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jeudi 9 octobre 2025

Quand un pays se sur-militarise

 Une histoire spécifique

           La sur-militarisation et ses dérives

                                       Un éclairage historique.    Une super-Sparte?



   

La"   La destruction de Gaza et de son peuple n’est pas qu’un projet politique. C’est aussi un projet économique, comme l’a confirmé la proposition de « plan de paix » de Donald Trump et Benyamin Nétanyahou, qui reprend l’idée d’un « Dubaï de la Méditerranée ».    _____Les racines économiques de la tragédie actuelle sont souvent occultées derrière les discours idéologiques, ou dans les analyses d’économistes ou d’institutions internationales comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), se félicitant de la « résilience » de l’économie israélienne, ou voyant comme principal problème les défauts du système éducatif. Or, si l’économie ne constitue pas la cause unique ni même principale des événements actuels, son rôle ne saurait être négligé.

   Pour le comprendre, il faut avoir en tête que l’économie israélienne est une des plus militarisées du monde. Par ce terme, on entend recouper plusieurs réalités qui toutes, cependant, confèrent à l’armée un rôle économique central.                                           En proportion du produit intérieur brut (PIB), Israël était déjà, avant la guerre débutée en 2023, un des pays où les dépenses militaires sont les plus élevées. Selon les données de la Banque mondiale, Israël consacrait l’équivalent de 4,5 % de son PIB en 2022 aux dépenses militaires. Un chiffre plus de deux fois supérieur à celui de la France, mais exceptionnellement bas pour Israël : entre 2010 et 2021, la proportion évoluait en effet entre 5 et 6 % du PIB.                                                                      Si, selon cet indicateur, Israël a été dépassé en 2022 par la Russie, en raison de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle, il reste un des pays qui dépensent le plus en matière militaire. En 2022, l’Iran dépensait 2,1 % de son PIB dans l’armée, et les États-Unis 3,4 %. L’État hébreu était alors le douzième pays du monde en termes de dépenses militaires rapportées à sa richesse nationale.     Bien sûr, ce niveau de dépenses peut être justifié par la situation sécuritaire du pays. Mais ce qui compte, ici, c’est la centralité de ces dépenses dans le modèle économique israélien.                              L’analyse pourrait paraître contre-intuitive. Au moment de la guerre du Kippour, en octobre 1973, les dépenses militaires atteignaient jusqu’à 35 % du PIB israélien. Il en a résulté une crise inflationniste qui a conduit, en 1985, à un « plan de stabilisation » faisant entrer Israël dans l’ère des politiques néolibérales. Depuis, la proportion des dépenses militaires au regard du PIB n’a cessé de reculer.                     L’économie israélienne ne s’est pas pour autant libérée de sa dépendance à la dépense militaire. Dans un ouvrage publié en 2018, The Israeli Path to Neoliberalism (« La voie israélienne vers le libéralisme », Routledge, non traduit), Arie Krampf rappelle qu’à la fin des années 1980, l’armée est devenue « un groupe d’intérêt puissant non seulement en raison de sa taille, mais aussi de sa position stratégique et de son importance perçue par les politiques et l’opinion publique ». Cette position n’a pas changé sur le fond, mais sur la forme.                                                         Au milieu des années 1980, l’État n’est plus capable de porter seul le poids de cette centralité de l’armée. Il a perdu l’équilibre entre « le poids de la sécurité et le maintien d’une économie forte », résume Arie Krampf. L’armée capte alors trop de ressources. Le problème principal des dépenses militaires stricto sensu est leur caractère profondément improductif : leur « consommation » est finale et ne participe pas, en elle-même, à améliorer l’outil productif général du pays. En d’autres termes, l’armée a tendance à coûter cher et à rapporter peu, ce qui favorise l’inflation dans le reste de l’économie.                                                                                               Le financement des dépenses militaires doit donc dépendre d’autres secteurs. L’État décide alors de réduire le financement direct de l’armée, sans pour autant abandonner la militarisation de l’économie. Il s’agit pour Israël de rendre son industrie de défense, devenue une des plus importantes du monde, enfin productive.      Pour cela, les synergies entre l’armée et le secteur privé sont favorisées. Avec un objectif, développer des secteurs exportateurs forts qui permettent, en retour, de financer sans inflation les dépenses militaires.                                 