Ça va jazzer

https://www.jazzradio.fr/

lundi 14 mars 2022

Ukraine (suite)

Se souvenir et expliquer n'est pas justifier, mais mieux comprendre. [Notes de lectures]

       On riait à Washington, mais moins à Moscou. Se rappeler d'une époque où Eltsine et Clinton furent un temps complices, annonçant une humiliation profonde.                                                                     "....La Russie est un pays traumatisé par la thérapie de choc  des années 1990, qui était censée apporter la prospérité et assurer son maintien parmi les grandes puissances économiques du monde. Cette stratégie a été un désastre absolu. Le PIB russe s’est effondré et avec lui a disparu l’essentiel de la capacité industrielle du pays. Selon la Banque mondiale, en PIB par habitant et en parité de pouvoir d’achat, la Russie n’a retrouvé son niveau de 1990 qu’en 2006.  Ces seize années de stagnation n’ont cependant pas été suivies d’une forte accélération de la croissance. Certes, entre 2006 et 2013, la croissance annuelle moyenne du PIB par habitant a été tirée par la hausse du prix des matières premières et le PIB a augmenté de 2,5 % par an, ce qui n’est pas très élevé pour une économie en rattrapage. Une fois cet effet prix disparu, et les premières sanctions après l’occupation de la Crimée mises en place, l’économie russe est entrée en phase de stagnation : entre 2013 et 2019, le PIB par habitant a progressé de 0,6 % en moyenne chaque année.... des années 1990, qui était censée apporter la prospérité et assurer son maintien parmi les grandes puissances économiques du monde. Cette stratégie a été un désastre absolu. Le PIB russe s’est effondré et avec lui a disparu l’essentiel de la capacité industrielle du pays. Selon la Banque mondiale, en PIB par habitant et en parité de pouvoir d’achat, la Russie n’a retrouvé son niveau de 1990 qu’en 2006.                                     ______________Ces seize années de stagnation n’ont cependant pas été suivies d’une forte accélération de la croissance. Certes, entre 2006 et 2013, la croissance annuelle moyenne du PIB par habitant a été tirée par la hausse du prix des matières premières et le PIB a augmenté de 2,5 % par an, ce qui n’est pas très élevé pour une économie en rattrapage. Une fois cet effet prix disparu, et les premières sanctions après l’occupation de la Crimée mises en place, l’économie russe est entrée en phase de stagnation : entre 2013 et 2019, le PIB par habitant a progressé de 0,6 % en moyenne chaque année... La kleptocratie qui a émergé de la thérapie de choc n’a pas été supprimée, elle a été réorganisée par l’État dans l’intérêt de la classe dirigeante. Un tel régime n’est donc pas un régime redistributif. La confiscation des fortunes des oligarques récalcitrants se fait au bénéfice de proches du pouvoir, avec comme fonction le renforcement de ce dernier.             _____________ Dans cette structure, la Russie poutinienne tolère donc en grande partie l’évasion de valeur menée par les oligarques vers les paradis fiscaux et leurs lieux de résidence à Londres ou dans les pays méditerranéens. Mais une partie de cette valeur est récupérée par l’État pour assurer l’enrichissement personnel des dirigeants, une partie des investissements non réalisés par le secteur privé et le renforcement de l’appareil sécuritaire. Les oligarques continuent de s’enrichir, les dirigeants assurent leur maintien au pouvoir..... Les perdants, c’est la masse des Russes qui ne touchent que les miettes d’une telle politique. Les inégalités dans le pays sont massives. Selon les données de la World Inequality Database (WID), les inégalités de revenus, qui se sont un peu réduites depuis 20 ans, restent à un niveau très élevé, que ce soit historiquement ou en comparaison.           _____________Les 1 % les plus riches captaient ainsi en Russie en 2020 pas moins de 21,4 % du revenu total, contre 17 % pour les 50 % les moins riches. Certes, en 2000, les 1 % captaient 26,6 % du revenu contre 13,1 % pour les 50 %, mais on est loin des chiffres de la fin de l’époque soviétique, où les 1 % captaient 5 % du revenu total, tandis que les 50 % obtenaient 28 %. À titre de comparaison, en France, les 1 % les plus riches captaient en 2019 9,9 % du total, les 50 % obtenant 22,7 %.        Mais l’essentiel réside dans les inégalités de patrimoine, vrai indicateur de l’accumulation de capital et donc du régime économique. En 2020, 47,7 % du patrimoine total était détenu par 1 % de la population, contre 3,1 % pour la moitié la moins fortunée de la population. De ce point de vue, les inégalités se sont même creusées depuis 20 ans puisqu’en 2000 les 1 % détenaient 39,2 % du patrimoine total. La situation est donc encore loin de celle de la France, où les 1 % détiennent 26,1 % du patrimoine total, et même des États-Unis, où cette part est de 34,5 %.    Globalement, le développement russe post-soviétique est un échec. La Russie n’est pas redevenue la grande puissance économique qu’était l’URSS. Son PIB nominal est resté inférieur à celui de l’Italie et son PIB par habitant a été dépassé par celui de la Pologne et est désormais talonné par la Chine, deux pays jadis très loin des niveaux de richesse de l’ancienne URSS...."                                    ______________L'élargissement de l'Otan à l'Est s'est partiellement effectuée à l'Est, dans des conditions parfois rocambolesques. Le soutien d'Eltsine aux USA joua un rôle majeur.   

