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lundi 11 janvier 2016

Mémoire et commémoration

N'oublie pas d'oublier! 
                                     Paradoxale injonction, quand on nous demande souvent de ne pas le faire.
         Parle-t-on de la même chose?
                                                              Les injonctions sont parfois contradictoires concernant notre capacité de "restituer" le passé vécu individuellement ou collectivement. Le restituer à travers le filtre de notre vécu présent, à travers les déformations, les érosion et les distorsions de nos traces mnésiques. Il ne faut pas oublier une guerre, pour les leçons qu'on peut en tirer, mais il faut oublier un deuil, une offense, ou du moins ne pas la ruminer ou ne pas se laisser submerger pas elle, au point de ne plus vivre pleinement.
     La mémoire est donc nécessaire, précieuse même, mais elle est ambiguë.
        Comme Paul Ricoeur l'a bien souligné.
  La mémoire excessive, ou plutôt l'hypermémoire, comme pathologie, sous des formes diverses, n'est pas au service de la vie, elle paralyse tout au contraire et peut être un piège.  (*). Comme l'histoire, la mémoire commune,  peut être instrumentalisée, manipulée.
    Comme certaines commémorations, répétitives, peuvent être malsaines.
           Pas de mémoire sans un part d'oubli, de tri sélectif appuyé sur une volonté de vivre.
     « Pour ne pas oublier » : l’injonction est l’un des leitmotivs des commémorations. A l’échelle de l’individu, pourtant, l’oubli est essentiel au bon fonctionnement de la mémoire. Se souvenir de tout est d’ailleurs une pathologie, l’hypermnésie. Le journaliste russe Solomon Shereshevsky, dont le cas est étudié par le neurophysiologiste Alexandre Luria dans Une prodigieuse mémoire, était ainsi capable de se rappeler sans erreur de longues listes de noms, de nombres et de tout ce qu’on lui présentait. Cela lui permettait d’enregistrer fidèlement tous les témoignages et informations glanés en reportage sans prendre de notes. Mais c’était bien le seul avantage.
Jill Price, une Américaine de 50 ans, se souvient quant à elle de tous les détails de sa vie depuis 1980. Pour chaque date, elle peut raconter très précisément sa journée. Mais sa mémoire, comme celle du journaliste russe, est incontrôlable. Leurs souvenirs font irruption en permanence, sans cohérence, sans intérêt, et encombrent leur esprit. « C’est comme un film qui ne s’arrête jamais », assure Jill Price, dont le cas est cité dans Neurocase, dirigé par Elizabeth S. Parker. Les hypermnésiques, soulignent les spécialistes, ont une grande difficulté à manier les concepts abstraits. Ils enregistrent, mais ne comprennent pas grand-chose. Les histoires de Solomon et Jill rappellent que l’oubli sélectif est indispensable à notre mémoire utile. Des études ont démontré que certains états du sommeil jouent un rôle spécifique dans l’élimination des souvenirs superflus.(Books)
 ________La commémoration est elle même parfois ambiguë: elle peut être utile, nécessaire, de manière authentique, digne et mesurée mais peut être dans l'excès, l'hyperbole, qui  alimente les passions, les revanches, entretient le ressentiment et la haine. Elle peut être détournée, dans une histoire trafiquée..
    On peut juger qu'il y a un excès de commémoration actuelle, dans Charlie, politiquement utile, mais malvenue,  comme dit sévèrement  cet auteur:
      :Il est sans précédent à notre connaissance qu'un État commémore une attaque contre lui-même avant d'avoir vaincu ses agresseurs. En l'occurrence, nous en sommes loin, pour preuve l'attentat à la ceinture d'explosifs contre un commissariat parisien évité de justesse le jour même de l'anniversaire de celui contre l'hebdomadaire satirique. 
   Imagine-t-on Churchill en juin 1941 dévoilant une plaque à la mémoire des victimes de l'évacuation de Dunkerque, un an plus tôt, alors que son pays doit plus que jamais se mobiliser contre l'agresseur allemand ?...
    L'autre caractère étrange de ces journées est la confusion entre victimes et héros.
Ainsi la Légion d'Honneur a-t-elle récompensé de malheureux quidams qui ont eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment et, plus fort encore, de joyeux anarchistes - les dessinateurs de Charlie - qui ont fait profession de pourfendre les institutions qui, aujourd'hui, les honorent à titre posthume. Les voilà hissés au même niveau que des soldats, des policiers ou des pompiers « morts pour la France » ou « Morts au service de la France » ! Qu'y comprendre ?
Sans doute les historiens du futur verront-ils dans cette folle décade un symptôme de la sénilité des classes dirigeantes de ce pays. Sans repères, sans vision, sans énergie, elles se jettent dans la politique commémorative et compassionnelle pour éviter d'avoir à réévaluer leurs choix passés à l'aulne du présent.
     Le retour de flamme risque d'être très brutal si la France devait dans les prochains mois subir de nouvelles attaques terroristes. Le président et la classe politique dans son ensemble se verraient alors accusés de n'avoir pas préparé les citoyens à affronter le danger et de les avoir moralement désarmés en figeant le souvenir des premières attaques dans le marbre des plaques commémoratives.
Ayant laissé croire que les difficultés étaient derrière nous, ils n'auront plus l'autorité indispensable pour contenir les accès de colère, comme en Corse dans les jours qui ont suivi l'accession des nationalistes au pouvoir.____________________
                                           (*) Une prodigieuse mémoire par Alexandre Luria. Au début du vingtième siècle le chercheur et psychologue soviétique Alexandre Luria a suivi pendant plus de vingt ans un homme doté d'une mémoire prodigieuse. Son nom,Solomon Veniaminovitch, mentionné sous le nom de Veniamin mais que d'autres textes appellent Shereshevski. Capable de retenir des centaines de tableaux de chiffres privés de sens pendant plus de vingt ans, Vienamin n'est pas à l'aise dans la vie quotidienne. Il bénéficie d'un type de mémoire rare, appelée synesthésique et caractérisée par un mélange des sens. Un mot par exemple est ambré, pointu, possède un son de cloche et un goût de myrtille. Ce sont donc les cinq sens qui sont sollicités pour chaque élément mémorisé. Vienamin retient sans efforts mais n'arrive pas à oublier, sinon par un effort long et conscient. Son drâme est simple, sa mémoire, il n'en possède pas le mode d'emploi.
   Cet ouvrage mérite de figurer dans la bibliothèque de base de toute personne qui s'interroge sur le sens de l'humanité et qui, au delà des aspects philosophiques, trouvera là un cas réel. Ce livre est d'autant plus fascinant qu'au delà du don, nous entrons dans les inconvénients d'une personnalité encombrée jusqu'à saturation de souvenirs en excès.
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-Point de vue: commémoration pour combler le vide?
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