Un nœud entre le secteur de la défense et celui de la technologie se met alors en place dans les années 1990. Le choix de cette spécialisation n’est pas le fruit du hasard : « C’est la technologie militaire qui a servi de précurseur direct à l’économie de la connaissance israélienne, car c’est la première industrie où des technologies innovantes ont été développées en Israël à grande échelle », résume David Rosenberg dans un ouvrage sur l’histoire de l’économie technologique israélienne, Israel’s Technology Economy (« L’économie de la tech en Israël », Palgrave Macmillan, 2018, non traduit).                C’est donc sans surprise que le secteur technologique israélien s’est fortement développé dans les années 1990 et 2000, dans des domaines très liés à la technologie militaire : télécommunication, sécurité, information. « Beaucoup de ces technologies ont leur origine dans des applications militaires, ce qui donne aux start-up israéliennes et à leurs dirigeants et militaires issus de l’armée un coup d’avance sur la compétition internationale », résume David Rosenberg. Il donne comme exemple le cas des technologies liées aux voitures autonomes, où de nombreuses entreprises israéliennes occupent une place décisive grâce aux transferts d’usage militaire et alors même qu’Israël n’a jamais disposé d’industrie automobile.                                                                                                            Dans les statistiques, cela a conduit à réduire le rôle économique direct de l’armée. Mais en réalité, l’économie israélienne est demeurée hautement militarisée. Ce qu’il s’est passé, c’est que l’État a réussi à transformer la priorité donnée à la défense en une source de croissance et non plus en un simple coût pour le budget de l’État. « La place critique des Forces de défense israéliennes [le nom officiel de l’armée – ndlr] dans la société israélienne n’est que partiellement rendue par les chiffres », appuie David Rosenberg.                                                                                                 L’auteur insiste, au-delà même des transferts croisés de technologies, sur ce qu’il appelle la « socialisation militaire », qui caractérise d’une manière très particulière le « capital intellectuel utilisé dans l’industrie high-tech ». Un chiffre l’illustre bien : en 2013, 89 % des employés israéliens du secteur étaient des vétérans de l’armée. Quand on sait que ces emplois sont, de loin, les mieux payés du pays, on comprend mieux la profondeur de ce nœud techno-militaire dans l’économie israélienne : l’armée fournit technologies et main-d’œuvre à un secteur qui finance largement la défense et ses vétérans.                Avec ce nouveau modèle, l’économie israélienne est devenue, du moins en apparence, une des plus dynamiques du monde occidental. Mais ce phénomène a conduit à la création d’une économie duale. En parallèle d’un secteur technologique très productif et lié à l’armée, représentant 15 % du PIB, le reste de l’économie est caractérisé par une très faible productivité. Le niveau global de productivité du pays est ainsi inférieur de 6,7 % à la moyenne des pays de l’OCDE.                     Faiblement productifs, les secteurs traditionnels ne peuvent pas fournir de salaires aussi élevés que ceux du secteur technologique. Ainsi, entre 2012 et 2022, ces derniers ont progressé de plus de 50 %, contre moins de 30 % pour le reste du secteur privé. Et de fait, Israël est un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE, juste derrière les États-Unis. Ce qui a de nombreuses conséquences.       D’abord, l’économie intérieure israélienne doit, pour être rentable, se concentrer sur la rente et le monopole. C’est une économie qui se révèle très concentrée, et dont l’un des principaux moteurs est la bulle immobilière.              Ensuite, les salaires réels hors high-tech sont sous tension : les travailleurs et travailleuses subissent le double effet des monopoles et de la hausse des prix poussée par les hauts salaires de la tech. Pour combattre le mécontentement qu’une telle situation ne peut manquer de créer, la réponse est naturellement celle du nationalisme. Une rhétorique à la fois identitaire et sécuritaire justifie ainsi les sacrifices mais aussi la centralité de l’armée dans la société.                                                                                                                                                    Cette économie politique particulière, qu’Arie Krampf baptise le « néolibéralisme faucon » (« hawkish neoliberalism »), reste donc dominée par la militarisation de la société. Or, même si Israël prétend avoir pu rendre productif le secteur de la défense, un tel mode de développement a des conséquences concrètes. Si l’armée reste centrale dans le modèle économique du pays, il faut qu’elle soit « utile » et qu’elle puisse être active pour jouer son rôle de « terrain d’essai » pour les technologies.                                          