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vendredi 20 septembre 2024

Hubris et désespoir

 Israël et Gaza (suite)   {Notes de lectures]

       Quelle après-guerre à Gaza? Peu de gens osent sérieusement poser cette question, tant les solutions diplomatiques deviennent de plus en plus évanescentes, tant le silence des pays arabes voisins pèse de tout son poids, tant l'éventualité d'une reconstruction devient une hypothèse de plus en plus problématique. Le retour à une vie "normale" en tout cas, si s'arrête l'occupation, devenue terriblement meurtrière, est pour l'instant de l'ordre du mirage. Et l'opinion finit par s'habituer, ce qui est terrible.   En Israël, les critiques ne manquent pas, mais le plus souvent dans la plus grande ambiguïté, dans cette stratégie du chaos


                                                                                                            Point de vue: "...A Tel-Aviv ou à Jérusalem-Ouest, les terrasses des cafés sont toujours aussi bondées. On y sirote un expresso avec un croissant aux amandes. Le soir, on y dîne d’une pastasciutta. La guerre ? Ah oui, la guerre… On en parle, bien sûr. On revient sans cesse au choc de ce maudit 7 octobre 2023, cette stupéfaction devant une armée si puissante soudainement impuissante. Mais on retourne vite à d’autres préoccupations. Pourquoi parler de la guerre ? Gaza est si loin (soixante-dix kilomètres de Tel-Aviv…) et la guerre si déprimante. « Ce qui me sidère le plus, dit le cinéaste Erez Pery, qui fut directeur du département cinéma de l’université de Sderot, à deux pas de l’enclave, c’est la vitesse d’adaptation de notre société. Aux terrasses rien n’a changé. » Et pourtant, « beaucoup de gens ont basculé dans un état de frustration profonde ou de colère folle. L’exaspération collective est au zénith ». Nathan Thrall, récent lauréat israélo-américain du prix Pulitzer (1), résume : « Les cafés sont pleins ? Oui. Il est facile d’“invisibiliser” les Palestiniens tout en vivant confortablement. En même temps, on constate une dépression générale au sein de la population israélienne. »                                           Que se passe-t-il ? Non pas chez les Palestiniens — ça, on le sait, et c’est terrifiant — mais chez ceux dont l’armée les écrase, les Israéliens ? Les débats sur les chaînes d’information en continu donnent le sentiment d’une gigantesque confusion et d’une population centrée sur elle-même. Cris et invectives sont courants sur les plateaux. Qu’attend-on du lendemain ? On ne sait pas bien, mais on voudrait que les Palestiniens disparaissent du champ de vision. David Shulman, professeur de notoriété mondiale dans le domaine du sanskrit, formule les choses simplement : « L’opinion a une impression d’impasse. Ce qui reflète une réalité : Israël est dans une impasse. Hannah Arendt, ajoute-t-il, avait tout prévu. » Il fait référence à l’évolution ultranationaliste de l’État d’Israël et du sionisme, que la philosophe craignait dès la création d’Israël en 1948.                                                  Les Israéliens naviguent entre le désir de vengeance, qui amène la Cour internationale de justice (CIJ) à enquêter sur un « génocide » à Gaza, et une attitude, très majoritaire, que la généticienne Eva Jablonka définit comme « l’ignorance volontaire, un effroyable aveuglement sur ce que nous faisons aux Palestiniens ». « Oui, ajoute- t-elle, il y a un lavage de cerveau organisé par les dirigeants, mais il est bien accueilli. » Des dirigeants martèlent un discours qui nie ou plus souvent occulte les crimes commis à Gaza, et qui est largement accepté car il correspond à l’image dont les Israéliens entendent se parer : ils sont les victimes, les seules victimes, et rien d’autre. Cependant, pour Adam Raz, un jeune historien qui a créé Akevot (« Traces », en hébreu), une association qui se consacre à la mise au jour du passé israélien, ce déni du réel est aussi porteur d’angoisse. Après le 7 octobre 2023, « en prônant l’usage exclusif de la force, [M. Benyamin] Netanyahou nous a tous transformés en criminels, moi inclus. Nous allons vivre des décennies avec les tueries des dizaines de milliers de Palestiniens que nous avons commises ».  