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mardi 15 avril 2025

(Re)lire Toynbee

 Comment se situer dans une histoire chaotique?

         Telle qu'elle nous apparaît aujourd'hui avec les bouleversement dont nous sommes les témoins ébahis, souvent inquiets, face à un avenir devenu très incertain. La théorie du progrès qui a fait de nouveau flores après le dernier conflit mondial est mis à mal depuis des années, surtout depuis les nouvelles recompositions géopolitiques en cours sous l'effet des crises successives et des nouvelles alliances   planétaires qui s'annoncent. Comment retrouver une nouvelle grille de lecture? Avec Shakespeare, on pourrait que les grands événements suivent un cours erratique, dans "une histoire de fou racontée par un idiot" où ne se dessine nul fil directeur, où dominent les rapports de force et l'irrationalité des décisions majeures...On peut, comme Pascal, multiplier les constats désabusés sur le pouvoir , ses dérives et ses "folies".         On peut aussi revenir à la lecture plus complexe de Toynbee, longtemps délaissé, qui peut mieux faire saisir la "logique " de l'apparent désordre des successions des événements et des civilisations.


Point de vue de Michel Eltchaninoff

                Faces aux dernières trumperies, une formule attribuée à l’historien Arnold Toynbee m’est soudain revenue à l’esprit : “Certaines civilisations ne meurent pas par meurtre, mais par suicide.” Il faut dire que j’étais en train d’écouter une chanson de Bowie sur le même thème… Personne n’a agressé les États-Unis. Mais en annonçant des droits de douane démesurés puis en les retirant sous la pression des marchés, ou en prétendant terminer une guerre que la Russie ne fait qu’amplifier, j’ai l’impression que le président américain n’est pas très loin de suicider le pays qu’il prétend faire renaître.

   Le grand œuvre de l’historien britannique Arnold Toynbee (1889-1975) s’intitule A Study of History et constitue, en douze volumes, une vision globale de l’histoire de l’humanité. Une version abrégée en français existe. Il a commencé à la publier quelques années après la parution du Déclin de l’Occident d’Oswald Spenglerouvrage qui inspire tous les apôtres de notre supposée décadence. Toynbee parle, lui aussi, de civilisation plutôt que d’États, et il s’intéresse aux causes de leur chute. Mais il ne partage ni le biologisme de Spengler – selon lequel les civilisations seraient des organismes vivants qui fleuriraient avant de mûrir et mourir –, ni sa conviction d’une décadence inexorable. Toynbee a été critiqué pour sa vision totalisante, notamment par le philosophe Karl Popper. Mais son idée de suicide d’une grande puissance ne peut pas ne pas nous intéresser.

En abîmant sa propre économie avec des droits de douane ahurissants, Donald Trump affole les bourses, fait craindre une sévère perte de pouvoir d’achat dans son pays et commence à mettre en colère une partie de ses électeurs. En les annulant, il dévoile sa faiblesse et celle de l’économie américaine, qui vit à crédit. En ciblant la Chine, il fragilise le commerce mondial et entame une confrontation qui nous emmène vers l’inconnu. En soutenant aveuglément la politique israélienne, en pactisant avec Poutine, en méprisant l’Europe, en prétendant annexer des territoires étrangers, il prive son pays de tout crédit moral et révolte bon nombre de ses alliés historiques. En attaquant les droits fondamentaux d’immigrés, de transgenres, d’étudiants, de citoyens, il ruine l’État de droit. Ses gesticulations et ses revirements sont dangereux… et absurdes, car ils risquent de détruire les États-Unis de l’intérieur. C’est un suicide, ou en tout cas une avancée rapide vers l’autodestruction. Toynbee l’a prévu et décrit – pour d’autres époques et d’autres régions. Spécialiste de la Grèce antique, il a par exemple analysé la manière dont la Grèce démocratique de Périclès, obsédée par son passé glorieux et incapable de remettre en question sa domination, avait fini par s’incliner devant Sparte. Son ouvrage abonde d’exemples similaires.

Et aux États-Unis, alors ? Les mots de Toynbee sont troublants tant ils semblent décrire la situation actuelle. L’historien analyse ces moments où la désorientation du peuple “conduit à un divorce entre les individus et les réalités de leur existence sociale et individuelle, les incitant à poursuivre des chimères pour remplacer un présent devenu intolérable”. Face aux défis climatiques, géopolitiques, sociaux et sociétaux, l’élection de Trump est, en ce sens, “une tentative pour arrêter une société à un point donné”, c’est-à-dire, selon l’historien, “une réaction catastrophique aux défis sociaux”. La communauté politique “tâchera de recouvrer […] la prétendue pureté d’une époque d’indépendance nationale, antérieure à celle où elle se voit incorporée dans la société plus vaste d’une civilisation supranationale” (dans la mondialisation, pour le cas qui nous concerne). Et comme elle a le plus grand mal à accepter les évolutions d’“un présent devenu intolérable”, elle se focalise sur un passé mythifié et un futur délirant. Toynbee évoque “un double mouvement d’archaïsme et de futurisme”. Cela rappelle fortement le président impérialiste de la fin du XIXe siècle William McKinley, que Trump a érigé en modèle, et le projet de conquête de Mars avant 2028. Bref, on se met à “la poursuite d’un monde idéal”“tentative de retourner dans un ’âge d’or’ révolu [ou] tentative de faire un saut dans l’avenir.

      Or “défier les lois du temps et du mouvement doit provoquer, finalement, un désastre pour ceux qui la pratiquent, ainsi que pour leur société”. Jusqu’au suicide politique ? Je vous avoue que je n’y crois pas totalement, car je n’adhère pas au déterminisme historique. D’autant plus que Toynbee invente trois concepts intéressants pour comprendre ce qui pourrait se passer : celui de “minorité créatrice”, tout d’abord – qui est aujourd’hui celle que haïssent les électeurs de Trump. Celui de “prolétariat intérieur”, qui cherche à “s’accrocher aux restes de [son] patrimoine” en votant pour Trump. Et celui de “prolétariat extérieur”, qui attend son heure pour “supplanter la civilisation en ruine”. On pense évidemment aux travailleurs chinois. Mais, en ce qui concerne ces trois catégories, la messe est loin d’être dite : les minorités ne vont pas forcément se laisser brutaliser longtemps. Les classes populaires pro-Trump peuvent déchanter. Quant aux Chinois, ils ont fort à faire chez eux pour ne pas laisser chavirer leur propre économie. Bref, le colt utilisé par Donald Trump pour suicider son pays risque de s’enrayer. Ce ne sera pas forcément moins violent. Mais les Américains feront peut-être mentir Toynbee. On le leur souhaite..."                                         __________________

   

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