C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’accélération de la colonisation de la Cisjordanie, qui permet à la fois d’entretenir le nationalisme, d’offrir à certains une issue à la société inégalitaire, et de maintenir l’armée sur le pied de guerre. Une solution de paix conduirait en effet à des problèmes majeurs pour l’économie politique israélienne telle qu’elle s’est construite depuis le milieu des années 1990. Sans une armée active, la dynamique technologique peinerait à se maintenir, alors même que le reste de l’économie israélienne est trop peu productif et donc trop peu compétitif.                   Non seulement Israël reste lié par des dépenses militaires relativement élevées, qui conduisent à la constitution de stocks qu’il faut en permanence chercher à renouveler pour rendre la production militaire rentable, mais la partie productive de la militarisation reste hautement dépendante de l’activité militaire.                Aussi, lorsque le massacre du 7-Octobre est intervenu en 2023, la réponse a été logiquement disproportionnée. Le conflit visant à l’annihilation de Gaza et d’une partie de sa population a permis de relancer l’activité militaire avec l’espoir, à peine dissimulé, que cela pourrait soutenir la croissance du secteur technologique.                                                                                                                      En juillet, l’agence Reuters soulignait combien de nombreux réservistes revenaient du front de Gaza avec de nouvelles connaissances et en faisaient bénéficier des entreprises attirant les investisseurs internationaux. Avi Hasson, du think tank Startup Nation Central, affirme alors que le mouvement lui rappelle la « révolution technologique d’il y a vingt ans », qui avait débouché sur la naissance des smartphones.                   D’autres ne cachaient pas non plus que la guerre favoriserait la performance à l’exportation du secteur de la défense israélien qui, en 2024, a atteint le chiffre record de 14,8 milliards de dollars, pour moitié dirigé vers l’Europe. C’est un élément clé, alors que les États européens s’engagent dans une politique de réarmement. « À la fin, quand une partie achète, ce qu’elle veut, c’est le meilleur produit possible », résume à Reuters Yair Kulas, un officiel du ministère de la défense israélien. Et quoi de mieux qu’une guerre pour prouver que ses armes sont « les meilleures » ?                                                                                                                            Le massacre de Gaza a donc été accompagné d’un déploiement technologique majeur, notamment avec l’usage de l’intelligence artificielle. De même, la destruction des bipers du Hezbollah en septembre 2024 a aussi eu pour fonction d’appuyer la capacité d’innovation et l’avance technologique de l’armée israélienne.   La guerre n’est pas un accident de parcours malheureux pour l’économie israélienne, c’est un moyen de favoriser le modèle économique du pays. Au reste, dans ce cas, le secteur technologique n’est qu’une des données du problème. La destruction de Gaza vise également à soutenir d’autres secteurs, notamment celui de la construction, qui était en crise depuis la pandémie du covid, avec les projets pharaoniques proposés par Tel-Aviv et Washington.             Ce que les économistes appellent la « résilience » de l’économie israélienne n’est que le fruit de l’intégration de la guerre dans son mode de fonctionnement. Ainsi, la croissance de 2023 et 2024 s’appuie sur les dépenses militaires très largement financées par les exportations de services technologiques.                                                                                                                         Le cas israélien doit alerter les opinions publiques occidentales. Bien sûr, la situation de cet État est particulière et explique en grande partie la centralité de l’armée dans son modèle économique. Et bien sûr, cette question économique n’épuise pas les autres causes du génocide en cours. Mais la situation du pays rappelle aussi qu’on ne peut pas innocemment construire une « économie de guerre ».

Celles et ceux qui s’enthousiasment sur le réarmement de l’Europe comme moyen de relancer son économie devraient y regarder de plus près. Lorsque le secteur de la défense devient un moyen central, directement ou indirectement, de favoriser l’accumulation du capital, l’économie devient dépendante de la guerre, qui devient indispensable pour faire la promotion des armes à l’exportation, renouveler le stock existant et stimuler « l’innovation ». [Romaric Godin]  ______________


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