Peu partagent ce constat. La grande majorité des Israéliens verse dans le pessimisme, mais pour des motifs fort différents. Eux enragent devant l’échec le plus spectaculaire qu’Israël a jamais connu. « La société est en état de choc, explique M. Avraham Burg, président travailliste de la Knesset de 1999 à 2003. La question palestinienne, qu’on annonçait résolue en Israël, a resurgi violemment. On pensait qu’avec un État à nous, nous serions protégés. Tout s’est effondré. Israël est désormais l’État le plus dangereux pour les Juifs. Enfin, sans les Américains, nous n’aurions pas pu mener cette guerre. »                                                                                                   En juin 1967, l’armée israélienne triomphait en six jours d’une coalition de trois armées arabes. Depuis huit mois, elle a mobilisé à Gaza plus de 200 000 hommes et femmes sans parvenir à « éradiquer » une milice de 30 000 combattants, dotée de moyens très inférieurs… Après le 7 octobre, il s’agissait de « rétablir l’honneur national d’Israël, fondé sur sa puissance militaire », selon le sociologue Yagil Levy, spécialiste de l’armée. Dès lors l’humiliation est encore plus forte aujourd’hui, selon lui : « Sans objectifs réalistes ni vision du lendemain », Israël s’enfonce dans « une guerre ingagnable ».   L’anthropologue Yoram Bilu résume les trois conséquences majeures du 7 octobre : « Un : la sécurité qu’offrait notre armée a subi un coup dont elle mettra du temps à se relever. Deux : Il a réveillé des peurs très profondes. Et trois : la droitisation de la société s’est encore renforcée. » Pour autant, selon un sondage de la chaîne de télévision 12, en juin, seuls 28 % des Israéliens croyaient l’objectif du gouvernement — « éradiquer le Hamas » — encore « atteignable ». Le sentiment que M. Netanyahou « [les] envoie dans le mur » ne cesse de croître. Lorsque M. Daniel Hagari, porte-parole de l’armée, affirme, deux cent soixante jours après le 7 octobre, que « le Hamas est une idéologie et [qu’]on n’élimine pas une idéologie », c’est une gifle pour « Bibi » (diminutif de Benyamin) Netanyahou. Beaucoup d’Israéliens, qui ont cru leurs dirigeants, se demandent soudain : « Tout ça pour ça ? »                                                                                                En attendant, M. Yehouda Shaul, un des fondateurs de Breaking the Silence (« Briser le silence »), l’organisation non gouvernementale (ONG) qui regroupe depuis vingt ans des soldats révélant les crimes de guerre commis par leur armée, veut croire que l’échec peut « avoir à terme des effets positifs ». « Si “Bibi” est le premier responsable de notre situation, et beaucoup pensent qu’il l’est, alors le Hamas n’est pas la seule cause de nos malheurs. On peut commencer à réfléchir autrement. » Reste que nombre d’Israéliens estiment que leur gouvernement n’a « pas d’autre choix » que de poursuivre la guerre.Dans ce contexte, en cas d’élections, les sondages récents donnent à la coalition centriste d’opposition une courte avance sur celle de droite et d’extrême droite qui dirige le pays. L’extrême droite coloniale et religieuse progresse peu, mais les politistes s’accordent à dire qu’elle impose son ordre du jour. Sous la pression de ses ministres, MM. Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich, le gouvernement profite de cette guerre pour tenter d’instaurer un régime autoritaire. La journaliste Orly Noy a dressé en juillet un inventaire des mesures adoptées au Parlement depuis huit mois, des projets de loi en débat ou des décisions attendues. En voici un bref florilège (2) Adoptée, la loi sur la certification des forces armées et du Shin Beth leur « permet de pénétrer dans les ordinateurs privés et (…) d’effacer, modifier et perturber des documents », à l’insu du propriétaire et sans autorisation de la justice. Le projet de loi « sur les likes » pénalise le simple fait d’apprécier un message qui « incite au terrorisme ». Traduction : qui soutient les droits des Palestiniens.                                                                                            La fermeture des bureaux israéliens de la chaîne Al-Jazira, la seule qui offrait un regard informé de l’intérieur à Gaza, et les centaines d’interpellations de Palestiniens citoyens israéliens (lire « “Nous ne sommes pas traités comme des citoyens” ») pour le seul fait d’avoir exprimé leur solidarité avec leur peuple. On pourrait ajouter que, le 11 juillet, après de lourdes pressions, la chaîne de télévision 13 s’est séparée de son plus célèbre journaliste d’investigation, Raviv Drucker, l’homme le plus honni mais aussi le plus craint par M. Netanyahou du fait des procédures judiciaires qui l’attendent. De nombreux autres signes indiquent l’instauration d’un régime « fort ». Dans les débats publics, les accusations se multiplient contre la « cinquième colonne », ces « gauchistes » juifs « traîtres » ou « idiots utiles du Hamas ». « Dans les milieux culturels, note M. Daniel Monterescu, un jeune urbaniste, l’autosurveillance s’installe. » Le ministre de la culture Miki Zohar entend désormais ne soutenir qu’un cinéma « apolitique ».                             Un terme est en vogue : celui de « brutalisation ». « Derrière les images horribles que diffusent les soldats de leurs exactions à Gaza, s’exprime un sentiment de castration. La vengeance, la revanche, c’est ce que l’on voit depuis neuf mois », estime Nathan Thrall. La permissivité dont jouissent les militaires affecte la population. Des dirigeants israéliens tiennent des propos « d’une violence effarante » contre l’enquête de la CIJ, note le journaliste. Si des notables utilisent un langage ordurier, pourquoi le simple quidam se comporterait-il autrement ? La découverte des tortures infligées aux internés du camp secret de Sde Teiman n’a d’ailleurs suscité aucun scandale public. À la télévision, le père d’un soldat prisonnier ose critiquer la gestion de la guerre à Gaza, un député du Likoud lui hurle : « Yallah ! Yallah ! Fous-moi le camp d’ici ! » Ailleurs, un professeur de lycée est dénoncé par ses élèves pour ses opinions avant d’être démis. Sur Ayalon, l’autoroute périphérique de Tel-Aviv, on peut lire ce grand placard : « Chassez les traîtres ! » « Bref, résume le psychologue Yohanan Youval, nous avançons à rebours de l’histoire avec beaucoup de succès. » Lorsque la police militaire, fin juillet, vient arrêter pour « sévices graves » à l’encontre de détenus palestiniens dix soldats geôliers de la prison de Sde Teiman, l’extrême droite tente de s’opposer aux interpellations en pénétrant sur la base militaire, avec le ministre de la sécurité intérieure, M. Ben-Gvir, et des élus aux premiers rangs. Le chef de l’État, le président Isaac Herzog, juge que « la haine à l’encontre de gens accusés d’actes terroristes est compréhensible et justifiée ». Le ministre de la justice Yariv Levin déclare : « On a arrêté ces soldats comme de vulgaires criminels. C’est inadmissible. » Seul le chef de l’opposition Yaïr Lapid a publiquement condamné le comportement séditieux du ministre, couvert par les autres membres du gouvernement.                                                                           