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vendredi 22 avril 2022

Pour un bilan

 Du Macronisme

            Entre balancement et triangulation. Dans la République des managers.___ Un présidentialisme vertical et jupiturien assumé,  une gestion financière néolibérale, malgré ses paradoxes,  ses adaptations contraintes, ses fluctuations opportunistes et ses contradictions.

                                     "...Quelques jours après la victoire d’Emmanuel Macron en 2017, Mediapart avait tenté une auscultation du cerveau labyrinthique du nouveau président de la République, habitué à jongler aussi bien avec les références culturelles que les notes de synthèse. L’exercice avait révélé un mélange de pratique intellectuelle « khâgneuse et braconnière » ne s’embarrassant guère de cohérence ; de « pensée McKinsey » prétendant réfléchir en « diagnostic », en « process » et en « solutions » à partir d’une « esthétique de la fiche technique, synthétique et rapide, cet art appris à l’École nationale d’administration (ENA) ».        Rien qui ne puisse construire un récit et transformer le monde autrement qu’en suivant la pente dominante d’un néolibéralisme de plus en plus violent socialement.    Depuis, les ouvrages consacrés au fonctionnement d’Emmanuel Macron, du psychanalyste Roland Gori (La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Les Liens qui libèrent, 2018) au politologue Raphaël Llorca (La Marque Macron. Désillusions du neutre, éditions de l’Aube, 2021) se sont multipliés. Et le chef de l’État lui-même s’est mis en scène à longueur de colonnes, avec un goût prononcé pour le papier glacé et les formules méprisantes.  La tournure prise par le quinquennat ne donne guère envie de se replonger dans le cerveau en surchauffe d’un président-candidat qui a maintes fois promis de se « réinventer » sans jamais s’y atteler. Pourtant, ce qui s’y joue devrait nous soucier collectivement, tant il paraît inquiétant qu’Emmanuel Macron l’emporte le 24 avril en pensant avoir eu raison ou, pire, qu’il perde face à Marine Le Pen parce qu’il ne se sera pas rendu compte de ce qu’il fait ou de ce qu’il dit. Cette surchauffe s’est encore fait sentir durant la matinale de France Culture, lundi 18 avril.                           Le président-candidat a multiplié les énormités alambiquées, renvoyant extrême droite et extrême gauche dos à dos, tout en tentant quelques appels du pied à Jean-Luc Mélenchon et ses 22 % de suffrages exprimés. Il a reconnu pour la énième fois certaines petites phrases « très maladroites », mais « décontextualisées » et explicables, selon lui, par sa propension à aller « à la rencontre du peuple » et à parler « avec des gens qui ne pensent pas comme [lui] ». Il a enfin utilisé sa rhétorique habituelle située entre la langue de bois et le « parler cash » pour justifier l’usage tout à la fois du dialogue et de la répression vis-à-vis de la contestation sociale.                                                   Interrogé sur son rapport « à la nature », il a expliqué que « chacun a ses caractéristiques ». Avant d’ajouter : « Mais moi, quand je n’ai pas une pensée structurée, j’ai du mal à agir, à concevoir. Je n’ai pas une pensée technique, et je décline les choses ensuite pour que ce soit cohérent avec une vision et une philosophie. Et je ne dis pas que je suis au bout du chemin, mais sur ce sujet, j’ai beaucoup lu. »   Bruno Latour fait partie des deux penseurs qu’il a cités – nettement moins que dans la prestation précédente d’Emmanuel Macron sur cette même antenne en 2017 –, avec le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Il appartient à ces « intellectuels qui, pour quelqu’un comme moi qui est dans l’action, qui a à gérer avec le quotidien et parfois l’urgence, vous mettent dans un déséquilibre qui vous conduit à réfléchir et qui est parfois fécond », a-t-il précisé.                      Mais ce qui l’aide vraiment à vivre, a-t-il conclu, ce sont surtout les poètes, qu’il lit « tous les jours » : Cendrars, Apollinaire et Char, qu’il met depuis longtemps au sommet de son Panthéon, comme il l’avait déjà confié dans un improbable numéro de La Règle du jeu, oubliant sans doute l’un des aphorismes de l’auteur des Feuillets d’Hypnos selon lequel « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ».        Il faut reconnaître un certain talent à Emmanuel Macron pour s’adapter à son public, de France Culture où il se fait matois et disert, à Brut, où il se comporte comme un stand-upper dopé aux amphétamines. D’ailleurs, le président-candidat s’est beaucoup adapté au cours des cinq dernières années. Il a surtout abandonné le legs prétendument structurant du philosophe Paul Ricœur, rencontré par l’intermédiaire de son professeur François Dosse, et qu’il assista pour l’édition de l’ouvrage La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Le Seuil, 2000). L’exercice du pouvoir a tout écrasé, comme l’a récemment reconnu le philosophe Olivier Abel, spécialiste de Ricœur.  « Le mouvement des “gilets jaunes” est apparu comme le choc en retour d’une élection présidentielle triomphaliste et dans le sillage d’un président souvent perçu comme arrogant », jugeait-il après la parution de son dernier ouvrage intitulé De l’humiliation. Le nouveau poison de notre société (Les Liens qui libèrent, 2022). Quant à François Dosse, qui avait pourtant voulu discerner dans le projet d’Emmanuel Macron en 2017 un prolongement politique de l’éthique et la pensée de Paul Ricœur dans Le Philosophe et le Président (Stock, 2017), il a lui aussi signé un livre à charge intitulé Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricœur (Le Passeur, 2022).


