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mercredi 10 avril 2024

Quand dématérialisation rime avec déshumanisation

                La numérisation -limitée et raisonnable-_ est inéluctable et le plus souvent utile et efficace. 

     Mais quand c'est Etat qui dématérialise à l'excès ses fonctions essentielles, l'utilisation des services publics devient problématique -voir impossible-  pour beaucoup.


___En fait, la dématérialisation, présentée comme un progrès pour tous, engendre souvent des surcoûts et crée souvent des difficultés parfois insurmontables

D'Abord, on a informatisé. Dans les années 1980, en France et ailleurs, l’alignement du public sur le privé conduit à doter les fonctionnaires de micro-ordinateurs qui contribuent à mesurer leur productivité. Depuis les années 2000, on numérise. En principe au bénéfice de la qualité du service public rendu à l’usager ; en réalité pour abaisser son coût. Contrairement à ce que prétendent leurs tenants, la numérisation comme la « dématérialisation » visent surtout à réaliser des économies. Ou à lutter contre la fraude, avec pour corollaire une complexification des démarches, en particulier de celles exigées des plus précaires.                                                          Revenu de solidarité active (RSA), allocation aux adultes handicapés (AAH), allocations familiales ou aides au logement : les prestations des caisses d’allocations familiales (CAF) profitent à trente-deux millions de personnes. Depuis 2010, à partir des données provenant des connexions aux sites, des réponses aux formulaires électroniques ou des échanges de courriels, un algorithme attribue à ces foyers un score de suspicion. Plusieurs circonstances augmentent la note — être au chômage ou au RSA, habiter un quartier défavorisé… — jusqu’au seuil qui déclenche le contrôle (1).                                                                                                       Le montant total récupéré en 2022, y compris les indus versés à la suite d’erreurs d’usagers perdus face aux multiples critères et pièces justificatives exigés pour percevoir les minima sociaux, ne représente qu’un centième des prestations versées (2). Mais la politique de surveillance algorithmique et la peur qu’elle inspire se traduisent par des économies indirectes. Car nombre d’usagers renoncent à leurs droits plutôt que de subir des contrôles toujours plus intrusifs et de rendre des comptes toujours plus compliqués : cette motivation expliquait un cas sur cinq de non-recours aux prestations sociales en 2021, contre moins d’un cas sur dix en 2016 (3).                                                                                                             La « dématérialisation » contribue ainsi à limiter l’accès aux services publics à une partie de la population. De par leur formation initiale, leurs expériences professionnelles et leur équipement personnel de qualité, les cadres et professions intellectuelles supérieures apprécient de pouvoir effectuer leurs démarches en ligne sans se rendre à un guichet. À d’autres catégories, l’État dématérialisé inflige une double peine. Moins diplômées et moins outillées, elles se retrouvent parfois dans des situations instables qui exigent un surcroît de justificatifs, une habileté hors pair pour dialoguer avec la machine ainsi qu’une familiarité avec le langage administratif. Ces conditions appelleraient logiquement l’accompagnement d’un humain, une hypothèse rendue de plus en plus improbable par la réduction des horaires d’accueil et la suppression de nombreuses antennes réalisées au nom de… la numérisation.                                                       Les services publics en ligne se traduisent par une baisse générale de la qualité et contribuent à renforcer l’isolement des plus précaires, et tout particulièrement des huit à neuf millions de Français de plus de 15 ans frappés d’illectronisme. Seulement 60 % des non-diplômés et 76 % des bénéficiaires de minima sociaux disposent d’un accès Internet à domicile, contre 95 % des diplômés du supérieur (4), si bien que le numérique constitue pour les plus précaires « un obstacle sur le chemin des droits sociaux », comme le rappelait la défenseure des droits dans son rapport de 2022 consacré à la « dématérialisation » des services publics (5).     888À la figure de l’usager rendu fou de colère ou de désespoir devant son écran s’oppose celle de l’entrepreneur ravi d’identifier de nouvelles sources de revenus dans cet accès entravé aux services publics. Car la numérisation implique d’abord de nombreux appels d’offres remportés par des sociétés qui proposent un vaste catalogue de prestations, allant du cadrage de projet jusqu’au développement de portails et autres plates-formes. Certaines facturent non seulement le développement d’un outil numérique mais aussi sa coûteuse maintenance pendant plusieurs années. L’entreprise Opendatasoft a ainsi raflé la mise sur le marché des données publiques, dont l’accès comptait au nombre des obligations fixées par la loi pour une République numérique d’octobre 2016. Capgemini a perçu 8 millions d’euros pour développer un outil de « dématérialisation » des plaintes qui fut un échec, quand McKinsey s’est contenté de 3,88 millions d’euros pour un logiciel consacré aux allocations-logement souffrant de nombreux défauts (6).                                                                                Comble d’ironie d’une numérisation née de la promesse d’éradication des acteurs intermédiaires perçus comme des parasites, l’État en ligne a favorisé leur multiplication. Face à des démarches de plus en plus fastidieuses, des règles toujours plus incompréhensibles, des horaires d’ouverture tarabiscotés et des agents publics invisibles, des entreprises proposent, moyennant paiement, d’engager les démarches à la place des usagers ou plus simplement d’identifier les aides auxquelles ils ont droit.                             