Nettoyage en cours
Il n'est toujours pas question pour l'armée israëlienne de s'arrêter à Gaza. Le projet est même d'y rester "pour longtemps". "Pour l'éternité" disent les sionistes les plus radicaux. Malgré les protestations externes et aussi internes. Toute parole critique est diabolisée. Même celle d'un membre éminent du Likoud, le parti au pouvoir, comme Moshe Ya’alon, qui a déclaré notamment que: «..Israël n’est plus défini comme une démocratie et le système judiciaire n’est plus indépendant. Nous sommes en train de passer d’un Etat juif, libéral et démocratique dans l’esprit de la Déclaration d’indépendance à une dictature messianique, raciste, corrompue et lépreuse. Prouvez-moi que j’ai tort...» "Une descente aux enfers", dit C.Enderlin... ( A revoir ici)_ Quels espoirs dans ce chaos organisé?
" ...Le 6 janvier, la chaîne israélienne Channel 12 a organisé une conversation avec Moshe «Bogie» Ya’alon [membre du Likoud de 2009 à 2016, puis du regroupement Bleu et blanc de Benny Gantz en 2019-20], ancien chef d’état-major de l’armée israélienne [1999-2002] qui a ensuite occupé le poste de ministre de la Défense [2013-2017]. Au cours d’un échange intéressant, Moshe Ya’alon a insisté pour définir les actions d’Israël à Gaza comme relevant d’un «nettoyage ethnique». Il a soutenu que les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye étaient entièrement justifiés et a déclaré qu’il aurait lui-même émis de tels mandats «depuis longtemps» contre le ministre des Finances Bezalel Smotrich, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir et peut-être même le Premier ministre Benyamin Netanyahou. Pour Yaron Abraham, l’interviewer de Channel 12, c’était tout à fait inattendu. Il semblait prendre pour lui le fait que Ya’alon n’était pas disposé à répéter le mantra israélien traditionnel selon lequel «Tsahal est l’armée la plus morale du monde». Il ne fait aucun doute que de telles déclarations ont un poids particulier – venant de quelqu’un qui continue à s’identifier à la droite, qui a autrefois qualifié de «traîtres» les membres de l’ONG de gauche Breaking the Silence et qui, lorsqu’il était à la tête de la direction du renseignement militaire israélien (1995-1998), a soutenu la thèse selon laquelle le président de l’OLP, Yasser Arafat, était responsable de l’Intifada. Pour ne pas être d’accord avec Moshe Ya’alon sur le fait qu’Israël procède à un nettoyage ethnique dans la bande de Gaza – un acte qui constitue clairement un crime de guerre – il faut un mélange unique de sans-gêne et d’audace. A première vue, on pourrait penser que Ya’alon s’élève contre le nettoyage ethnique parce qu’il le considère comme une injustice morale. Cependant, le véritable motif de ses déclarations commence à apparaître vers la fin de l’entretien. Il a déclaré: «Israël n’est plus défini comme une démocratie et le système judiciaire n’est plus indépendant. Nous sommes en train de passer d’un Etat juif, libéral et démocratique dans l’esprit de la Déclaration d’indépendance à une dictature messianique, raciste, corrompue et lépreuse. Prouvez-moi que j’ai tort.» En d’autres termes, Moshe Ya’alon ne se préoccupe pas des Palestiniens chassés en masse de leurs maisons par l’armée israélienne, mais de l’avenir d’Israël en tant qu’Etat «juif et démocratique». Ces déclarations sont particulièrement intéressantes parce que Ya’alon a été l’une des figures les plus en vue du mouvement de protestation contre le coup d’Etat judiciaire de Netanyahou, au cours duquel le «bloc anti-occupation» [anti-colonisation] a largement échoué à convaincre les dirigeants du mouvement qu’il ne peut y avoir de véritable démocratie tant que l’occupation persiste. Ya’alon est-il en train de dire qu’en l’absence de démocratie, il y aura un nettoyage ethnique? A-t-il conclu qu’il existe un lien direct entre la réforme judiciaire, le démantèlement des institutions démocratiques de l’Etat «juif et démocratique» qui lui est cher, et le nettoyage ethnique ainsi que les crimes de guerre qu’Israël commet à Gaza? Ce qui renforce ce lien, c’est le fait que le nettoyage ethnique à Gaza est mené au moment même où le gouvernement d’extrême droite intensifie sa croisade contre les libertés civiles et les institutions de l’Etat. Fin novembre, la Knesset a présenté un projet de loi qui faciliterait considérablement la disqualification des candidats et des listes électorales pour cause de «soutien au terrorisme». Ce projet de loi vise clairement à éliminer les partis palestiniens de la Knesset [les