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mardi 23 février 2016

Je complote, tu complotes....nous complotons

 Attention, terrain miné!
                                                Le complot, et sa pratique sociale, le complotisme, a mauvaise presse et a déjà une longue histoire, essentiellement sur les terrains politiques ou religieux.
  Le mot est souvent mis à toutes les sauces à tel point qu'il engendre souvent plus de confusions que d'éclaircissements, qu'il suscite des critiques confuses ou inadéquates.
     Cela peut prendre une forme parodique, comme le "complot contre l’accent circonflexe  présenté ironiquement par notre ministre de l'EN, dans la polémique un peu surréaliste sur la réforme de l'orthographe, (une occasion de plus pour relancer les intérêts d'éditeurs de manuels en mal de marché?)
   Bon, cela c'est pour rire.
Plus sérieusement, le  gouvernement  s'est cru obligé d'entreprendre une campagne sur le sujet, non sans lourdeurs et clichés.
   Il y a plus sérieux et parfois plus grave.
          Il est des formes de complotisme, aux fondements souvent anciens, qui  peuvent frôler le dérapage de la raison, même le délire, parfois politiquement instrumentalisées,, en jouant sur l'ignorance, la peur et l'imagination souvent débordante qui en est la conséquence..
     Il y a plus neutre ou anodin, comme à propos de certains événements historiques non encore élucidés sur lesquels il est légitime de se poser des questions, sur une base d'informations sans doute partielles mais éclairée et critiques, comme pour l'assassinat de Kennedy ou la mort suspecte de Robert Boulin. Parfois les choses sont éclaircies, comme sur l'origine provocatrice de l'engagement-prétexte des USA pour intervenir militairement au Vietnam, les manoeuvres secrètes anglo-américaines pour faire tomber Mossadegh en Iran ou pour le montage de la CIA pour activer la chute de Allende  au Chili en 1973.
    Avancer des hypothèses plausibles et élaborer des explications même partielles et provisoires, sur des épisodes historiques embrouillées où l'on soupçonne des coups fourrés d'organisations qui ont intérêt à cacher leur jeu pour être efficaces, c'est plus que légitime. C'est même le coeur du travail du  journaliste d'investigation qui se respecte, qui s'efforce de déjouer mensonges et dissimulations, intérêts masqués et idéologies justificatrices.
   Complot ou pas complet, il existe des moments dans l'histoire où une certaine analyse d' une conspiration se justifie  bel et bien, dépassant  largement l'approche historique ordinaire à courte vue.
          Mais le complotisme peut être un refuge de l'ignorance, préférant le simple au complexe,, la certitude à bon compte à la recherche parfois ardue de la vérité, souvent partielle. (*).
    Car, comme dit Bruno Bertez  :  Le monde est une sorte de complexe de multiples nœuds enchevêtrés, solidement serrés, et au lieu de regarder au-dessus et de projeter la thèse complotiste, il faut avoir la patience de défaire les nœuds un à un, de trier et de tirer sur les bonnes ficelles.
             Mais, c'est là que ça se complique, il arrive que la critique du complotisme soit parfois utilisée pour masquer de véritables causes; de réelles investigations ou pour disqualifier les fondements d'une critique de fond
    Le journaliste Romain Mielcarek mettait (également) en garde récemment : "cette chasse généralisée au complotisme, déclarée par une multitude de médias, (qui) risque de donner un crédit renouvelé à une autre déformation informationnelle et cognitive : le suivisme du pouvoir en place.   Les structures de puissance (Etats, armées, institutions, entreprises, etc.) ont en effet d'imposants moyens de communication qui ont tendance à largement dépasser les capacités des journalistes à déconstruire et vérifier leur discours." Même Pierre-André Taguieff, qui ne fait pas toujours dans la nuance, critique la dénonciation abusive du conspirationnisme, qu'il qualifie de "contre-complotisme"...