L’extrême droite apparaît la moins perméable à la déprime ambiante. Elle sait ce qu’elle veut et agit sans retenue. La mouvance messianiste semble la seule à promettre aux Israéliens un futur victorieux et même glorieux, avec l’annexion de la Cisjordanie, de Gaza et même bientôt du sud du Liban, et un retour à la sécurité par l’écrasement total de l’ennemi. Le rabbin Eliahou Mali, chef de la yeshiva (école talmudique) Shirat Moshé, a qualifié la guerre à Gaza de « commandement religieux (3)  ». Selon sa lecture de la Bible, lorsque ce cas surgit, on ne laisse personne vivant, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard.                                                                      Ces dernières décennies, la mouvance messianiste s’est considérablement développée. Elle a pour figures ce que l’on nomme en Israël les « Khardélim », mot composé à partir de « Khar », pour « Kharédi » (les « craignant Dieu », religieux ultraorthodoxes), et des lettres d et l, pour « dati leoumi » (religieux national). Ces deux courants se rapprochent depuis une génération pour faire fleurir un judaïsme hypernationaliste et messianique. La population qui adhère à leurs discours veut croire que la reconstruction du Temple (sur l’emplacement de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam) est à l’ordre du jour.                                                   Farouche adversaire de ces messianistes, Shlomo (il a souhaité préserver son anonymat), médecin près de Haïfa, observe qu’ils considèrent le 7 octobre 2023 comme un « ness Elohim », un miracle divin — « ils croient que nous sommes revenus à l’ère de Yehoshua Bin Noun », le Josué de la Bible, qui a conquis par la force la terre de Canaan —, et reprend une expression dont les Khardélim raffolent : « Parfois, il faut aider Dieu à agir. » Ces derniers considèrent les Palestiniens comme des monstres et des sous-hommes, conformément à ce qui est enseigné dans leurs écoles talmudiques militaires. On en dénombre désormais trente-trois. Elles fournissent la fine fleur des unités les plus meurtrières de l’armée, comme le bataillon Netzah Yehuda (« Éternité de la Judée »). Aujourd’hui, note Yaïr Leibel, jeune chercheur du think tank Molad, classé au centre gauche, « la fraction messianiste a bâti un appareil d’une puissance énorme. Elle domine à la fois le champ de la réflexion et celui de la communication ». Et son avenir s’annonce radieux : 54 % des élèves en classes préparatoires sont des enfants de Khardélim, indique Adam Raz, le jeune historien (les religieux font plus de deux fois plus d’enfants que la moyenne). « L’affrontement entre laïques et religieux déterminera l’avenir plus que tout autre enjeu, selon le cinéaste Erez Pery. Si les premiers l’emportent, une ouverture restera possible dans d’autres champs, à commencer par la question palestinienne, la plus importante de toutes. Si les messianistes l’emportent, ce sera la fin. »  La fin d’Israël ? Elle paraît inconcevable. Mais alors, pourquoi tant d’Israéliens — pas seulement à l’extrême gauche — en parlent-ils si spontanément ? Ceux-là se rencontrent souvent parmi les adversaires de M. Netanyahou et de ses alliés. Ils fournissent le gros de ceux qui, quotidiennement, se réunissent pour huer le premier ministre. Ce 26 juin au soir, la manifestation se tient boulevard Begin, à Tel-Aviv, devant le ministère de la défense. Ils sont environ 4 000. C’est peu. Mais on est en semaine. Certains samedis, ils ont été jusqu’à 150 000. Ils scandent « deux cent soixante-quatre jours, ça suffit » : c’est le temps écoulé pour ceux restés entre les mains du Hamas. Sur leurs tee-shirts, on lit « gouvernement de menteurs », et aussi « assassins ». « Assassins » parce qu’ils ont préféré laisser périr les otages, pas pour ce qu’Israël inflige aux Gazaouis. « La plupart refusent bec et ongles de tenir compte de l’enjeu palestinien dans leurs revendications », se lamente la documentariste Anat Even. En marge du rassemblement, une quarantaine de personnes brandissent des pancartes où on lit « Cessez-le-feu maintenant ! », un court moment un drapeau palestinien est brandi, mais elles quittent le défilé assez vite.                                                                                        