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lundi 18 mars 2024

Ambiguïté de l'apprentissage

 Soutien et dérives

                   L'apprentissage, l'insertion professionnelle, doit être stimulé. C'est une évidence. Mais lequel? Dans quelles conditions? Il y a une  ambivalence et des anomalies.Une nécessité, mais un coût vertigineux. Une dérive depuis 2020. Trop souvent, une manne pour les employeurs.

  Point de vue:

Depuis 2020, l’apprentissage bat des records grâce aux aides publiques. La preuve de l’incroyable réussite de la politique de l’emploi du gouvernement ? Non, et c’est même plutôt le contraire, selon l’économiste Bruno Coquet, auteur d’une note publiée le 15 juin par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), titrée « Apprentissage : un bilan des années folles ». Cet expert du marché du travail estime que les aides publiques actuellement en place sont coûteuses et contre-productives pour l’économie. Entretien. ___Mediapart : Depuis 2020, l’apprentissage enchaîne les records : 837 000 nouveaux contrats ont été conclus en 2022, et au total près d’un million d’apprentis sont en cours de formation. C’est deux fois plus qu’en 2018 ! Pourtant, si l’on comprend bien le propos développé dans votre note pour l’OFCE, il ne faut pas s’en féliciter, bien au contraire. Car, selon vous, l’aide publique à l’apprentissage serait dévoyée… ____Bruno Coquet : Oui. En principe, les soutiens publics à l’apprentissage ont pour but de favoriser l’emploi des jeunes sortis prématurément du système scolaire dans des entreprises de petite taille, celles qui ont besoin d’aides publiques pour tenir leur équilibre économique en cas d’embauche d’apprentis. C’est ce à quoi la réforme de l’apprentissage de 2018, à mon sens excellente, répondait parfaitement : elle ciblait les entreprises de moins de 250 salariés, pour des apprentis préparant un diplôme de niveau bac ou moins. Elle a aussi simplifié l’accès à l’apprentissage, ce qui a libéré l’offre. Ainsi, le nombre de contrats d’apprentis a augmenté de 14 % en 2019, alors que le gouvernement prévoyait initialement une hausse de 3 %.                            Mais en 2020, tout a basculé. Durant la crise du Covid, il a été mis en place une aide d’urgence exceptionnelle à l’apprentissage – pérennisée depuis – au périmètre très large : elle couvre la première année 100 % du salaire d’un apprenti de moins de 21 ans, 80 % entre 21 à 25 ans et près de 45 % à partir de 26 ans. Ce, quel que soit le profil de l’apprenti, c’est-à-dire qu’il soit sans diplôme ou Bac + 5 à HEC ; et quelle que soit la taille de l’entreprise. Un tel niveau de subvention est inédit. Rien d’équivalent n’avait jamais été alloué à des contrats aidés.   Or, n’importe quel économiste sérieux vous dira que dans une économie sociale de marché, on ne rend pas à grande échelle le coût du travail nul pour le secteur marchand. Les entreprises n’ayant aucune raison d’avoir un usage efficient des employés qui ne leur coûtent rien.   __Quelles sont les pratiques en termes d’embauche qui ont concrètement changé depuis la mise en place de l’aide exceptionnelle à l’apprentissage ?_Au-delà du doublement en cinq ans du nombre de contrats d’apprentis que vous évoquiez, les caractéristiques de l’aide exceptionnelle ont induit une rupture dans la structure des entrées par âge et par niveau de diplôme préparé : des étudiants de l’enseignement supérieur ont été embauchés en très grand nombre. Ils représentent désormais les deux tiers des entrées en apprentissage, contre seulement un tiers il y a dix ans. Or, plus on monte en diplôme, mieux on s’amarre naturellement au marché du travail. Dès lors, il n’y a pas besoin que l’État subventionne ces emplois.   On parle donc ici d’effets d’aubaine__Oui, et ils sont de deux ordres. En l’absence de ciblage du profil des apprentis recrutés, il y a d’abord un effet dit de « substitution », qui concerne 210 000 emplois d’apprentis en 2022. Ce sont des apprentis que les entreprises auraient de toute façon embauchés sous un autre type de contrat, même en l’absence de l’aide exceptionnelle.  Le deuxième effet, dit « emploi », pèse environ 250 000 contrats en 2022. Ce sont des créations d’emploi artificielles qui n’auraient jamais existé si l’État n’avait pas rendu le contrat de travail des apprentis gratuit pour les entreprises, et qui donc ne répondent pas à des besoins. La hausse du nombre d’apprentis est certainement l’une des raisons de la pénurie de 200 000 à 300 000 emplois saisonniers dans la restauration.                   Ne pourrait-on pas se réjouir, tout de même, de la hausse du taux d’emploi due à cette aide exceptionnelle à l’apprentissage ? ___En partie seulement, d’abord parce que les emplois qu’elle crée sont peu productifs. La direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) estime par exemple que 20 % de la moindre productivité actuelle de l’économie française par rapport 2019 s’explique par le fait que l’emploi est plus riche en contrats d’apprentissage.  