Ça va jazzer

https://www.jazzradio.fr/

vendredi 13 janvier 2023

Europe et criminalité financière

 La pieuvre

                                   Depuis l'affaire de corruption concernant le Qatar, la vigilance est de mise, les mises en garde se multiplient, les promesses fleurissent. Mais a-t-on pris la mesure de l'ampleur et du développement du phénomène?...qui ne manque pas de laisser songeur et légitimement inquiet, si des parades ne sont pas rapidement mise en place.                                                                                  Un rapport officiel récent fait le point sur l'urgence qu'il y a à mettre un terme à une gangrène qui s'étend. Il n'y a pas que les mafias qui gagnent du terrain, pas seulement en Italie, même si Bruxelles commence enfin à protester contre les diverses dérives qui affaiblissent les Etats. Mais avec quels moyens? Le juge Michel Claisse n'y va pas par quatre chemins, sans langue de bois: 


Avocatdurant 20 ans, Michel Claise est depuis deux décennies juge d’instruction, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, attaché au tribunal de grande instance de Bruxelles. 

 

Avocat                         "...Avocat durant 20 ans, Michel Claise est depuis deux décennies juge d’instruction, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, attaché au tribunal de grande instance de Bruxelles.   À l’actif de ce très redouté magistrat belge, plusieurs fois placé sous protection policière, de nombreuses enquêtes retentissantes ont envoyé de puissants cols blancs derrière les barreaux. La dernière fait trembler le Parlement européen depuis un mois et a valu à l’une de ses anciennes vice-présidentes, Eva Kaili, et à trois autres personnes d’être écrouées : elle concerne les soupçons de corruption d’élu·es par le Maroc et le Qatar. 

Avoc durant 20 ans, Michel Claise est depuis deux décennies juge d’instruction, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, attaché au tribunal de grande instance de Bruxelles. À l’actif de ce très redouté magistrat belge, plusieurs fois placé sous protection policière, de nombreuses enquêtes retentissantes ont envoyé de puissants cols blancs derrière les barreaux. La dernière fait trembler le Parlement européen depuis un mois et a valu à l’une de ses anciennes vice-présidentes, Eva Kaili, et à trois autres personnes d’être écrouées : elle concerne les soupçons de corruption d’élu·es par le Maroc et le Qatar. Michel Claise, qui ne cesse d’alerter sur l’ampleur de la corruption et du blanchiment d’argent depuis des années en Europe, a accepté de rencontrer Mediapart à une condition : pas un mot sur ses dossiers en cours.   Il dénonce le manque de moyens de la justice pour faire face à la catastrophe, s’alarme de l’impéritie politique qui profite aux organisations criminelles et appelle à un sursaut démocratique. 