Palestiniens forment quelque 20% de la population de l’Etat hébreu défini comme «Etat juif» en 2018], ce qui rendrait les élections elles-mêmes inutiles et éliminerait virtuellement la possibilité d’une défaite de la droite. Les médias sont également attaqués: le gouvernement Netanyahou propose une législation visant à fermer la Public Broadcasting Corporation, tout en boycottant le journal Haaretz [voir à ce sujet l’article publié sur alencontre.org le 25 novembre 2024] pour «de nombreux articles qui ont porté atteinte à la légitimité d’Israël dans le monde et à son droit à l’autodéfense», comme l’a déclaré le ministre de la Communication Shlomo Karhi [Likoud]. Mais une autre cible centrale de cette attaque est, ironiquement, le système même dont Ya’alon est issu: l’establishment de la défense. Dans une vidéo de neuf minutes réalisée à la suite de l’inculpation d’Eli Feldstein –collaborateur et porte-parole de Netanyahou soupçonné [après une enquête initiée septembre 2024 par le Shin Bet] d’avoir divulgué [au quotidien Bild et à Jewish Chronicle] des documents militaires classifiés pour influencer l’opinion publique israélienne [sur une impossibilité de tout accord avec le Hamas sur les otages] –, le Premier ministre a décrit l’armée, le Shin Bet [sécurité intérieure], la police et, dans une moindre mesure, le Mossad [renseignement extérieur], comme un autre «front» qu’il est contraint de combattre. Sur Channel 14, le principal organe de propagande de Netanyahou, les différentes agences de sécurité sont non seulement désignées comme les seules responsables des échecs du 7 octobre, mais elles sont également dépeintes comme sapant systématiquement la poursuite de la «victoire totale» dans la bande de Gaza. Cette attaque va au-delà de la rhétorique: des mesures telles que la «loi Feldstein» [présentée par deux membres du Likoud], qui accorderait l’immunité à ceux qui transmettent des documents classifiés de l’armée au premier ministre, et le projet de loi visant à transférer le contrôle du renseignement de l’armée au bureau du premier ministre – qui ont tous deux été adoptés en première lecture à la Knesset – visent à mettre en place un appareil de renseignement personnel pour le premier ministre, qui contourne l’armée et le Shin Bet. Le démantèlement de l’establishment de la défense devient une réalité tangible. Comme dans tout régime populiste, ces actions sont justifiées comme des mesures nécessaires pour mener à bien le mandat prétendument confié à Benyamin Netanyahou et à son gouvernement par «le peuple», tandis que les opposants à Netanyahou – dans l’armée, le Shin Bet, le ministère public ou les médias – sont décrits comme une élite cherchant à préserver son pouvoir de manière antidémocratique, contre la volonté du peuple. De manière absurde, la minorité palestinienne est présentée comme étant du côté des élites, qui sont supposées se préoccuper des droits des Palestiniens au détriment des droits du «peuple juif». Il est intéressant de noter que les remarques de Moshe Ya’alon sur la guerre à Gaza correspondent de plus en plus au sentiment de l’opinion publique en Israël, où les sondages indiquent que le gouvernement ne représenterait plus qu’une petite minorité. Un sondage de Channel 12 publié le week-end dernier[29 novembre] a révélé que 71% des sondés est favorable à un accord sur les otages et à la fin de la guerre à Gaza, tandis que 15% seulement sont favorables à sa poursuite. La décision d’envoyer des soldats dans une guerre où ils risquent de perdre la vie, en particulier lorsqu’ils servent dans une armée de conscription, est au cœur du «contrat social» entre un gouvernement et ses citoyens: le gouvernement est censé assurer le bien-être des citoyens, protéger leurs droits et les défendre, et, en retour, on attend d’eux qu’ils risquent volontairement leur vie pour l’Etat. Un gouvernement démocratique est donc censé obtenir un large consensus avant d’entrer en guerre. Après le 7 octobre, un accord massif s’est dégagé en faveur de la guerre à Gaza. De même, l’action militaire au Liban n’a rencontré que peu de résistance de la part de l’opinion publique israélienne. Mais aujourd’hui, quatorze mois après le début de la guerre, alors qu’un cessez-le-feu a été conclu dans le nord [au Liban] que les otages meurent les uns après les autres et que les soldats continuent de perdre la vie bien que le Hamas soit censé avoir été virtuellement «éliminé», les sondages indiquent que la plupart des Israéliens pensent que la guerre à Gaza