_______Celles et ceux qui ne se faisaient aucune illusion sur le chef de l’État pourront, à défaut de voir ce qui a disparu, constater ce qui est apparu, et qui n’est pas sans symétrie avec la perte de l’influence ricœurienne. À savoir l’endossement de modes de raisonnement absents en 2017 : laïcité durcie, crispations identitaires et réflexes « anti-woke » portés par ses ministres Jean-Michel Blanquer, Marlène Schiappa et Sarah El Haïry dont le propos « Moi, ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels du moment » résonne particulièrement en cette période de veille de second tour face à l’extrême droite.                       Emmanuel Macron a lui-même sombré dans des travers similaires, s’attirant peu à peu la sympathie de toutes celles et ceux qu’il qualifiait en 2017 de « laïcisites »Dès juin 2020, en pleine mobilisation contre le racisme et les violences policières, il estimait que le monde universitaire avait « encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». « Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux », avait-il ajouté à l’issue de semaines de débats stériles sur « l’islamo-gauchisme », lancé par sa ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal.      Des propos perçus comme une inflexion par Pierre-André Taguieff, figure de la lutte antiraciste converti à la logique du Printemps républicain : « Je pense que le président a pris conscience de la gravité de cette fracture entre les partisans du mouvement décolonial et ceux qui refusent de s’y inscrire parce qu’ils y voient une forme de racisme inversé », s’était-il réjoui auprès de Mediapart. « Il y a un virage républicain », assumait alors un collaborateur du président de la République.                       Un conseiller confirmait cette inflexion présidentielle en ces termes : « Une page se tourne, une autre va s’ouvrir. On est effectivement plus proche de Chevènement que de Rocard », soulignait-il, en référence à cette figure de la « deuxième gauche » dont le chef de l’État n’a jamais cessé de se réclamer depuis. Dès lors, Emmanuel Macron n’a plus lâché ses nouvelles marottes, pudiquement qualifiées de « régaliennes » – l’immigration, l’identité et la sécurité –, s’employant ainsi à installer un nouveau face-à-face avec Marine Le Pen.       Outre ce mouvement de balancier, voyant disparaître certaines logiques pour en voir se dessiner d’autres, une radiographie récente montre que les quatre marqueurs initialement repérés du fonctionnement cérébral du macronisme – le « marchisme », l’« enmêmetempstisme », le « modernisme » et le « capitalicisme » – ont tous été perturbés.        Le « marchisme » s’est transformé sous un double mouvement. Non seulement « en marche » est devenu synonyme d’« en force » sous l’effet d’une verticalisation accrue du pouvoir, mais il s’est aussi transformé « en parts de marché ». Pendant cinq ans, Emmanuel Macron a fonctionné selon cette logique, laissant ses ministres occuper tel ou tel terrain quitte à se contredire. Aujourd’hui, il recycle cette méthode, en tentant de gratter quelques points à gauche, tout en conservant son cœur de cible : la droite. Il renvoie ainsi dos à dos l’extrême droite (le « politiquement abject ») et l’antifascisme (le « politiquement correct »).     « L’enmêmetempstisme » s’est, lui, converti en une menace politique que l’on pourrait définir comme le « nawakisme ». Comment peut-on, sans perdre toute crédibilité, souhaiter le vendredi que les femmes « tombent le voile d’elles-mêmes » et le dimanche féliciter une femme parce qu’elle est « féministe et voilée » ? Comment peut-on confondre ainsi urgence écologique et urgence électorale et affirmer une mue verte quand on a vidé la Convention citoyenne de ses principales propositions ? Comment peut-on continuer à prôner le « grand débat » permanent et poursuivre la politique du LBD face à ses opposant·es ?      À ce gloubi-boulga de fond s’ajoute l’enrayement de ce qui a été l’une des principales armes rhétoriques et politiques d’Emmanuel Macron, contribuant à son succès de 2017 : la triangulation. Cette technique, consistant à faire siens les mots et les références de ses concurrents pour les désamorcer et brouiller les pistes, est devenue sa marque de fabrique depuis 2017. Ainsi le président sortant a-t-il pioché du côté de Jean Jaurès ou des « jours heureux » de la Résistance, tout en dégainant la « tolérance zéro » de la droite en matière sécuritaire, ou en laissant ses ministres parler d’« ensauvagement » comme l’extrême droite.       