Avocat durant 20 ans, Michel Claise est depuis deux décennies juge d’instruction, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, attaché au tribunal de grande instance de Bruxelles.  À l’actif de ce très redouté magistrat belge, plusieurs fois placé sous protection policière, de nombreuses enquêtes retentissantes ont envoyé de puissants cols blancs derrière les barreaux. La dernière fait trembler le Parlement européen depuis un mois et a valu à l’une de ses anciennes vice-présidentes, Eva Kaili, et à trois autres personnes d’être écrouées : elle concerne les soupçons de corruption d’élu·es par le Maroc et le Qatar.  Michel Claise, qui ne cesse d’alerter sur l’ampleur de la corruption et du blanchiment d’argent depuis des années en Europe, a accepté de rencontrer Mediapart à une condition : pas un mot sur ses dossiers en cours.  Il dénonce le manque de moyens de la justice pour faire face à la catastrophe, s’alarme de l’impéritie politique qui profite aux organisations criminelles et appelle à un sursaut démocratique.....                                                                                                      Corruption: " il y a une aggravation du phénomène. Le système de fonctionnement des organisations criminelles est aujourd’hui démultiplié par les nouvelles technologies. Le deuxième phénomène, c’est l’énorme fortune qui se crée sur la base du produit de ces trafics.  On peut partir de l’exemple à la mode des narcotrafiquants. Rien que sur le port d’Anvers, en Belgique, la cocaïne représente 10 % à 12 % du montant global annuel de l’importation. D’autres ports de l’Union européenne sont touchés : Le Havre en France, mais aussi Amsterdam et Rotterdam aux Pays-Bas.  Ajoutez à cela les autres drogues, qui représentent des montants très importants. On estime par exemple à 10 milliards, 15 milliards peut-être, par an le blanchiment de la résine de cannabis en provenance du Rif au Maroc.  Ajoutez encore la contrefaçon, qui vient essentiellement de Chine et qui passe aussi par les ports cités. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évoque un montant de 300 milliards pour l’Union européenne de produits de contrefaçon chaque année.                          Une autre criminalité, la cybercriminalité, est en train de nous dévorer. Grâce à elle, les organisations criminelles font des profits monstrueux. Cela va du hacking de comptes, à raison de 2 000, 3 000 euros, jusqu’à des montants considérables – 350 millions par an, pour l’UE, rien que pour la cybercriminalité. Ce ne sont pas mes chiffres, mais ceux de la Banque mondiale. Ajoutez les trafics d’armes, les escroqueries traditionnelles…   Les montants énormes que je vous décris portent sur une année. Imaginez sur plusieurs années. Quand l’argent est blanchi, il continue de rapporter, et on ne contrôle pas cela. Jacques Attali l’avait écrit dans son essai Une brève histoire de l’avenir « Un jour, les entreprises illicites auront pris le pas sur les entreprises licites. »            Je pense que nous le vivons depuis un certain nombre d’années déjà. Dans mes différentes interventions, et je l’ai encore dit devant la commission de justice du Parlement fédéral, je répète qu’il faut absolument faire l’état des lieux. Pourquoi ? Parce qu’il y a une impéritie politique et une incompréhension du citoyen qui ne parvient pas à matérialiser l’importance du phénomène.  Pour cela, il faut faire comme avec l’autre métastase de notre société aujourd’hui, qui est le dérèglement climatique. Il faut que le dérèglement économique par la criminalité financière fasse l’objet d’une étude de toutes les conséquences qu’elle entraîne, avec des sociologues, des économistes, des criminologues.  Je demande à la police judiciaire fédérale de me désigner des enquêteurs, et on me répond, pour la moitié de mes dossiers : “Nous n’avons pas les forces.” Je vais vous donner un exemple d’impact monstrueux. L’un des pays de l’UE, l’Italie, est gangréné par des mafias gorgées de fric, et qui rachètent toutes les entreprises qui s’effondrent les unes derrière les autres : 50 % de l’économie est actuellement détenue par les mafias de type ’Ndrangheta, Cosa Nostra, etc. Cela s’est encore aggravé avec la crise du Covid et préalablement avec la crise de 2008.  Je pense très sincèrement qu’il n’y a pas de volonté politique de prise en compte de la gravité de la situation. Pourquoi ? Certaines personnes essaient de me faire dire : parce que les politiques sont corrompus eux-mêmes. Je ne crois pas. En Europe en tout cas. Mais ils deviennent complices de cette situation en ne la prenant pas en considération. 