se poursuit uniquement dans l’intérêt de Netanyahou et de son gouvernement. Le programme manifeste de la droite messianique est centré sur le renouvellement des colonies [voir l’article publié sur alencontre.org le 25 octobre 2024] comme objectif ultime de la guerre. Cela ne fait que creuser le fossé, car il y a une grande différence entre mourir dans une guerre contre le Hamas, qui a perpétré le massacre du 7 octobre, et mourir dans une guerre visant à rétablir le bloc de colonies du Gush Katif [au sud de la bande de Gaza], qui a été démantelé lors du «désengagement» de 2005. Le fait que des personnes comme le ministre de la Construction et du Logement Yitzhak Goldknopf [depuis décembre 2022] – un dirigeant ultra-orthodoxe [Agoudat Israel] qui n’envoie pas ses enfants combattre dans les guerres d’Israël – brandissent des cartes de colonies aux côtés de Daniella Weiss, une activiste d’extrême droite, ne fait qu’exacerber l’illégitimité croissante de la guerre aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique. Ce «déficit démocratique» croissant entre le gouvernement et la population peut expliquer l’attaque renouvelée du premier ministre contre la démocratie et les institutions de l’Etat. C’est comme si le gouvernement Netanyahou avait soudainement réalisé qu’il était difficile de mener une guerre impopulaire dans une société où l’armée repose sur l’enrôlement obligatoire et le service de réserve, et qu’il avait donc décidé de démanteler ce qui restait de la démocratie. Après tout, pourquoi ne pas vider les élections de leur sens en excluant la minorité palestinienne de l’arène politique? Pourquoi ne pas écraser les médias et cultiver une propagande loyale comme Channel 14 afin d’éliminer toute critique publique de la guerre? Comme tout régime autoritaire, le gouvernement Netanyahou comprend le besoin crucial d’un contrôle sur la diffusion de l’information. Les mesures visant à accorder à Netanyahou et à son gouvernement un contrôle direct sur l’appareil militaire et de sécurité s’inscrivent dans la même dynamique. Le chef du Shin Bet, Ronen Bar, fait l’objet d’un examen minutieux(Yediot Aharonot, 5 novembre 2024) tout comme les hauts responsables de l’armée. Le gouvernement semble croire qu’en contrôlant directement les mécanismes de la force [police, renseignement, armée, justice], il peut poursuivre la guerre à Gaza et procéder au nettoyage ethnique et à la réinstallation de colonies, même avec le soutien de seulement 30% de l’opinion publique. Consciemment ou inconsciemment, Moshe Ya’alon s’est fermement opposé à cette démarche: le démantèlement de la démocratie pour permettre à Smotrich et Ben Gvir de réaliser ce qu’ils appellent «l’amincissement» de la population palestinienne à Gaza. Et l’on peut croire Ben Gvir (Yediot Aharonot, 1er décembre 2024) lorsqu’il affirme que Netanyahou, qui s’est peut-être montré plus prudent à l’égard de ces crimes de guerre manifestes dans le passé, fait désormais preuve d’une certaine ouverture à l’idée d’encourager les Palestiniens à «émigrer volontairement». Il n’est pas utile de présenter Ya’alon comme l’évangile de la démocratie et de la moralité ou comme le défenseur des droits des Palestiniens! En fait, nous pouvons comprendre ses récentes déclarations dans le contexte de son leadership militaire. Comme l’a fait valoir le sociologue israélien Lev Grinberg, l’armée dépend d’une division claire entre la «démocratie israélienne» à l’intérieur de la ligne verte et l’occupation au-delà. L’assaut de Netanyahou contre les institutions démocratiques brouille cette frontière et, ce faisant, sape la légitimité de l’armée à poursuivre sa répression «manifestement antidémocratique» des Palestiniens. Une réoccupation militaire complète de Gaza, un nettoyage ethnique des Palestiniens et le rétablissement des colonies effacent complètement cette frontière, et c’est la raison pour laquelle Moshe Ya’alon s’oppose à ces mesures. Il n’aborde pas le lien direct entre le nettoyage ethnique de 1948 [Nakba] et celui de 2024. Il est peu probable qu’il le fasse dans un avenir proche. Toutefois, le fait qu’un ancien ministre de la Défense et chef d’état-major devienne un opposant virulent non seulement à la révolution antidémocratique de Netanyahou, mais aussi au nettoyage ethnique de l’armée à Gaza, constitue une évolution remarquable. (Article publié sur le site du magazine +972 le 5 décembre 2024; traduction rédaction A l’Encontre) __________________
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