_   Le procédé est parfois malhonnête. Par exemple,: il n'y a pas de "complot néolibéral" à Bruxelles, mais une convergence d'intérêts qui sont sous-tendus par un courant de pensée qui vient d'une même source: la pensée néolibérale issue des travaux de Milton à Chicago, dans laquelle ont baigné Reagan, Thatcher, puis Schröder et les autres, allant dans le sens des intérêts financiers contre les exigences des politiques publiques, sous prétexte de "modernisation"
  C'est ainsi qu'un européiste engagé, de mauvaise foi ou ignorant peut se gausser à bon compte « Travailleur, sache qu’un complot ultralibéral dirigé de Bruxelles est en cours afin de te dépouiller de tes droits les plus élémentaires (…). Ce discours, on l’a entendu durant la campagne référendaire sur la Constitution européenne de 2005. Trois ans plus tard, il n’a pas pris une ride. Toujours les mêmes procès d’intention, les mêmes affirmations mensongères, les mêmes demi-vérités assénées dans le but de faire peur dans les chaumières. » ()Jean Quatremer, Libération, Paris, 5 mai 2008)
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         (*) On peut être assez d'accord avec cette position philosophique, qui, sans être exhaustive, donne quelques orientations de principe:
    Un sondage qui date maintenant de quelques mois nous apprenait qu’un Français sur cinq croit dans l’existence des Illuminati (secte dissoute à la fin du XVIIIe siècle qui a été mise à l’honneur dans le roman Anges et démons de Dan Brown et dont le nom vient certainement des Lumières et se confond souvent avec la Franc-Maçonnerie qui représente, elle, un ensemble d’organisations réelles et plus ou moins discrètes). Les Illuminati sont, selon une croyance répandue, censés régir le monde à notre insu. Evidemment, rien ne le prouve, tout est toujours dans le décryptage – de multiples vidéos en témoignent sur internet. Mais ce qui réunit la plupart des multiples théories du complot (dont une des dernières porte sur les chemtrails) et qui flatte très souvent les déçus de tout (de la politique, des médias…), les méfiants, ceux qui ont le sentiment que le monde dans lequel ils vivent leur échappe, c’est qu’elles prétendent que LA vérité est ailleurs et que le discours officiel cache d’inavouables complots (un ou divers) qu’il faudrait décrypter.
  La théorie du complot est, en réalité, une des manières de substituer à l’analyse des idées et des mécanismes socio-économiques, la dénonciation d’ennemis imaginaires (avec tout les dangers que cela comporte). C’est une manière de donner une mauvaise réponse à une bonne question. C’est une mystification autant qu’une erreur de catégorie....
    ...il ne faut pas renoncer à donner une réponse correcte aux questions qu'elle soulève. Contre le complotisme, il faut donc réactiver l'intelligence critique des phénomènes de masse en s'intéressant à la manière dont s’intériorisent progressivement des croyances et des pratiques potentiellement néfastes (pratiques de concurrence et de prédation, esprit mercantile intéressé, vaine gloire, spéculation, ambition destructrice, réification, exclusion, domination, pensée unique…). Il n’y a, dans tout cela, que les agents d’une même société qui s’accordent, sans le savoir, de manière presque spontanée, sur des grilles de lecture du monde qui finissent par les enfermer, qui acceptent de se soumettre à un ordre réputé impersonnel et nécessaire au nom de leur bonheur ou de la crainte du désordre (sur le mode d'une "servitude volontaire" dont La Boétie nous a offert, voici plusieurs siècles, une analyse magistrale), qui intériorisent la contrainte pour la reproduire et qui finissent par dire qu’il n’y a pas d’alternative.
__S’il y a certainement des ententes entre des personnes puissantes dotées de profonds intérêts communs, il est impossible, sans abus, de parler de complot, car promouvoir un discours et des pratiques dépend d’une multiplicité de facteurs immaîtrisables qui dépassent y compris une poignée de puissants. Aucun phénomène social de masse ne peut, en effet, relever d’une intention délibérée, ce sont des effets des mécanismes socio-économiques complexes et toujours ambigus.
  Aussi est-il intéressant d’étudier les opérations par lesquelles une idéologie devient peu à peu dominante. Les philosophes de l'école de Franfort, la sociologie critique d'un Bourdieu ou d'un Boltanski, Marx ou Foucault, par exemple, nous en donnent des clefs. Tous ces phénomènes de contagion idéologiques massifs relèvent des structures socio-économiques, ils doivent être traités à ce niveau : celui de la critique des idéologies et des mécanismes sociaux. Rechercher derrière cela l’intention délibérée d’une bande de conspirateurs est évidemment une erreur de catégorie, une simplification et une mystification qui empêche le progrès de l’intelligence et la fait sombrer dans la barbarie du phénomène du bouc-émissaire.
 __Face à la production d’un discours dominant, il faut éviter l’écueil de la facilité et raviver la pensée critique. La pensée critique nous montre, par l’intelligence du réel plutôt que par l’invention d’un monde caché et d'ennemis invisibles, que la machine à produire des discours tout faits est, en vérité, là sous nos yeux, qu’il n’y a que du visible (moyennant l’accès à l’information, l’effort pour s’informer et pour questionner). C’est pourquoi il semble aujourd’hui salutaire de rappeler à la fois que le complotisme est un asile de l’ignorance et que, moyennant une presse libre et plurielle, l’on ne satisfait jamais l’exigence critique nécessaire à la résistance et à l’amélioration sociale en cédant à des facilités.
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