Depuis la fermeture à l’automne 2017 des guichets préfectoraux de carte grise et de permis de conduire et la création de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), nombre d’usagers se sentent perdus. Des prestataires privés dont les sites arborent une apparence officielle réalisent ces démarches à leur place, mais de manière payante. Leur succès repose sur un fonctionnement moins contraignant que celui de l’ANTS (absence de support technique, obligation de paiement par carte bancaire, obligation d’ouvrir un compte FranceConnect, etc.).                                 La création de la plate-forme d’admission Parcoursup en 2018 fut également une aubaine pour une myriade d’acteurs qui débroussaillent le maquis de la bureaucratie libérale : contre une somme de 300 à 1 500 euros, leur palette de services va du suivi de l’inscription administrative à la rédaction de De même, les multiples réformes des retraites, associées aux suppressions de postes et à la réduction du nombre d’agences, ont ouvert la voie aux cabinets de conseil retrait « projets motivés », en passant par la sélection des vœux.                                                                        Jouant sur le caractère anxiogène de cette période de la vie, sur les difficultés à obtenir un rendez-vous, ainsi que sur les erreurs possibles dans le calcul de la pension, ces officines proposent aux futurs retraités des bilans de retraite ou un accompagnement à la liquidation de la pension, pour des tarifs compris entre 300 et 6 000 euros — en partie déductibles des impôts. Autant de services naguère rendus gratuitement par des agents publics.                                                      Quelques intermédiaires ont flairé le potentiel de marché offert par le non-­recours. Moyennant 29,90 euros de frais d’inscription auxquels s’ajoutent des frais d’abonnement trimestriels du même montant, Mes-allocs.fr identifie les aides auxquelles l’abonné peut prétendre et l’accompagne dans ses démarches pour les obtenir. Cette entreprise, dont le développement doit beaucoup à la solution logicielle OpenFisca, développée et mise à disposition gratuitement par l’État, bénéficie du soutien de la banque publique d’investissement (BPI France). Dans la vitrine électronique du prestataire, on trouve également un programme de « coaching » facturé 1 300 euros mais « pris en charge à 100 % par l’État », sans autre précision sur les conditions de cette prise en charge.                                                                                                         Dans d’autres secteurs encore, la « dématérialisation » combinée aux réductions de personnel favorise l’apparition d’une forme de marché noir des services publics digne de pays en développement : pour 30 à 500 euros, des étrangers souhaitant faire renouveler leur titre de séjour peuvent acheter illégalement des créneaux en préfecture (7). Il y a à peine vingt ans, des acteurs privés qui auraient proposé aux bénéficiaires de minima sociaux d’identifier les prestations auxquelles ils ont droit, moyennant un pourcentage du montant obtenu, auraient relevé de la dystopie. Tel est aujourd’hui le modèle de Wizbii, dont la commission s’élève à 4 % (8).                                                                                                  Le  mouvement dépasse largement les frontières de l’Hexagone. En 1999, la poste britannique a entendu numériser sa comptabilité. À cause des défaillances du logiciel de caisse « Horizon » — conçu par une entreprise japonaise —, 3 500 employés furent accusés de malversations, 800 condamnés dont 200 emprisonnés. Quatre se donnèrent la mort. Plus récemment, en Australie, un robot a expédié entre 2015 et 2019 plus de 440 000 demandes de remboursement à des ménages suspectés par la machine — au terme de calculs aberrants — d’avoir trop perçu des services sociaux. Après le suicide de plusieurs usagers, une commission officielle a déclaré le système illégal (9). Aux Pays-Bas, plus de 26 000 familles, souvent parmi les pauvres, ont été injustement accusées de fraude par un algorithme attribuant, lui aussi, un score de risque plus élevé aux familles immigrées (10).                                    Au-delà de ces scandales, qui ont conduit à la chute des gouvernements australien et néerlandais, la mise en place d’un État social numérique présente des risques si élevés que l’ancien rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, M. Philip Alston, a recommandé de « cesser de se focaliser sur la fraude, les économies, les sanctions et l’efficacité telles que définies par le marché pour se recentrer sur l’essentiel, à savoir comment tirer parti des technologies pour que les budgets alloués à la protection sociale permettent aux personnes vulnérables et défavorisées de jouir d’un meilleur niveau de vie (11). »                                                                             La numérisation n’est qu’un outil. Développée dans le giron de la puissance publique, dotée de moyens humains, soumise au contrôle des usagers et utilisée au service du bien commun, elle pourrait faciliter la vie des gens et le travail des fonctionnaires. ­Réduite au seul usage de « cheval de Troie de l’offensive néolibérale », pour reprendre les mots de M. Alston, et abandonnée à l’avidité des prestataires privés, elle amplifie la dislocation de la société.      ___Car la « dématérialisation » n’est sous sa forme actuelle que le nom acceptable de la déshumanisation. Elle n’a pas seulement dégradé les services publics, enrichi des startupeurs et appauvri la collectivité : elle inflige aux plus fragiles, que l’État était censé servir, humiliation, frustration, et exacerbe ainsi le sentiment de perte de contrôle qu’éprouve une part croissante des populations contre « ceux qui ont décidé ça ». Faut-il ignorer la colère et le désarroi qu’inspirent portes closes ou applications défaillantes ? L’envie rageuse, parfois, que ses promoteurs expérimentent la « dématérialisation », et ses effets très matériels, non plus depuis leurs beaux bureaux mais aux guichets d’aide à l’illectronisme qu’ils auraient dû créer ? " (Simon Arambourou,Haut fonctionnaire. Merci à Mediapart_ souligné par moi)   _____________________

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