Avec le temps, cette triangulation s’est transformée en « triangulation des Bermudes » tournant à vide et ne provoquant, dans cette campagne d’entre-deux-tours, que des railleries, quand ce n’est pas un profond agacement. C’est notamment le cas lorsque le président-candidat se prend, à Marseille (Bouches-du-Rhône), à citer à deux reprises le nom du programme de Jean-Luc Mélenchon – « L’Avenir en commun » – ou lorsqu’il cite un slogan ancien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) – « Nos vies, leurs vies valent plus que tous les profits ».      Le « modernisme » d’Emmanuel Macron n’a pas non plus survécu au quinquennat. Son visage demeure certes jeune par rapport à celui que nous présente habituellement la politique française, mais il fait néanmoins penser au Portrait de Dorian Gray. Dans le roman d’Oscar Wilde, c’est le portrait peint du héros qui vieillit et accuse les traits de la corruption de l’âme du personnage. Ici, le visage reste lisse, mais il ne contient plus aucune promesse. La confiance s’est rompue sous les coups de boutoir d’un chef de l’État multipliant les renoncements et les marques de mépris, ainsi que le reniement de sa promesse de ne pas considérer les 66 % de suffrages s’étant portés sur son nom le 7 mai 2017 comme un « blanc-seing ».            Le dernier trait que nous identifions en 2017 était le « capitalicisme », fondé sur l’idée qu’Emmanuel Macron brandissait en étendard la « grammaire des affaires », comme s’il l’avait rédigée. Ministre, il avait expliqué à la chaîne britannique BBC que le malheur de la France avait été de ne pas faire les réformes nécessaires que la Grande-Bretagne de Thatcher avait effectuées. Maniant l’art du caméléon comme personne, le même homme estimait aussi que le capitalisme contemporain était « en train d’écraser toute forme de valeur sur la valeur monétaire » et qu’il devenait « un capitalisme de puissants qu’on n’arrive plus à réguler ».                                                                    À l’époque de ce pas de deux typique du raisonnement macronien demeurait encore une interrogation possible sur la nature du régime de pensée du nouveau président de la République, alimenté à un doute sur la nature du libéralisme promu par celui qui restait alors un néophyte en politique. Il s’agissait de savoir comment Emmanuel Macron investirait ce terme dont le signifiant flotte selon les époques où il se déploie. Un quinquennat plus tard, on ne peut que constater que ce libéralisme n’est qu’un masque et non une boussole, destiné à cacher un profond conservatisme prenant les traits du « libéralisme autoritaire ».      Ce « petit monstre conceptuel », pour reprendre les mots du philosophe Grégoire Chamayou, remonte à un discours prononcé par le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt devant les patrons allemands en 1932, posant les bases d’un « État fort-faible, fort avec les uns, faible avec les autres ». Ou, pour reprendre les mots du sociologue allemand Wolfgang Streeck, fort « contre les revendications démocratiques de redistribution » sociale, mais « faible dans sa relation au marché ».      Face à ces reconfigurations du cerveau macroniste, on aimerait pouvoir se tenir à une position d’analyse distanciée, capable d’en rire quand il le faut ou de prétendre en faire l’exégèse quand cela paraît nécessaire, comme pour la conclusion de son entretien sur France Culture où Emmanuel Macron ajoutait encore, à propos des poètes : « Ce sont ceux qui vraiment vous libèrent le plus parfois de cette violence, de la tyrannie du quotidien et qui vous donnent, soit pour les uns, le visage de la mort, soit vous donnent cette espèce d’intimité absolue avec ce que vous avez à être.              Mais il faudrait pour cela que la « tyrannie du quotidien » ne soit pas, pour beaucoup d’entre nous aujourd’hui, de balancer entre l’exaspération d’entendre chaque jour les propos démonétisés du président-candidat et l’inquiétude d’avoir le sentiment que celui-ci ferait mieux de se taire pendant cet entre-deux-tours tant il ressemble à cet enfant irresponsable qui joue avec le feu.

[Joseph Confavreux et Ellen Salvi __________________________


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