_____Depuis mars 2021 et l’affaire Sky ECC, du nom de la messagerie cryptée canadienne démantelée par les polices belge et néerlandaise, qui a fait tomber un supercartel de trafiquants de cocaïne en Europe (1 230 arrestations, 13 milliards d’euros de drogues interceptés), la classe politique semble cependant commencer à ouvrir les yeux en Belgique et aux Pays-Bas…  Avec cette affaire, nous nous sommes soudain aperçus en Belgique et aux Pays-Bas que nous sommes entièrement dévorés par les organisations criminelles. Pour la première fois, on a réalisé que la corruption touche toutes les strates de la société, comme les fonctionnaires. Or cette affaire est la preuve de ce que nous, professionnels, n’arrêtons pas de crier depuis des années. Petit à petit, cela rentre dans la tête des politiques, qui se disent qu’ils ne pourront pas négliger le phénomène, les élections arrivant en 2024.                                                    J’ai eu l’occasion de croiser deux hommes politiques sur un plateau de télévision récemment. Le premier me dit : « Il faut constater que la situation est grave. » Je réponds : « Il serait temps. » Le second dit : « Il faudrait vraiment faire quelque chose. » Je réponds : « Le simple fait d’utiliser ce conditionnel rend complice de cette situation. » Je lui dis : « Il faut faire quelque chose ! » Il me dit : « Mais en termes de budget, c’est trop tard, il faut attendre que… » Je le coupe : « Vous vous rendez compte de l’énormité de ce que vous dites ?! Pour contrôler le port d’Anvers, il y a six scanners très performants, il en faudrait vingt. Qu’attendez-vous pour en acheter quatorze ? » Vous avez alors un silence ennuyé.  J’ai eu aussi une petite prise de bec, par interposition, avec le premier ministre, Alexander De Croo, parce que j’avais tenu ce discours, avant qu’éclate l’affaire Sky ECC, et avant les menaces d’enlèvement de notre ministre de la justice, Vincent Van Quickenborne [visé par la mafia de la drogue en septembre 2022 – ndlr]. Le premier ministre avait été pris à partie par un journaliste de RTL Belgique, lui rapportant mes propos : « La situation devient maintenant intenable en termes de corruption. » Il a répondu : « Mais qu’il le prouve ! » Nous sommes maintenant un an plus tard… Que lui faut-il de plus ?   _____________Votre ministre de la justice est toujours dans une maison de sécurité. Aux Pays-Bas, le premier ministre et la princesse héritière Amalia sont sous protection policière...  Ce n’est pas une guerre larvée mais bien une guerre qui a été déclarée par les narcotrafiquants, d’où la montée de la prise de conscience de la classe politique. Mais c’est lent, épouvantablement lent. Ce n’est pas proportionné par rapport au phénomène. Je ne crois pas que le sentiment d’impunité et la violence actuelle des criminels proviennent du fait qu’ils seraient cernés et traqués, notamment depuis le démantèlement de Sky ECC, mais plutôt du fait qu’ils ont atteint une énorme puissance financière. Pour casser le trafic, il faut saisir le maximum d’argent et empêcher l’argent de tourner, il faut renforcer les contrôles dans les ports, faire des surveillances indiciaires des dockers, des employés des systèmes douaniers et administratifs, car sans eux, la drogue ne rentre pas. Il faut aussi poursuivre les professionnels du blanchiment car le trafic ne prospère que si l’argent est blanchi.                                                                                                                                     Ce ne sont pas seulement les truands qu’il faut traquer mais aussi les conseillers fiscaux, les avocats, les comptables, les banquiers, même si nous avons un système de contrôle solide, Tracfin en France et Ctif en Belgique. Bref, tous ceux qui participent à rendre propre l’argent sale, selon le bon vieux principe d’Al Capone, qui investissait l’argent de son business dans les laveries à Chicago.  Il faut aussi une éducation à la consommation. La cocaïne est devenue une mode, avec des consommateurs issus de milieux particulièrement aisés, fortunés, qui engraissent les organisations criminelles. Pourquoi, en matière de drogues dures, ne pas estimer que la personne qui consomme fait partie du réseau criminel puisqu’elle l’enrichit ? Je sais que je choque en disant cela, mais la meilleure manière de lutter contre la pédopornographie a été d’incriminer les clients. De temps en temps, outre l’éducation, la peur du gendarme peut jouer un rôle.  _____________Vous avez déclaré dans un entretien qu’une affaire comme Sky ECC, « c’est exceptionnel », « un coup de bol extraordinaire ». Vous dites « mener une guerre avec des catapultes face à des gens extrêmement équipés ». Quels sont les moyens dont vous disposez en Belgique ?Les moyens dont on dispose sont d’abord internationaux. La création du Parquet européen, pour les affaires financières, représente une avancée. Il y a sept juges européens en Belgique, j’en fais partie, je m’occupe de la partie francophone du ressort de la cour d’appel de Bruxelles. Je suis en première ligne pour voir que le bébé commence à marcher, même à courir. Il y a des outils formidables comme Europol et Eurojust, les collaborations entre police et justice à La Haye.   En dehors de cela, sur le plan national, en Belgique, nous vivons un recul. En 2015, un ministre [Jan Jambon, du parti indépendantiste flamand N-VA – ndlr] avait même décidé de supprimer l’Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée… Mon bras armé ! Mais pourquoi fait-il cela ? Il ne s’était même pas renseigné. Alors qu’on obtenait à l’époque des résultats dans le cadre de la lutte contre la fraude au carrousel de la TVA.   Heureusement, nous avons tellement crié à l’époque qu’il a fait marche arrière. Mais il a fallu monter au créneau, dans les médias, au Parlement, et on a réussi. Heureusement. Sinon, c’était la catastrophe. Les moyens nationaux chez nous sont en recul. D’un autre côté, les moyens des organisations criminelles augmentent – que ce soit la cybercriminalité pure ou l’utilisation du « cyberworld » pour faciliter n’importe quelle activité illégale, ça pète, ça augmente, c’est effrayant. Et nos forces de police, dans ce domaine, restent toujours les mêmes, nos moyens insuffisants.   Le danger que nous courons est terrible : il n’y a pas un jour sans un grand scandale de hacking. Je vous parle de choses très importantes. Pensez aussi aux bitcoins, qui sont des monnaies virtuelles à blanchir l’argent, qu’on n’a pas encore véritablement trouvé le moyen de contrôler…   Dans plusieurs dossiers, je cherche désespérément des policiers et je ne les ai pas. Je demande à la police judiciaire fédérale de me désigner des enquêteurs, et on me répond, pour la moitié de mes dossiers : « Nous n’avons pas les forces. » Je le dis souvent dans mes interviews : nous poursuivons des Porsche avec des 2CV, ce n’est pas la peine de faire la course. L’art de les poursuivre, c’est l’art de créer des embouteillages.    Il y a des réussites, certes, mais des tas de dossiers se terminent par des prescriptions, faute de moyens. Ce qui me fait tenir, c’est que je m’amuse, c’est vraiment passionnant. J’ai rencontré des personnes fantastiques qui sont mes collègues mais aussi les policiers spécialisés avec lesquels je travaille, doués et humains. La police, ce n’est pas que la castagne.  Je suis magistrat instructeur depuis 22 ans. Il est vraiment nécessaire pour moi d’informer les citoyens. C’est pourquoi j’ai choisi aussi la voie littéraire. Un jour, j’ai dit à mon éditrice : « Je vais faire un polar sur le carrousel à la TVA. » Elle n’était pas convaincue. Ce fut un succès, le bouquin est aujourd’hui épuisé. J’avais deux messages : le premier : « N’essayez pas » ; le second : la réalité dépasse la fiction. En 2010, j’en ai fait un autre, cette fois sur les techniques de blanchiment de la drogue : Souvenirs du Rif. Six ans plus tard, une affaire semblable me tombait dessus, j’étais rattrapé par le réel.   