                                                     _______Un article de la revue Esprit  offre un point de vue assez éclairant sur cette période de fin de régime à Moscou, qui explique largement les dérives du régime qui finit par se mettre en place:    L’erreur des Occidentaux ne fut pas d’avoir humilié la Russie, mais de n’avoir pas compris le danger qu’elle représentait depuis que Vladimir Poutine en avait pris la direction.                            Depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, tous les commentaires s’accordent pour condamner Vladimir Poutine. Mais une mauvaise petite musique demeure, celle de l’humiliation de la Russie par l’Occident, celle des provocations de l’OTAN à son encontre. Elle revient en boucle chez ceux qui s’étaient déjà opposés aux sanctions imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée et le déclenchement d’une rébellion sécessionniste dans les oblasts de Donetsk et Louhansk – on voit aujourd’hui à quel point ces sanctions furent insuffisantes. Cette rhétorique de l’humiliation est non seulement développée aujourd’hui par le Rassemblement national, avec Marine Le Pen et Thierry Mariani, par Éric Zemmour qui voyait en Poutine un véritable génie politique, comme par Jean-Luc Mélenchon, mais elle l’est aussi depuis huit ans par une partie de la classe politique française, à commencer par Philippe de Villiers, par François Fillon, qui a en quelque sorte fini par en faire profession en travaillant pour des géants russes des hydrocarbures, jusqu’à ce que la guerre déclenchée par Poutine rende sa position intenable et, last but not least, par Hubert Védrine, pourtant bien placé pour savoir de quoi il retourne en vérité.     Que les Russes aient vécu un traumatisme géopolitique et national, c’est une évidence. Alors qu’ils étaient persuadés d’être l’égal géopolitique des États-Unis, ils ont commencé par assister à la perte des pays frères d’Europe centrale. Supplice lancinant qui a commencé par la naissance du premier syndicat libre de tout le bloc de l’Est, Solidarność, en août 1980. La tentative de réduire ce soulèvement pacifique de la population polonaise par l’instauration de l’état de guerre par le général Jaruzelski en décembre 1981, a vite montré ses limites. Il n’était déjà plus question pour Moscou d’écraser l’aspiration des Polonais à reprendre leur destin en main, comme il l’avait fait à Budapest en 1956 et à Prague en 1968.     Le choc de la dislocation de l’empire:   La décision de Mikhaïl Gorbatchev d’engager des réformes (la perestroïka), dont la catastrophe de Tchernobyl en 1986 venait de montrer la dramatique nécessité – ce dont les plus hautes autorités soviétiques avaient connaissance depuis 1983, par le rapport de la sociologue Tatiana Zaslavskaïa commandé par Iouri Andropov, alors que ce dernier était le patron du KGB – suscita un effet de domino. Pendant qu’en Russie, une presse «  indépendante  » ouvrait les dossiers sensibles et que, dans les rues et même à la télévision, les langues se déliaient, encouragées par la politique de glasnost1, les régimes centre-européens vacillaient. Une table ronde organisée en Pologne avec l’opposition dissidente déboucha sur la tenue d’élections, dont la semi-liberté n’empêcha pas un raz-de-marée électoral et la constitution d’un gouvernement dominé par les conseillers de Solidarność. Dans la foulée, la Hongrie ouvrait une brèche dans le rideau de fer, qui allait déstabiliser le dur régime est-allemand d’Erich Honecker, que ses compatriotes fuyaient en masse… jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989. La Tchécoslovaquie tombait, puis la Roumanie, et ainsi de suite.     Mikhaïl Gorbatchev et une partie du KGB n’étaient pas pour rien dans cette débandade : il s’agissait pour le numéro un soviétique d’affaiblir le front des opposants à ses réformes. Mais sa faiblesse manifeste nourrissait simultanément d’autres désirs, voire d’autres appétits. Dans les Républiques soviétiques pointaient des velléités d’autonomie et même d’indépendance dans les pays Baltes, en Géorgie, en Ukraine, dans le Caucase, en Moldavie… Un passé douloureux remontait et plaidait pour s’affranchir de la tutelle de Moscou, c’est-à-dire du pouvoir tenu, en pratique, essentiellement par des Russes. En Russie même, à travers la figure de Boris Eltsine, se levait aussi une aspiration à n’être pas simplement des Soviétiques, mais à retrouver une identité plus ancienne. Le résultat, ce fut l’accord de Belovej (traité de Minsk), après l’échec du putsch d’août 1991, accord conclu le 8 décembre 1991 entre les présidents des Républiques russe, ukrainienne et biélorusse : Boris Eltsine, Leonid Kravtchouk et Stanislaw Chouchkievitch proclamaient la dissolution de l’Union soviétique et déposaient de fait Mikhaïl Gorbatchev.   En onze ans, l’empire soviétique s’était disloqué. Il sombrait de lui-même. La puissance de la «  grande nation soviétique  », dont la propagande n’avait cessé de chanter la gloire jusqu’à la fin des années 1980, était réduite à néant. Aucun coup de feu n’avait été tiré, sinon par des militaires soviétiques contre des citoyens soviétiques dans des Républiques qui avaient manifesté une aspiration à l’indépendance… Les Occidentaux n’y étaient presque pour rien et, à vrai dire, ils n’en croyaient pas leurs yeux. Eux-mêmes étaient déstabilisés par les conséquences immédiates, comme on le vit avec François Mitterrand à propos de la réunification de l’Allemagne.   Allemagne 1918- URSS 1991 : un traumatisme comparable:   Pour les Russes, le choc était immense. Il leur arrivait, mutatis mutandis, ce qu’avaient connu les Allemands après 1918 : la puissance soviétique – et donc la leur – était défaite, sans même que leur pays ait été envahi. D’une certaine manière, c’était inconcevable. Ce qui résultait de cet effondrement, une forme inédite de dépendance vis-à-vis de l’autre moitié du monde identifiée comme l’ennemi depuis le début de la révolution bolchevique, était insupportable. Effectivement, c’était une immense humiliation que leur avaient infligée l’incurie et la stupidité des maîtres du « socialisme réel ».      Il leur arrivait aussi ce qui était advenu à la Hongrie après la Première Guerre mondiale. Celle-ci avait perdu toute une partie de sa population – plus de 30 % – qui vivait dans les États voisins, redécoupés par le traité de Trianon en 1920. Encore aujourd’hui, le nationalisme de Viktor Orbán se nourrit de l’existence d’importantes minorités hongroises en Roumanie, en Slovaquie, en Serbie, en Ukraine… Dans la grande Union soviétique, les Russes étaient partout, notamment en Ukraine, dans les pays Baltes, en Biélorussie, au Kazakhstan… Brusquement, des frontières surgissaient, avec leur inévitable effet de séparation, au moins symbolique.        Dans une URSS où l’on avait formé les esprits à distinguer «  eux  » et «  nous  », où «  eux  » désignait un monde hostile, les frontières déplaçaient le curseur. Le «  nous  » russe ne se sentait brusquement plus chez lui, chez «  eux  » (les Ukrainiens, les Baltes, les Géorgiens, etc.). Rien n’avait préparé les Russes à cela, rien ne pouvait plus les surprendre et les mettre mal à l’aise que les diverses manifestations de développement des sentiments nationaux et des attributs symboliques qui vont avec pour signifier l’indépendance retrouvée. D’autant que l’Occident se montrait très soucieux du devenir des nouveaux États, comme de celui des pays d’Europe centrale. À ces derniers, et aux pays Baltes, parce qu’ils avaient été annexés du fait du pacte germano-soviétique, il fut très vite admis qu’ils rejoindraient l’Union européenne et obtiendraient la protection de l’OTAN. En comparaison, la Russie ne pouvait que se sentir mal-aimée et méprisée.     