Cette gauche israélienne anticoloniale se sent très isolée. Elle représente « 1 % de la population, tout au plus », estime M. Shaul, de Breaking the Silence. Pourtant, depuis quelques mois, des prémices de résistance apparaissent. Le 13 mai, neuf cents parents de soldats envoyés à Gaza ont signé une pétition pour que cesse une guerre « irresponsable (4)  ». En juin, quarante-deux réservistes, dont des officiers, ont signé une lettre ouverte clamant qu’ils ne retourneraient pas à Gaza s’ils étaient rappelés (5). Adam Raz a deux enfants. « Je n’ai aucune intention que mes enfants se battent encore à Gaza dans dix ans pour assouvir les intérêts du messianisme juif », dit-il. Ce malaise-là s’installe aux marges de la société, mais bien au-delà des seuls cercles anticolonialistes.                                                                                                                Même si les critiques des crimes israéliens dans le monde suscitent un rejet spontané dans la population — « tous des antisémites » —, la dégradation constante de l’image d’Israël devient pesante. Certes, aucun pays arabe n’a rompu avec Israël. Mais, note le journaliste Nathan Thrall, lorsque, dès avril 2024, Mme Elizabeth Warren, politicienne américaine de premier plan, parle de « génocide » à Gaza, « c’est un changement très important ». L’expression « État paria » se met à fleurir. Le ministère des affaires étrangères, sur son site, recommande aux ressortissants israéliens en voyage en Europe de ne pas parler hébreu dans le métro, de ne pas porter ostensiblement une étoile de David. Principe de précaution, bien sûr, mais enfin à  l’étranger, avant, personne n’avait peur d’être traité de criminel. « De plus en plus d’entreprises israéliennes masquent leur identité pour commercialiser leurs produits », ajoute Nathan Thrall.  Et puis, il y a ceux qui partent. Combien ? On parle de cent mille durant les six premiers mois de guerre. Personne ne connaît le chiffre exact. Secret-défense… Mais à Tel-Aviv, brusquement, des places se sont libérées dans les crèches… « Le nombre d’intellectuels, scientifiques et artistes partis depuis huit mois est absolument inédit », assure la généticienne Eva Jablonka. Où vont-ils ? En Grèce ou à Chypre, à une heure de vol. L’anthropologue Yoram Bilu raconte qu’à Athènes un chauffeur de taxi lui a dit : « Maintenant, presque tous mes clients sont des Russes ou des Israéliens. » Et combien partent « pour de bon », parce qu’ils « n’acceptent plus de vivre avec ce qui se passe ici », se demande Adam Raz ? Ils ont entre 35 et 45 ans, s’en vont aux États-Unis, en Allemagne, parce qu’ils en ont les moyens financiers ou un bagage professionnel qui leur permettront de s’insérer.  D’autres restent mais n’en peuvent plus. Adam Raz, 41 ans, dit incarner « le dilemme de ceux qui ne supportent plus ce pays, mais qui ne veulent pas ou ne peuvent pas partir ». Eva Jablonka, de 30 ans son aînée, est plus explicite : « Mon fils est sociologue à l’université de New York et j’en suis très heureuse. Mon frère est parti à Londres. Moi, j’aime et je hais ce pays. C’est ma langue et mes paysages. Mais après ce qu’on a fait, il sera très difficile de reconstruire une société digne. Je m’attends plutôt à une dégringolade vers le fascisme. » Comme elle, un nombre croissant d’Israéliens expriment de vives inquiétudes. « Notre élite est occupée par des fous. Ben-Gvir et Smotrich ne pourraient même pas être ministres en Corée du Nord ! », lance Yoram Bilu. « Jamais les gens n’ont senti ce pays si proche d’un effondrement », estime Erez Pery.           