      ____Parmi les enquêtes marquantes que vous avez menées, celle qui a contraint la banque HSBC, accusée de fraude fiscale et de blanchiment d’argent, à verser en 2019 à l’État belge près de 300 millions d’euros, une transaction pénale record en Belgique. On vous surnomme d’ailleurs « Monsieur 100 millions » pour les sommes que vous ramenez dans le giron de l’État belge… En Belgique, nous avons une loi de transaction pénale qui permet de se racheter une virginité judiciaire en payant. On peut estimer que ce système est une rupture d’égalité car selon que vous êtes puissant ou misérable, les jugements vous rendront blanc ou noir, comme dirait La Fontaine, mais c’est un mal qui permet néanmoins d’avoir un peu de bien.  Demeure un problème : actuellement la transaction pénale est uniquement négociée par le parquet, le juge d’instruction ne s’en mêle pas. Notre système judiciaire est tellement lamentable en termes de manque de moyens, de considération, que les négociations se font avec le revolver tourné sur la tempe du parquet au lieu d’être braqué sur la tempe des personnes poursuivies. Il faut augmenter le montant des amendes et l’indemnisation des parties civiles. Certains montants paraissent énormes mais cela reste une tête d’épingle par rapport au phénomène. Êtes-vous inquiet pour le système démocratique, l’État de droit ?  Tout à fait. Pourquoi ces organisations criminelles sont-elles aussi puissantes ? Un, je vous l’ai dit, les chiffres. Deux, elles fonctionnent avec toute une série de professionnels et de personnes qui sont en dehors des organisations, mais qui finalement vont sur le plan pénal être associées à elles. C’est tout le système du blanchiment d’argent. La corruption est privée, mais elle est aussi publique. Cela devient fondamental de réagir proportionnellement à l’immensité du phénomène et il est de notre rôle d’alerter. En Belgique, nous avons une plus grande liberté de parole que les magistrats français, non pour parler de nos dossiers – nous serions immédiatement renvoyés – mais par rapport à la jurisprudence européenne : les magistrats ont l’obligation de dénoncer les situations antidémocratiques.  En Belgique, le juge d’instruction a plus de pouvoir qu’en France, où on a enlevé une aile à l’instruction en créant le juge des libertés et de la détention. Mais j’envie la France sur certains points. Je fais partie du Greco (Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe) et, en tant qu’expert, j’avais été engagé pour l’évaluation de la France en 2019.  J’avais alors rencontré le chef de cabinet du président Macron, le chef de la police française, les plus hauts fonctionnaires, et je trouvais qu’en France, contrairement à la Belgique, très en retard dans la lutte contre la corruption, il y avait vraiment eu sur le plan législatif des mouvements extrêmement intéressants, en particulier les lois Sapin après l’affaire Cahuzac.  Vous avez créé l’Agence française anticorruption, le Parquet national financier, et nous sommes quelques experts à la commission justice de la Chambre des représentants à Bruxelles à faire pression pour la création d’un Parquet national financier en Belgique – plus indépendant, de préférence, qu’en France.  Quand on touche à l’argent sale, et que ça touche au monde politique, les personnes se transforment en bêtes féroces. Dans ma carrière, j’ai rencontré des soucis avec le monde politique mais pas en termes de pressions. L’indépendance est encore tout à fait totale.  [Merci à Rachida El Azzouzi et Ludovic Lamant]_______________

Aucun commentaire: