « issues » ou questions particulières (en fait les décideurs fonctionnent sur le même régime). Dès lors la place de "la crise" devient clé dans tous les discours et profondément pénalisante pour la pensée. Nous ne devenons attentifs que lors des crises (les sans abris au début de l’hiver, les licenciements lorsque des ouvriers menacent de faire sauter leur usine, la réglementation du littoral lorsque des digues sont enfoncées par la mer et provoquent de nombreux morts, etc…). Tous les responsables de services de sécurité (et par extension de soin) savent bien que c’est seulement en temps de catastrophe que les politiques peuvent vraiment évoluer. Pourquoi ? Parce que notre attention est sans cesse sollicitée par d’autres stimuli, d’autres « issues » ou problèmes, qui renversent la hiérarchie que l’on pourrait créer « rationnellement » et qui finissent par faire advenir du « bruit » en tête de l’agenda. Le travail des médias repose sur cette opération d’alerte permanente, qui fonctionne au « j’y pense et puis j’oublie », mais qui garde le public éveillé tout en rendant difficile l’élaboration d’une vision dans le temps...

Toute cette énergie pour l’attention, où sera-t-elle prise ? Sur d’autres sollicitations en premier lieu. Cela veut dire qu’il faut renforcer le pouvoir d’arbitrage et de retrait vis-à-vis de toutes les sollicitations portées par ce monde de la connexion, comme l’appellent Boltanski et Chiappello. Il est temps de porter la critique aussi sur ce monde-là qui nous pousse toujours plus à être en alerte et à être connecté à une masse d’événements qui ne sont en rien contributeurs ni à la richesse ni au bonheur collectif. La « pollution informationnelle » est un processus qui met en cause la capacité des citoyens à participer en mobilisant un minimum d’énergie nécessaire pour une implication politique, aussi intermittente soit-elle. Permettre le retrait, la décroissance informationnelle, de même qu’aider à l’orientation par l’invention de nouvelles formes de médias exploratoires et non réduits à des systèmes d’alerte, constitue un objectif de politiques d’architecture technique essentiel car elles doivent rouvrir l’éventail des choix pour les citoyens.

« L’économie politique de l’attention » qui est à construire exige une activité critique collective qui doit viser avant tout à empêcher toute forme de captivité irrémédiable. La nécessité de ralentir les processus de décision comme les mécanismes de circulation constitue un objectif général qui entre en résonance avec la critique de la vitesse de Virilio, même si elle part de présupposés différents. Chacun aura remarqué à ce sujet que toute activité qui relève du care au sens traditionnel de soin ou d’assistance est plutôt considérée socialement comme une perte de temps parce qu’elle prend le temps et qu’elle prend le risque de le perdre et ce faisant d’opérer selon un principe de bien-veillance. A l’inverse, le modèle de la performance de l’économie financière a poussé à ses limites celui de la productivité capitaliste puisque cette « nouvelle économie » (et il n’y en a pas d’autre que financière) fonde ses mécanismes de profit sur cette vitesse de circulation, sur l’accélération générale des échanges, favorisés par le numérique en réseau et par la réduction de tous les phénomènes à un statut de données traduites en bits. Le modèle attentionnel de l’alerte qui génère ce stress généralisé (Sloterdijk) est parfaitement réalisé dans les desks des courtiers qui jouissent de cette accélération et de la désorientation que cela crée pour les non experts qui perdent leur mise pour cette seule raison..."[Merci à Dominique Boullier_Mediapart]

________________Attention et éducation

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