Ensuite, il faut savoir que la multiplication des contrats d’apprentissage a asséché le vivier de recrutement d’autres secteurs, notamment ceux qui traditionnellement embauchaient des étudiants tout au long de l’année ou comme saisonniers. C’est certainement l’une des raisons de la pénurie de 200 000 à 300 000 emplois saisonniers dans la restauration. La hausse du nombre d’apprentis a donc davantage déplacé, et non résorbé, une partie des difficultés de recrutement.   Le gouvernement nous dit que le marché du travail ne s’est jamais aussi bien porté. Dès lors, il n’a aucune raison de subventionner autant d’emplois. Surtout qu’il dit avoir des soucis budgétaires.     ____Le bilan du gouvernement sur le terrain de l’emploi, qu’il attribue à sa politique de l’offre, n’est donc pas aussi reluisant qu’il le dit. Il cache en tout cas une tout autre réalité… ____Il faut effectivement remettre en perspective quand l’exécutif dit avoir créé 1,1 million d’emplois salariés dans le secteur marchand depuis 2019. Dans ce chiffre, il y a 250 000 emplois qui sont subventionnés à 100 %. Sachez aussi que, principalement du fait de l’aide exceptionnelle à l’apprentissage, la France présente un taux d’emplois aidés par la puissance publique exceptionnellement élevé – autour de 6 %. C’est le taux le plus élevé depuis 1997, quand le taux de chômage était au plus haut, à 10,7 %.                                                                                                                Or le gouvernement nous dit que le marché du travail ne s’est jamais aussi bien porté. Dès lors, il n’a aucune raison de subventionner autant d’emplois. Surtout qu’il dit avoir des soucis budgétaires et devoir serrer la vis sur la maîtrise des comptes publics. Il lui faudrait peut-être d’abord mieux dépenser l’argent public…   À combien évaluez-vous le montant des dépenses publiques inutiles à destination de l’apprentissage ? __Le montant total des aides à l’apprentissage s’est élevé à environ 20 milliards d’euros en 2022, et sans l’aide exceptionnelle, le coût pour les finances publiques de la politique d’apprentissage aurait été de 12 milliards d’euros cette même année. On peut donc évaluer à 8 milliards d’euros les dépenses publiques inutiles liées à l’apprentissage. C’est considérable : à titre de comparaison, c’est peu ou prou ce que le gouvernement veut économiser à la fin de ce quinquennat grâce à sa réforme des retraites. Réforme contre laquelle des millions de gens sont allés manifester dans les rues; Cet objectif du million d’entrées en apprentissage par an devrait être oublié. Il ne peut pas exister en rythme de croisière. C’est une fiction. Il est du reste intéressant de noter que, pour l’équilibre du régime général des retraites, cette aide exceptionnelle à l’apprentissage a aussi un impact négatif. Car, à terme, ce sera moins de recettes, vu que les salaires des apprentis sont exonérés de cotisations sociales, et plus de dépenses, car les apprentis qui seraient restés étudiants sans cette aide exceptionnelle emmagasinent des trimestres et partiront donc plus tôt à la retraite. __Emmanuel Macron avait annoncé vouloir atteindre le million d’apprentis d’ici à 2027, est-ce un objectif souhaitable ?   Cet objectif du million d’entrées en apprentissage par an devrait être oublié. Ne serait-ce que pour une raison purement démographique : il naît environ 800 000 personnes par an. En théorie, il en entre donc autant chaque année sur le marché du travail. Donc, sauf à dénaturer encore davantage le dispositif, c’est-à-dire à l’ouvrir à des apprentis plus âgés ou à réduire la durée de contrat à quelques mois, cet objectif du million d’apprentis est illusoire. Il ne peut pas exister en rythme de croisière. C’est une fiction. Surtout à ce niveau de coût pour les finances publiques.                          Il sera du reste difficile pour le gouvernement de sortir de cette spirale que l’on peut qualifier de fuite en avant. Car cela risquera d’intervenir à contretemps, étant donné que l’on voit poindre les premiers signes de ralentissement économique.    ____


Que faudrait-il faire, selon vous ? ___ Revenir à la réforme de 2018, qui a été complètement défaite depuis 2020. L’aide exceptionnelle a certes été reconfigurée en 2023, son plafond ayant été réduit de 25 %, mais elle cible toujours un public beaucoup trop large. Ainsi, on remarque que même avec ce coup de rabot, le nombre de contrats d’apprentis continue d’augmenter cette année. C’est bien la preuve que l’effet d’aubaine se poursuit, et que l’aide est trop élevée pour une population beaucoup trop large.   En fait, c’est comme si en 2020 on avait fait une promotion en tête de gondole des supermarchés pour l’apprentissage, que tout le monde s’était rué dessus et, se rendant compte des avantages du produit, continuait à le faire. Si tel est le cas aujourd'hui, on n’a plus besoin de cette promotion. Il faut revenir à ce qui se faisait précédemment."[  Mathias Thépot; Merci à Mediapart]   
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