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vendredi 24 mai 2024

Au mérite?

 Il en est (de nouveau) question.

                            Très présente dans divers domaines d'activité , la notion de mérite, qui a sa place et sa valeur dans la vie quotidienne, l'éducation, etc... charrie par ailleurs des évidences qu'il serait bon de remettre en question, surtout dans le monde du travail, de l'entreprise, des affaires, de la réussite sociale en général ou de ce qu'on estime être telle. Surtout à l'heure où elle entre en scène une nouvelle fois dans la fonction publique. On comprend qu'elle ait du sens dans le domaine industriel et marchand. Même s'il importe de la mettre en perspective et de dévoiler des sous-entendus et des préjugés souvent discutables, comme en témoigne l'expression "parce ce que je le vaux bien", entendu dans le monde de la réussite entrepreneuriale..                   __ Mais dans la fonction publique, dans l'activité au service du bien commun, où l'engagement est collectif, n'est-ce pas un non-sens "Portée par le ministre de la Fonction publique, Stanislas Guerini, qui a lancé début avril les concertations autour du projet, elle devrait impliquer une plus large rémunération «au mérite» pour les fonctionnaires. Ce changement – déjà défendu par le ministre Macron en 2015  se ferait au détriment de la «rémunération au grade», principe cardinal du statut général des fonctionnaires depuis 1946..."     ____  Qui jugera des différents niveaux d'engagement dans le travail et sur quels critères? Il y a longtemps qu'on en discute et l'unanimité n'existe pas. Le succès d'un élève, qui peut avoir ses propres mérites, est l'aboutissement d'un effort collectif d'enseignants mobilisés. On est porté à voir cette proposition comme un cheval de troie pour mettre fin au statut de fonctionnaire, la bête noire des penseurs néo-libéraux depuis M.Thatcher.  Alors que des dispositifs existent déjà. Les réactions légitimes ne manquent pas contre les préconisations "néo-libérales" de ce qui se prépare.  Là où la notion de service public est au coeur d'une activité collective.                                                                                                             D'une manière générale, il y a ceux qui "méritent" vraiment et les autres. Mais selon des critères qui demandent à  être examinés de près.                                                                                                                        ___________      La méritocratie n'est plus ce qu'elle était. Ceux que Bourdieu appelaient les héritiers, qui doivent surtout leur position sociale à leur naissance, qui accèdent aux plus hautes fonctions et aux plus grandes responsabilités du fait d'un parcours largement redevable à un ensemble de chances et de moyens. Combien de ministres, de hauts fonctionnaires, de grands capitaines d'industrie, etc...doivent leur fonction, leurs statut au seul fait d'avoir eu beaucoup de d'appuis et de soutiens?  Même à l'Assemblée Nationale, il est de plus en plus réduit le  nombre de députés d'origine modeste, représentant les forces vives de la nation.  Le diplôme devient le nec plus ultra pour atteindre les plus haute fonction. Mais pas n'importe lequel et pour un public particulier...                               _____ " ...  En France, un diplôme d’une très grande école est, sinon un prérequis, au moins un fort accélérateur aux postes de direction les plus prestigieux. Tous les présidents de la Vᵉ République sont passés par leurs bancs, de même qu’une majorité de PDG du CAC40, dont une dizaine a été formée par la seule École Polytechnique. Toutefois, les chances d’admission dans ces écoles apparaissent particulièrement inégales. Et, même une fois le précieux diplôme acquis, les carrières des diplômés restent influencées par leur origine sociale. C’est le constat qui ressort de la thèse de doctorat que j’ai menée sur le rôle central des grandes écoles dans la stabilité des élites françaises depuis la fin du XIXe siècle. Alors que s’ouvre pour près d’un million de candidats la première phase d’inscription sur Parcoursup, où lycéens et étudiants peuvent enregistrer leurs vœux d’orientation ou de réorientation dans l’enseignement supérieur, notamment vers les classes préparatoires aux grandes écoles, revenons sur cet envers du discours méritocratique.... 


                                                                                                                                ...La disparité la plus frappante concerne la capitale. Alors que Paris accueillait selon les générations entre 4 et 7 % des naissances nationales sur le siècle passé, les Parisiens représentaient entre un tiers et la moitié des effectifs des grandes écoles les plus prestigieuses. Si la plupart de ces écoles sont situées en région parisienne, la surreprésentation des Parisiens est sans commune mesure avec celle des Franciliens, et l’hégémonie parisienne a même eu tendance à s’accentuer depuis la fin du XXe siècle.   L’étude s’intéresse par ailleurs à la reproduction sociale entre générations de diplômés des grandes écoles. Les enfants de diplômés nés entre 1891 et 1915 avaient 154 fois plus de chances d’être admis dans ces prestigieuses écoles. Cet avantage est divisé par deux pour la génération suivante et reste ensuite stable avec environ 80 fois plus de chances d’admission pour un enfant de diplômé né entre 1916 et 1995...Le terme « méritocratie » a d’ailleurs pour origine une dystopie de Michael Young dans laquelle le mérite (supposé) servait à justifier la confiscation du pouvoir. Dans les grandes écoles françaises, nous décrivons plutôt le produit d’une forme d’« héritocratie », telle que le sociologue Paul Pasquali qualifie la résistance de ces institutions aux transformations. En effet, la réforme de l’ENA, provoquée par la dénonciation de la déconnexion des élites par le mouvement des « gilets jaunes », apparaît minime pour répondre à de telles inégalités..."

        ___La notion de mérite est plus qu'ambiguë: Elle a un sens quand elle est surtout l'effet de talents et de travail personnels.  Mais beaucoup au sommet sont parvenus à la "réussite" et de la richesse personnelles par accident, par chance et par rencontres: par exemple, la fortune de J.Bezos n'en finit pas de gonfler, la crise aidant. Celle de B. Arnault, comme celle de F.Pinault, n'est pas mal non plus et connaît des bonds spectaculaires. Mais comment font-ils, se demande le petit smicard, abasourdi par de tels chiffres? Combien de vie de labeur devrait-t-il remplir pour arriver à de tels sommets, qui dépasse l'imagination?   C'est à cause du mérite personnel, diront certains, même parmi les économistes de salon. Il suffit de "traverser la rue" avait dit qui vous savez et tous les jeunes peuvent devenir millionnaires, s'ils en ont la volonté. Ce n'est pas si compliqué. Mais pourquoi est-ce si rare?                                  Il n'est pas question de remettre en cause la notion de mérite ni celle de la réussite personnelle. Mais dans quelle proportions, dans quelles conditions? Tout le monde n'est pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, comme les fils Bolloré. Les héritiers, ça existe, surtout dans un pays où la transmission du patrimoine favorise l'accumulation des richesses. Le problème certainement le plus important est le pouvoir d'influence que possèdent ces grandes fortunes, sur le plan politique et médiatique. La grande majorité des grands titres de presse leur appartient, ce qui semble ne pas poser de problèmes au pouvoir, notamment la main mise de V.Bolloré sur nombre de réseaux d'information.