Sans doute, les pays occidentaux n’ont pas pris la mesure de ce traumatisme extrêmement profond. Celui-ci a été redoublé par le fait que les ex-Soviétiques ont été immédiatement exposés au modèle de consommation occidentale. L’une des premières séries télévisées qu’ils découvrirent, une production mexicaine de 1979, avait pour titre «  Même les riches pleurent aussi  ». La publicité qui s’affichait sur les écrans de télévision a évidemment visé la petite minorité qui disposait d’un pouvoir d’achat suffisant pour goûter au luxe, alors que le pays était très pauvre. Les inégalités ont explosé entre ceux qui étaient bien placés et équipés pour faire le saut dans l’économie de marché – souvent des personnes liées au pouvoir et aux réseaux des organes de sécurité – et ceux à qui leur propre misère sautait désormais aux yeux. Très vite, il fut évident que les «  mafias  » prenaient leur part du gâteau, et non la moindre, d’autant plus facilement que, depuis longtemps, des liens étroits étaient tissés, notamment dans les camps du Goulag, entre les criminels et les organes de sécurité.       L’armée elle-même, minée par la corruption et surtout par le fait que les militaires devaient à bien des égards se débrouiller par eux-mêmes pour vivre décemment, était dans un état de déliquescence injurieux pour la fierté nationale. La défaite en Afghanistan (1979-1989) en avait fait la démonstration. La première guerre de Tchétchénie (1994-1996), par laquelle Eltsine a stupidement cru pouvoir mettre de l’ordre dans le Caucase, qui partait effectivement à la dérive, a été perdue de manière piteuse. Et cette fois-ci, l’humiliation a été énorme : la «  grande Russie  », vaincue par une poignée de Tchétchènes, qui plus est musulmans. Plier devant «  des culs noirs  » – selon la terminologie méprisante des Russes à l’égard des Caucasiens – était inimaginable !       Kosovo – Ukraine : une fausse symétrie:     Dans le même temps, la même grande Russie était incapable de peser suffisamment dans le conflit yougoslave pour venir en aide aux frères serbes. Le panslavisme orthodoxe était en échec. Et cette fois-ci, effectivement, l’Occident était à la manœuvre, peinant lui-même à mettre fin au premier conflit intra-européen de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il fallut le massacre de Srebrenica pour sortir d’une gestion «  humanitaire  » de la guerre en Bosnie. Le traumatisme de cet épisode tragique, que les responsables mondiaux ont quasiment suivi en direct sans intervenir et l’intense sentiment de culpabilité qui en résultait, expliquent l’intervention de l’OTAN au Kosovo au-delà de ses frontières et hors d’un quelconque mandat de l’ONU, en 1999, pour prévenir un risque sérieux de récidive dans une région chauffée à blanc par les nationalismes serbe et albanais. Une situation par conséquent tout à fait différente de celle de la Crimée en 2014 et de celle des républiques rebelles du Donbass ces dernières semaines. La comparaison faite aujourd’hui entre le Kosovo et l’Ukraine, pour établir un parallèle entre 1999 et 2022, comme le font le régime russe et ceux qui relaient ses arguments, est donc pour le moins discutable.      L’humiliation de la Russie est donc réelle, mais elle n’est que la conséquence de l’absurdité de la politique soviétique, et non pas le fait d’un mépris et encore moins d’une action délibérée de l’Occident. La thèse de l’humiliation infligée à la Russie par les Américains et les Européens ne résiste pas au fait que Boris Eltsine fut rapidement invité au G7, qui devint après celui de Tokyo en 1996, un G8, sur proposition de Jacques Chirac : la Russie n’a pas été tenue sur la touche de la marche du monde. Il faut lire les comptes rendus de ces réunions au sommet pour mesurer combien les chefs d’États et de gouvernements des plus grandes puissances économiques du monde marchaient sur des œufs pour ne pas humilier Moscou, tout en cherchant à éviter que leur soutien ne soit englouti dans le puits sans fond de la corruption… Dans les années 1990, elles cherchaient à ne pas donner l’impression qu’elles voulaient mettre le pays sous tutelle2.       Quant à l’élargissement de l’OTAN, il suffit de rappeler que l’Alliance atlantique à une vocation exclusivement défensive et qu’il n’a jamais été question de prendre l’initiative d’un conflit militaire avec Moscou, et encore moins d’entrer sur le territoire russe. D’ailleurs, les forces stationnées dans les pays proches ou limitrophes de la Russie sont minimes au regard de celles qui ont été déployées pour envahir l’Ukraine.      