Deux principaux motifs de déclin reviennent dans les conversations. L’économie, d’abord. L’agence de notation Moody’s a dégradé la note de l’État d’Israël. Intel, qui projetait d’investir 15 milliards de dollars pour développer son site en Israël, a suspendu son projet en juin. Deux économistes israéliens, MM. Eugene Kandel (conseiller de M. Netanyahou) et Ron Tzur, estiment que si 10 % des 200 000 Israéliens qui activent les rouages essentiels du pays le quittent, « il ne sera plus possible de préserver l’État sur le long terme (6) ».  Cependant, la crainte majeure demeure celle d’une guerre avec le Hezbollah. Fin août, quand cet article a été finalisé, la « guerre au Nord » n’avait pas éclaté. Et l’opinion publique demeurait très partagée. D’un côté, l’état-major, humilié, entendait « rétablir sa réputation », selon le politiste Menachem Klein, de l’université Bar-Ilan. Une des phrases les plus entendues en juin dans le pays était : « Si on ne le fait pas aujourd’hui, alors on ne pourra plus jamais le faire. » Et les 70 000 habitants évacués du nord d’Israël conditionnaient leur retour chez eux à l’occupation pérenne par l’armée d’une zone de sécurité de 30 kilomètres au Sud-Liban. Exigence dont beaucoup craignent qu’elle soit le prélude à une guerre totale.  « Les partisans de la guerre dans le nord souffrent d’amnésie », estime Menachem Klein. Ils oublient les déboires de l’armée entre 1982 et 2000 au Sud-Liban et la guerre contre le Hezbollah en 2006, perdue par Israël. Personne ne sait précisément de quels armements dispose aujourd’hui cette milice. Certainement plus sophistiqués et plus nombreux qu’en 2006. « La société israélienne devient toujours plus sceptique à mesure que se multiplient les informations sur les capacités de représailles du Hezbollah, la fatigue de l’armée et le potentiel de destruction des villes israéliennes à un niveau sans précédent », indique le sociologue Yagil Levy. Des centaines de milliers d’Israéliens auraient acheté des générateurs, mis en réserve de l’eau en quantité et acquis de la nourriture lyophilisée. Surtout, la crainte d’une guerre dévastatrice pour Israël au Liban s’accompagne d’un sentiment à la fois très ancien et propre à beaucoup d’Israéliens : voir leur État disparaître. « Ce pays n’existera plus dans trente ans, ou avant, c’est inéluctable », assure Shlomo, le médecin. « Il faut absolument changer de cap. Si cela n’advient pas, Israël n’aura pas d’avenir », estime Yaïr Leibel, du think thank Molad. Pour nombre de nos interlocuteurs, la hantise de la disparition de l’État d’Israël a pris une ampleur inédite depuis le 7 octobre. Signe des temps, le directeur de la rédaction du quotidien Haaretz, Aluf Benn, a publié en février un long article intitulé « L’autodestruction d’Israël » (7).   Quelques-uns cherchent des motifs d’espérer. « Je ne crois pas qu’Israël soit sur le point de disparaître », assène Menachem Klein. Mais le pays « a énormément changé », dans un sens qu’il réprouve. M. Shaul, lui, croit en une évolution possible. « Peu à peu, dit-il, plus de gens comprennent que la force ne peut pas tout résoudre. Ça reste sans perspective, mais c’est une évolution importante. » On laissera le dernier mot au professeur David Shulman : « Certains matins, je me réveille avec l’idée qu’un mouvement de décolonisation est en train de poindre en Israël. Car si les gens manifestent formellement pour la libération des otages, ils dénoncent en fait un désastre. Mais le lendemain, je me lève avec le sentiment d’un suicide collectif israélien. » [Sylvain Cypel:Journaliste. Auteur de L’État d’Israël contre les Juifs. Après Gaza 
(nouvelle édition augmentée), La Découverte,] _______

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