_____________Je m'suis fait tout seul et j'ai réussi, parce que je le vaux bien...
 Moi, monsieur, j' suis parti de rien...
______________________________De rien? Vraiment?...
Personne ne se fait tout seul. L'anthropologie et la psychanalyse montrent que tout individu ne serait rien sans un milieu qui le porte, une culture qui le fait être humain...
Nous sommes donc toujours en lien avec un héritage social, un modèle familial, même si nous les ignorons ou les refusons, fortement conditionnés par des facteurs dont nous ne pouvons nous extraire qu'en  partie ou en imagination. Nous sommes dépendants d'un monde humain particulier, qui nous a fait ce que nous sommes..
    Mais chacun a toujours la possibilité de faire des écarts, de sortir des normes, de se distinguer, de mettre en oeuvre des capacités particulières, qui peuvent l'élever au dessus du lot et l'amener, dans certaines conditions, à une certaine réussite sociale et financière. Parfois en tant qu'héritier, parfois sans appuis particuliers.
      On ne peut méconnaître la part de volonté entrepreneuriale, d'ambition exceptionnelle qui peut entraîner des individus à se dépasser et s'engager dans des aventures industrielles et financières qui font leur prospérité et leur renommée, comme Bill Gates, talentueux concepteur mais enfant de son époque technologique; on doit lui reconnaître cependant  beaucoup d'opportunisme et de pratiques monopolistiques. Le désir de dépassement, de réussite sociale, qui est plutôt positif,  a de profondes racines historiques, culturelles et familiales, comme Balzac l'avait bien vu..
 _______Ce qui fait problème c'est la prétention à être son propre créateur, le libre sculpteur de soi-même, ne devant rien à personne
Il faut reconnaître que l'expression self-made-man est abusive et fonctionne le plus souvent de manière condescendante, culpabilisante et exclusive: les losers et les pauvres mériteraient leur sort,  idée qui nous vient du darwinisme social propre au rêve américain (1)
 Le pasteur baptiste Russell Cornwel  (1853-1925) donne corps à cette fiction: « Je dis que vous avez le droit d’être riche, et c’est votre devoir de l’être. L’homme qui devient riche est peut-être l’homme le plus honnête de votre communauté. Je serai clair sur la chose : 98 % des hommes riches vivant en Amérique sont honnêtes et se sont hissés au sommet à la force du poignet. C’est justement la raison pour laquelle ils sont riches. C’est aussi la raison pour laquelle on leur fait confiance en matière de finance. C’est la raison pour laquelle ils ont créé de grandes entreprises et qu’ils ont réussi à inciter des tas de gens à travailler pour eux. Je compatis néanmoins avec ceux qui sont restés pauvres, même s’ils doivent, d’abord, à leur propre incompétence de n’avoir pas échappé à leur condition. Rappelons-nous qu’il n’y a pas une seule personne pauvre aux États-Unis qui n’a pas été pauvre par ses propres défauts et faiblesses. »
______Les critères de la réussite et de son coût, par exemple celle des grands  capitaines d'industrie et de la finance, peuvent légitimement être contestés.
Vouloir réussir, ça peut-être raté...
Et réussir quoi? « Toute vie qui n'a pour but que de ramasser de l'argent est une piètre vie. » (disait A Carnegie, le milliardaire mécène, qui pourrait inspirer quelques winners d'aujourd'hui...)
Il y a matière à réfléchir quand on s'interroge par exemple sur le cas Tapie, figure tant valorisée dans les années 80, ou sur les conditions de la fortune de F.Pinault, l'ambition de JMMessier, le parcours de B.Arnault... à l'heure de la logique de caste et de l'aggravation des inégalités
 A leur époque, Carnegie a su profiter du développement fulgurant du rail, W BuffetSoros, du contexte spéculatif contemporain,  Ford n'a pas brillé pas l'excès de scrupules, pas plus que Rockefeller...PC Roberts parlaient de nouveaux barons pillards, monopolisant les fortunes, comme le maître du crédit, J.Pierpont Morgan, fils d’un banquier, ayant hérité de son géniteur l’horreur de la concurrence « qui, dit-il, crée la banqueroute et lamine les profits » ! Pendant la Guerre de Sécession, cet adolescent prometteur achète à un arsenal, 3,5 dollars pièce, des fusils qu’il revend à un général nordiste 22 dollars chaque !"
_________Le mérite, valorisé jusqu'à l'excès, est souvent une valeur faussée, oubliant l'importance des occasions heureuses et du tissu des relations dans le succès social.
Aimerions-nous vivre dans une société où, comme le suggérait Nicolas Sarkozy en 2006, " tout se mérite, rien n'est acquis, rien n'est donné ? Certes le mérite n'est pas sans lien avec la démocratie. Mais il est aujourd'hui l'objet d'un détournement qui en fait surtout - cet essai se propose de le montrer - l'outil de circonstance du néolibéralisme. Autrefois vertu publique, le mérite se prétend désormais mesure de la valeur individuelle indexée sur l'effort. Ainsi est-il communément convié pour justifier non seulement les distinctions sociales, mais aussi chaque situation particulière, notamment les situations difficiles. Il en vient à rendre compte des épreuves comme du signe d'une défaillance. Chômage, maladie, rupture... voilà ce qui attendrait ceux qui ne font pas les efforts nécessaires pour les éviter. Nous entraînant à justifier l'injustifiable, le mérite ne met-il pas dès lors sa logique au service de la violence néo-libérale, qu'il pare d'un voile de légitimité ? Placé sous la double référence à Hannah Arendt et au paradigme du don, attentif aux liens entre mérite et reconnaissance, cet ouvrage avance que la force d'attraction du mérite réside dans le rempart fantasmatique qu'il constitue contre la précarisation généralisée : plus nous croyons au mérite, plus nous nous sentons assurés que nos efforts nous protègent. Face à la violence néolibérale des dominants, le mérite alimente alors une autre violence : celle du corps social tout entier, qui, pour conjurer l'angoisse de l'exclusion et de l'invisibilité sociales, stigmatise et décuple la souffrance en la déclarant méritée. Sous les apparences du bon sens, cette société du mérite généralisé ne risque-t-elle pas de nous entraîner dans une impasse ?"
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L’illusoire méritocratie américaine   _____________________

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