L’illusion de « la fin de l’histoire »      Cependant, la question peut être posée de savoir si l’Occident n’a pas commis l’erreur de ne pas aider massivement la Russie à se reconstruire. D’autant que beaucoup fut fait au même moment, en ce sens, au bénéfice des pays d’Europe centrale. L’idée d’un nouveau plan Marshall, dirigé vers la Russie, a été évoquée dès 1990 pour aider la transition de l’Union soviétique vers l’économie de marché et la démocratie. George H. W. Bush, alors président des États-Unis, s’y est opposé. Michel Camdessus, directeur du Fonds monétaire international, l’a déploré. Mais il faut se rappeler qu’en avril 1989, l’armée soviétique avait commis un massacre à Tbilissi, qu’en 1990, des combats avaient lieu en Ossétie du Sud, parce que Moscou avait suscité là une rébellion pour contrer les velléités d’indépendance géorgiennes, de même qu’en Moldavie, la Transnistrie se rebellait avec la complicité du Kremlin… Il y avait donc de quoi hésiter à aider Gorbatchev à ce moment-là. En janvier 1991, l'intervention musclée des troupes du ministère de l'Intérieur soviétique en Lituanie, Lettonie et Estonie, faisant quelques morts, confirma ses hésitations.                  Une fois l’Union soviétique dissoute, l’Occident n’aurait-il pas dû agir autrement ? Là encore, le choix n’était pas si simple qu’il peut l’apparaître rétrospectivement. Il faut regarder de près le déroulement de l’histoire politique russe pour comprendre que, dans les décombres du communisme, cette aide n’allait pas de soi.     Si la tentative de renversement de Gorbatchev en août 1991 a échoué, c’est parce qu’une partie des organes de sécurité était convaincue qu’aucun retour en arrière n’était possible. Cela ne signifiait pas que ces hommes étaient de chauds partisans de la démocratie. Ils avaient compris qu’un nouveau monde s’ouvrait et voulaient en profiter pour prendre le contrôle de l’économie du pays et s’enrichir, imaginant sans doute déjà un capitalisme autoritaire sur le modèle qu’avait dessiné, à Pékin, Deng Xiaoping. Malgré les apparences, la dissolution de l’URSS ne s’est pas soldée par une victoire sans partage de Boris Eltsine et des libéraux. Il faut bien dire que nous avons été, en Occident, victimes d’un «  effet d’optique  » qui nous a poussés à créditer la thèse de la « fin de l’histoire », dans une interprétation hâtive du livre de Francis Fukuyama (1992).     Certes, Eltsine avait pris la revanche qu’il souhaitait tant sur Gorbatchev. Ce dernier, qui l’avait appelé à Moscou pour secouer les communistes de la capitale, trop conservateurs à son goût, avait voulu le briser et l’humilier, car l’ancien chef du Parti à Sverdlovsk (aujourd’hui Iekaterinbourg) s’était montré incontrôlable. Mais, passé le délice de la vengeance, le président de la nouvelle Russie s’est aussitôt heurté à de considérables résistances institutionnelles. La Constitution ne lui donnait qu’un pouvoir limité, alors qu’il était convaincu qu’il fallait engager, de toute urgence, une rupture nette avec le passé communiste.       Sur la scène internationale, Eltsine recherchait l’appui des Occidentaux, avec son ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev, et ceux-ci cherchaient des voies nouvelles de collaboration avec l’héritière de l’URSS. D’autant qu’il fallait gérer le devenir des forces nucléaires installées sur le territoire des Républiques qui avaient pris leur indépendance, en Ukraine, en Biélorussie et ailleurs. Mais la scène intérieure avait de quoi les inciter à la prudence.                   ____Sur le plan économique, Egor Gaïdar, ministre des Finances, puis Premier ministre, adepte résolu de l’économie de marché, avait lancé une thérapie de choc, inspirée par l’Américain Jeffrey Sachs, dont les propositions avaient été déjà été mises en œuvre en Pologne avec de premiers succès. L’idée d’Eltsine et Gaïdar, c’était d’atteindre au plus vite un point de non-retour. L’un et l’autre craignaient qu’avec un Parlement (la Douma) où dominait le «  marais  », les communistes et leurs alliés ultranationalistes parviennent, non seulement à relever la tête, mais à reprendre le pouvoir. Mais si ce choix pouvait inciter les Occidentaux à soutenir massivement la transition russe, le désordre de fait que connaissait le pays et l’instabilité politique qui se faisait sentir étaient déjà un puissant frein.      Le choc de la «  thérapie  » fut terrible pour la population russe, avec un emballement de l’inflation, alors que la privatisation à marche forcée donnait lieu à une appropriation des richesses du pays par une petite minorité. La corruption battait son plein et la mafia se taillait de nouveaux domaines de profit. Tout cela nourrissait l’opposition. Très vite, il apparut que le président ne disposait pas d’une vraie majorité à la Douma et que la réforme constitutionnelle qu’il jugeait nécessaire serait bloquée. La querelle entre le président et le Parlement ne tarda pas à s’envenimer. Elle déboucha sur une crise violente entre les deux pouvoirs, qui s’affrontaient alors sur la tenue d’un référendum constitutionnel.        Le 21 septembre 1993, Eltsine décidait de dissoudre le Parlement, qui répliquait en proclamant la destitution du président et en nommant le général Routskoï à la tête de l’État, par intérim. Le 3 octobre, l’histoire s’emballait : des groupes armés tentaient de prendre par les armes le siège de la télévision, des barricades étaient dressées dans les rues de Moscou, le président du Parlement appelait à envahir le Kremlin et à arrêter Eltsine… Celui-ci répliquait le lendemain en ordonnant l’assaut du Parlement par des forces spéciales. Des chars canonnaient alors la « Maison Blanche », le siège de la Douma. Le 4 octobre, le rêve démocratique des dissidents était anéanti.      Eltsine l’emportait, mais en se livrant aux mains des organes de sécurité. De fait, ceux-ci ne tardèrent pas à resserrer leur emprise sur le Kremlin. Trois ans plus tard, en août 1996, sur le conseil d’Anatoli Sobtchak, le maire de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine, un ancien espion revenu de Dresde en République démocratique allemande, entrait au service de la présidence comme adjoint de l’intendant du Kremlin3. Très vite, il allait monter en grade : en mars 1997, il entrait dans l’administration présidentielle pour en devenir quelque mois plus tard le numéro deux ; en 1998, il était nommé chef du Service fédéral de sécurité, le FSB qui avait succédé au KGB ; en 1999, il devenait Premier ministre. Enfin, le 25 décembre 1999, Eltsine annonçait qu’il démissionnait de sa charge de président de la Fédération de Russie, et le désignait comme son successeur. Poutine l’avait assuré qu’il lui éviterait tout règlement de comptes et toute poursuite judiciaire quant à la manière dont lui et son entourage, la «  famille  », s’étaient enrichis pendant son mandat. Et il a tenu parole.     Cette succession d’événements avait de quoi faire douter de l’opportunité d’engager un vaste plan d’aide à la Russie, dont le devenir démocratique était aussi vacillant que son président enivré. Il faut d’ailleurs y ajouter l’épisode de la réélection d’un Boris Eltsine très diminué physiquement à la tête du pays en juillet 1996. Cette victoire avait été fabriquée de toutes pièces par des médias possédés par les oligarques du pays, qui redoutaient une victoire des communistes. La Russie n’offrait donc aucune garantie qu’une aide massive ne serait pas très vite engloutie dans les circuits de la corruption et accaparée par la kleptocratie qui gagnait du terrain. Il aurait fallu imposer des conditions de suivi inacceptables par les Russes qui les auraient jugées, à juste titre, humiliantes. On ne traite pas Moscou comme une république bananière…      De la décennie humiliante à la décennie effrayante     La première décennie postsoviétique avait été, en définitive, totalement humiliante pour les Russes, qui voyaient bien dans quelle déliquescence sombrait leur pays. La démocratie devenait haïssable, chargé du soupçon de toutes les manipulations. C’est dans cet état que Poutine a pris la Russie, en 2000. Il ne fut pas difficile de retourner cette colère contre l’ennemi qu’avait désigné le pouvoir soviétique pendant soixante-dix ans : l’Occident, c’est-à-dire l’Amérique et l’Europe. Le traumatisme d’une transition impossible trouvait là son exutoire. Sans doute les Occidentaux ont-ils commis des erreurs, sans doute n’ont-ils pas entendu l’avertissement prémonitoire de Soljenitsyne : « L’horloge du communisme a sonné tous ses coups. Mais l’édifice de béton ne s’est pas encore écroulé. Et il ne faudrait pas qu’au lieu d’en sortir libérés, nous périssions écrasés sous ses décombres4. » Sans doute l’hubris de George W. Bush, après les attentats du 11 septembre 2001, a-t-elle exacerbé le complexe obsidional soviétique, dont le pays ne s’était pas guéri avec la fin de l’URSS. Mais la suite de l’histoire n’a pas encouragé les Occidentaux à considérer que la Russie, telle que Poutine la dirigeait, était un pays aussi respectable que n’importe quel autre. La seconde décennie post-soviétique a été effrayante.    Il faut aussi se souvenir comment a commencé, en Russie, le xxie siècle : par une atroce seconde guerre de Tchétchénie, où l’intervention de l’armée russe, le 26 août 1999, fut justifiée par une série d’attentats commis sur le sol russe, dont le transfuge du FSB, Alexandre Litvinenko, assurait que le FSB en portait la responsabilité. Poutine promettait alors d’aller « buter [les terroristes] jusque dans les chiottes ». Litvinenko, quant à lui, fut empoisonné au polonium 210, en Grande-Bretagne, par des agents russes, en novembre 2006, quelques semaines après que la journaliste Anna Politkovskaïa, qui documentait les crimes de guerre commis par l’armée russe en Tchétchénie, avait été assassinée dans la cage d’escalier de son immeuble à Moscou.     Auparavant, le 23 octobre 2002, la prise d’otages du public venu assister à un spectacle destiné à la jeunesse, au théâtre de la Doubrovka, par un groupe de Tchétchènes, avait été «  réglée  » par le recours à un gaz de combat. Bilan : cent vingt-huit morts parmi les otages ! En 2004, Viktor Iouchtchenko, candidat à l’élection présidentielle ukrainienne, pro-occidental, était empoisonné à la dioxine… Soigné à Vienne, il se présentait néanmoins aux suffrages de ses compatriotes. Après un scrutin marqué par des fraudes importantes, la Commission électorale désignait comme vainqueur son adversaire Viktor Yanoukovitch, largement soutenu par Moscou. Ce fut le début de la Révolution orange. La Cour suprême finit par invalider le second tour de l’élection, et un nouveau second tour eut lieu sous haute surveillance. Il donna une très nette victoire à Iouchtchenko, dont le visage restait défiguré par le poison qu’on lui avait administré.     En Russie, depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, les assassinats de journalistes et de militants des droits de l’homme, les arrestations et les lourdes condamnations d’opposants – grands ou petits – par une justice aux ordres du pouvoir se sont succédé. Les médias ont été vigoureusement repris en main pour en faire de véritables instruments de propagande. Et en 2015, c’était Boris Nemtsov, figure emblématique de l’opposition, qui dénonçait la corruption du régime et avait jugé illégale l’annexion de la Crimée, qui était tué par balle à deux pas du Kremlin.      Tout cela suffit à comprendre que l’erreur des Occidentaux ne fut pas d’avoir humilié la Russie ni de l’avoir méprisée, mais de n’avoir pas compris le danger qu’elle représentait depuis que Vladimir Poutine en avait pris la direction. L’intervention russe en Syrie, à partir du 30 septembre 2015, avait pourtant montré amplement toute la violence et le mépris de la vie humaine dont était capable le maître du Kremlin...."                      

Aucun commentaire: