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jeudi 8 octobre 2009

Management brutal (suite)

Management , pouvoir et souffrance

"« A la dureté de la crise ne doit pas s'ajouter la dureté du management ; cela doit se manifester dans les comportements au quotidien, dans la qualité de l'écoute, dans le respect des personnes. »Voeu pieux, simple opération de « com » interne ou réelle prise de conscience ?
« Le management en tant que théorie constituée est confronté à ses limites, pour ne pas dire à ses errements »,
estime Catherine Blondel, directrice scientifique du cycle pour dirigeants de l'institut de l'Ecole normale supérieure.« Mais, la situation que nous vivons actuellement n'est pas exactement la crise des modèles de management. Elle est plutôt la crise même des fondements de ce qui est légitime dans nos sociétés »,nuance Rodolphe Durand, professeur à HEC
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France Télécom: un cas d'école dans un système mortifère | Mediapart:
______________"Périodiquement on redécouvre, pour l'oublier bien vite, que quelque chose « ne tourne pas rond » dans le monde du travail. Les suicides en série au Technopôle de Renault ne sont pourtant pas si lointains.. Sociologues et psychanalystes ont longuement décrit et analysé les diverses formes prises par la « crise du travail ». Mais « la souffrance au travail » dont on parle beaucoup aujourd'hui ne tombe pas du ciel, elle ne relève pas seulement d'un traitement thérapeutique en forme d' « accompagnement psy », elle résulte avant tout de pratiques et de dispositifs qui ont profondément modifié l'organisation des entreprises et les relations professionnelles.Ce sont en fait tous les rapports de l'individu au travail qui ont été profondément bouleversés par la diffusion d'une nouvelle logique normative . Depuis trente ans, gouvernants et décideurs se sont en effet employés à faire de la concurrence la règle, non seulement du fonctionnement économique, mais au-delà, de toutes les relations sociales. Nous percevons déjà les effets catastrophiques de ce mode de gouvernement sur la finance ou l'environnement, nous commençons à présent d' en percevoir l'insupportable « coût humain ».A cet égard, le cas de France Télécom - qui s'appellera bientôt Orange pour faire oublier son ancrage national- est tragiquement exemplaire. Voici une entité qui est passée en quelques années de l'univers du monopole de service public à celui de la multinationale de plain-pied dans le capitalisme mondialisé et financiarisé. Cela s'est fait à coup de changements de statut, d'ouvertures du capital et de privatisations menés par tous les gouvernements de droite comme de gauche depuis 1990. L'histoire de France Télécom, c'est en réduction et en caricature, l'histoire du déploiement implacable d'une logique de concurrence généralisée qui fait se rejoindre les horizons les plus lointains des marchés globalisés et les subjectivités les plus intimes des salariés. France Télécom c'est donc notre histoire collective qui se lit dans l'histoire d'une entreprise et de ses salariés. Pour tout dire, on a là affaire à un cas d'école de l'expérimentation néolibérale.
____La mise en marché des télécommunications
: On ne comprendrait rien à l'histoire de France Télécom si l'on oubliait comment à la fin des années 80, dans le sillage des privatisations dans le secteur des télécommunications aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la Commission européenne n'avait entamé, avec le soutien général de la droite et de la gauche socialiste, un grand mouvement de privatisation des services téléphoniques au nom des intérêts du consommateur, conformément à la philosophie concurrentialiste de la construction européenne (1). Ce mouvement sera initié en France par Michel Rocard et Paul Quilès, puis, avec l' appui de la CFDT en 1990, il se prolongera par la mise à mort des PTT et la naissance de deux entités séparées, France Télécom et La Poste. La droite poursuivra le travail par étapes, avec la transformation de la première en société anonyme puis sa privatisation en 1997, et ce sera encore la gauche plurielle qui, par tranches, opérera la vente de l'opérateur historique (2). Le même scénario se répète aujourd'hui pour la Poste.
En 1998, sous l'impulsion de la Commission européenne, c'est l'ensemble des services publics des télécommunications qui sont cédés au privé. Selon le dogme qui s'impose alors, seul le marché est capable de faire entrer l'Europe dans la société de l'information et l'économie de la connaissance, tout comme seuls les marchés boursiers sont susceptibles de financer les grandes manœuvres industrielles et commerciales liées à l'essor de la téléphonie mobile et de l'Internet. Ceci conduira, on se le rappelle, aux années folles de la bulle Internet, à laquelle France Télécom apporte son lot d'illusions, et à la quasi faillite de l'entreprise privatisée en 2002.Pour remonter la pente, un management de choc impose aux salariés le « tout commercial » et met en œuvre l'un des dégraissages les plus massifs de l'économie française, l'objectif avoué étant de faire partir le plus possible de ces fonctionnaires dont l'entreprise a hérité. Dans le même temps, la direction de France Télécom obéit de plus en plus étroitement, stock options obligent, aux exigences pressantes de rendement des actionnaires. En vingt ans, France Télécom est ainsi devenu, sous la conduite de l'État, son actionnaire principal (quoique minoritaire), un modèle de la « gouvernance » du capitalisme à domination financière. Pour reprendre une expression de l'ancien PDG Michel Bon, l'entreprise est passée de la culture du service public à la « machine à cash ».

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Un rapport détérioré à autrui et à soi-même: Les suicides au travail ne sont pas des faits divers qui ne concerneraient que des « cas » de fragilité personnelle. On sait depuis fort longtemps, à la suite des travaux pionniers d'Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs, que le suicide n'est pas indépendant de la forme des relations sociales plus ou moins nombreuses, plus ou moins denses et riches, que l'individu entretient avec autrui. Plus précisément encore, on comprend à les lire combien la mort physique que l'on se donne à soi-même est liée à une mort sociale que l'on subit par l'isolement personnel, l'éloignement du « foyer central » de la société, le détachement de la vie collective, l'effondrement de la solidarité sociale. Le rapport à soi, et en particulier le rapport suicidaire à soi, est lui-même relatif au rapport à autrui.L'un des symptômes les plus éloquents des transformations en cours est justement le remplacement dans le discours sur le travail de la problématique de la « lutte » par celle de la « souffrance ». La lutte avait une dimension collective, elle avait pour sujet un groupe, elle s'opposait à un autre groupe, elle prenait à témoin la société, s'adressait à ses représentants officiels et participait d'un mouvement historique beaucoup plus vaste qui reliait les générations, faisant ainsi le pont entre le passé et l'avenir. La « souffrance » est en revanche individuelle. Si la lutte est collective, les individus souffrent seuls. Le rapport professionnel conflictuel est intériorisé, la violence subie est comme « privatisée », comme retournée contre soi. Et dans les cas de suicide, ce sont des individus isolés qui, un par un, passent à l'acte. C'est dire à quel point la dimension « sérielle » des suicides ne suffit pas à en faire un acte collectif.
_______« Travailler sans autrui ? »
On assiste indiscutablement à l'érosion du collectif qui protégeait les individus, l'affaiblissement de la solidarité qui rendait supportable un travail pourtant physiquement très dur dans les usines taylorisées (3). La définition d'objectifs individualisés, les pratiques d'évaluation, l'accélération des mobilités en interne, la promotion de la réussite individuelle, toutes ces pratiques entraînent inmanquablement une désocialisation du travail, une déperdition de sa valeur et de sa portée sociale. On travaille pour soi comme on vit pour soi. C'est ce que les sociologues du travail appellent « travailler sans les autres » (Danièle Linhardt). Mais en raison de la grande porosité entre le travail et la vie personnelle, cette logique pénètre toute la sphère de la vie : chacun est convié à « vivre sans autrui », selon l'expression du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun. Le sujet, réduit à un corps et à un moi, se coupe des dimensions symboliques et sociales qui lui donnent un statut, une existence avec et pour les autres.Cette privatisation du travail, on peut l'observer à deux niveaux. Au niveau de l'entreprise d'abord. Avec la concurrence intensive, les directions d'entreprise ont eu tendance à resserrer l'horizon des salariés aux seuls enjeux et objectifs de l'entreprise, en développant un loyalisme sans faille au service des intérêts de l'entreprise. Chaque entreprise a eu tendance à fonctionner comme une petite patrie, avec ses valeurs, sa culture, au détriment des liens de complémentarité et d'échange avec les autres. Au niveau de l'individu, les pratiques managériales ont eu tendance à resserrer l'individu sur lui-même et sur ses seuls objectifs et intérêts. Comment travailler pour soi et pour l'entreprise à la fois ? Ceci ne se fait pas par la « main invisible » du marché mais bien par la main visible du management, qui va décliner les objectifs généraux en objectifs individuels et instaurer un système supposé « objectif » de récompenses et de sanctions dont le fonctionnement est indexé à celui du marché. Cela signifie que la conjonction des objectifs de l'entreprise et des objectifs individuels est garantie par des procédures et des pratiques fondées sur des « faits », des «données », et surtout des « chiffres »,exactement comme l'activité de l'entreprise est sanctionnée par les faits, les données et les chiffres du marché.Danièle Linhardt résume bien l'effet désocialisant de ces formes de resserrement sur soi : « On pourrait dire en forçant le trait que l'entreprise dans la globalisation tend à couper le lien (symbolique et identitaire) entre ses salariés et leur société, pour ne leur imposer que celui qui les lie à elle-même dans le cadre d'une relation souvent incertaine. Dans un monde du travail désormais dominé par une gestion systématiquement individualisée, les salariés se trouvent en situation de perdre non seulement un mode de vie où les collectifs jouent un rôle puissant dans la socialisation au travail, mais également de couper le « cordon ombilical » qui les lie à la société. Ils sont conduits à se situer identitairement et symboliquement dans un monde qui relève nettement plus de la concurrence que de l'interdépendance, le seul don qui leur est concédé étant celui envers leur entreprise » (4).
____Travailler contre les autres
:On pourrait cependant avancer une hypothèse plus pessimiste au vu des pratiques en usage dans une entreprise comme France Télécom. Les nouvelles formes d'organisation du travail et les nouveaux rapports sociaux induisent chez les salariés de plus en plus de rivalité, d'inimitié, d'hostilité les uns à l'égard des autres. Le salarié n'est pas seulement amené à travailler sans les autres, il est conduit à travailler contre les autres, et donc à vivre non seulement sans les autres mais contre les autres. La peur de perdre son emploi, l'évaluation et les contrats d'objectifs, les primes individuelles, le recours à la sous-traitance, la mobilité systématique, tout une batterie de techniques ont affaibli le collectif et développé la concurrence entre salariés. C'est à celui qui atteindra les chiffres fixés dans les meilleurs délais et les meilleures conditions pour l'entreprise Car ce qui se répand, c'est une concurrence par les chiffres , qui ne doit tenir aucun compte de l'élément humain, qui ne voit dans le salarié qu'un commercial et dans l'usager qu'un consommateur qui paye.

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Pour se rendre compte des ravages d'une telle tendance, il faut avoir à l'esprit un autre enseignement de la sociologie. Pour Durkheim, le travail est devenu avec la modernité industrielle et marchande le principal support de la morale concrète : avec l'approfondissement de la division du travail, chacun travaille pour les autres et son devoir consiste à travailler le mieux qu'il peut pour le bien d'autrui. C'est le sens profondément social du travail qui procure une satisfaction individuelle et collective à la fois. C'est en tant que membre d'un groupe de travailleurs que chacun ressent une fierté pour le travail bien fait, la beauté du geste, le sens pratique et l'art de faire. C'est ainsi que l'on peut comprendre la fierté des ouvriers ou des mineurs pourtant soumis à un dur labeur, tout comme les combats menés par les salariés pour la reconnaissance de la valeur sociale de leur activité. Sans oublier que ce qui rendait le travail et la hiérarchie supportables était la solidarité face à une situation partagée, le sentiment de constituer une « communauté » qui avait avec ses mots, ses coutumes, ses marques symboliques. De là une grande nostalgie qui tient à la disparition de cette communauté de travail.Cette communauté de travail, faut-il le rappeler, n'a pas été donnée d'emblée, elle n'est pas née spontanément. Elle est le produit de l'histoire, le résultat d'un travail collectif des salariés sur eux-mêmes, pour dépasser leur mise en concurrence sur le marché du travail et pour contrecarrer les pratiques patronales qui cherchaient à les diviser. F. Engels, dans son enquête sur la classe ouvrière anglaise, avait bien souligné combien les travailleurs étaient transformés en ennemis les uns des autres dans une concurrence encouragée par les patrons : « La concurrence est l'expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. Cette guerre, guerre pour la vie, pour l'existence, pour tout, et qui peut donc être, le cas échéant, une guerre à mort, met aux prises non seulement les différentes classes de la société, mais encore les différents membres de ces classes ; chacun barre la route à autrui ; et c'est pourquoi chacun cherche à évincer tous ceux qui se dressent sur son chemin et à prendre leur place. Les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence (...). Or, cette concurrence des travailleurs entre eux est ce que les conditions de vie actuelles ont de pire pour le travailleur, l'arme la plus acérée de la bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat. D'où les efforts des travailleurs pour supprimer cette concurrence en s'associant ; d'où la rage de la bourgeoisie contre ces associations et ses cris de triomphe à chaque défaite qu'elle leur inflige » (La situation de la classe laborieuse en Angleterre).Tant que les relations sont solides et solidaires, on peut supporter beaucoup, même dans des situations d'extrême difficulté. Lorsque les relations se dégradent par contre, chacun se sent exposé, menacé, faible et fragile. C'est bien ce qui se passe lorsque le travail est réorganisé de façon à mettre en concurrence les salariés entre eux. Le sentiment de la communauté et la lutte collective sont remplacés par la concurrence et la souffrance qui l'accompagne. Ce n'est pas seulement la peur des autres qui engendre l'anxiété, c'est de ne pas avoir d'autre but que de sauver son emploi, de « sauver sa peau ». La perte du collectif et la limitation de l'activité à des objectifs privés sont source de démoralisation. Valeurs, sens du travail, sentiment de rendre service, de traiter chacun de la même façon s'atténuent ou disparaissent.Beaucoup de directions d'entreprises ont compris à leur manière cette dimension collective et cette portée morale du travail en cherchant à l'exploiter dans le cadre de la concurrence exacerbée à laquelle elles se livrent. Beaucoup de DRH ont tenté, on l'a dit, de créer des équipes plus solidaires, de souder le personnel en développant une sorte de patriotisme d'entreprise, en suscitant la plus grande loyauté à l'entreprise. Mais, pour ne pas être purement factice, cela suppose des engagements symboliques durables entre les propriétaires et les salariés, sur le modèle japonais de l'emploi à vie et du plus entier dévouement à l'entreprise. Or le problème est qu'une telle « culture d'entreprise » reste difficilement compatible avec la mise en concurrence interne des salariés comme avec les bouleversements sur l'emploi induits par les changements technologiques et les restructurations organisationnelles de ces vingt dernières années. D'autant que le discours patronal comme l'évolution du droit du travail poussent à un relâchement et à une précarisation toujours plus prononcés du lien entre l'entreprise et le salarié.Le sens social du travail n'est assurément pas l'exclusivité du service public. Mais il y est historiquement très puissant. Il fait partie de la culture traditionnelle de ceux qui y travaillent. Or, toute une branche du néolibéralisme doctrinal (l'école dite du « Public Choice ») a entrepris depuis une trentaine d'années la dénonciation virulente du « gâchis bureaucratique » et de la « sous-productivité » supposée inhérente au service public. Ce procès de l'action publique et de l'administration a rencontré depuis lors de solides appuis dans la presse, l'édition, l'université, la politique. Même et surtout s'il est peu étayé empiriquement, ce procès en inefficacité trouve aujourd'hui sa conséquence pratique dans l'introduction de toutes les techniques du management privé dans les relations professionnelles et dans le rapport aux « clients ». La « révision générale des politiques publiques » (RGPP) en est aujourd'hui un bon exemple. C'est pourquoi le cas de France Télécom dépasse de loin le cadre particulier d'une entreprise ou le seul secteur des télécommunications. Il éclaire l'ensemble du processus de transformation qui affecte aujourd'hui l'action publique et la protection sociale, depuis l'université jusqu'à l'hôpital en passant par la poste. Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'il a là une véritable stratégie visant à miner les ressorts et les fondements moraux, culturels, et politiques du service public, pour les remplacer par la logique du marché fondée sur la concurrence et la « performance » quantitativement évaluable._________

Un management particulièrement brutal:Il est évidemment difficile de l'extérieur de se faire une idée précise du vécu des salariés de cette entreprise et de savoir jusqu'où s'étendent les dégâts commis par les pratiques managériales en vigueur. Les enquêtes menées depuis plusieurs années et en particulier le rapport de l'Observatoire sur le stress et des mobilités forcées à France Télécom, ainsi que les très nombreux témoignages récemment parvenus à la presse, indiquent que les pressions au départ, la non reconnaissance infligée à beaucoup de salariés, la réévaluation permanente des objectifs à atteindre, les mobilités forcées vers d'autres sites et d'autres métiers au nom des restructurations « nécessaires à la compétitivité », sont particulièrement déstabilisants. Les sociologues qui ont mené l'enquête sur le stress analysent en détail le système des « 5 M » qui a pour effet de fragiliser et parfois de briser psychologiquement un nombre important de salariés :« mangement par le stress, mobilités forcées, mouvement perpétuel, mise au placard mise à la retraite » (5). Le plan Next (Nouvelle Expérience des télécoms) lancé en 2005 par Thierry Breton visait à redresser le chiffre d'affaires, le cash flow et les bénéfices nets de l'entreprise en trois ans. Le succès financier sera réalisé au prix de la suppression de plus de 20 000 emplois et d'une hausse de la productivité obtenue par des méthodes radicales. Les salariés ont payé les erreurs stratégiques de la direction de l'entreprise au début des années 2000, comme le souligne Ivan du Roy.Le système de management par l'incertitude, le stress et la peur est introduit dans une entreprise privatisée depuis un peu plus d'une dizaine d'années et qui, en dépit d'une vaste campagne de suppressions d'emplois, a gardé en son sein des fonctionnaires recrutés au moment de la grande période de rattrapage technique des années 70 et 80. Faire partir ceux qui n'ont pas le profil commercial, en particulier les plus âgés (« seniors »), et qui sont souvent aussi des fonctionnaires ayant été socialisés professionnellement dans l'idée d'œuvrer pour le bien général, voilà qui suppose toute une panoplie de moyens mobilisée dans le cadre d'une gestion originale des ressources humaines. C'est le plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation) qui obéit à « une logique d'adaptation permanente dans un environnement instable ». Il s'agit là d'un dispositif managérial dont le principe est d'introduire directement dans l'entreprise, au plan de la gestion immédiate des salariés, les objectifs financiers et l'incertitude propre au marché, en faisant du résultat à atteindre individuellement et de la pression concurrentielle s'exerçant sur chacun la forme exclusive de relation sociale entre niveaux hiérarchiques et entre salariés. L'un des aspects les plus brutaux de cette stratégie est le principe d'élimination de ceux qui sont censés être les moins performants, selon une sélection « darwinienne » qui répand l'anxiété parmi tous les salariés et en pousse une fraction non négligeable vers un congé maladie pris en charge par la collectivité ou la démission volontaire, autant de formes de « licenciement masqué » qui allègent les comptes de l'entreprise. Ce management offre une image caricaturale de « cette gestion qui rend malade la société », selon l'expression de Vincent de Gaulejac.

____« Time to move »L'expression de « souffrance au travail » pourrait laisser croire qu'il s'agit toujours d'un effet psychique non voulu de transformations économiques ou technologiques. Or cette souffrance n'est pas seulement un effet indésirable et malheureux, elle peut devenir partie prenante d'une technique de gestion, elle peut être instrumentalisée. On cherche alors à faire peur, pour obtenir de l'individu qu'il se conforme aux attentes de l'entreprise.La méthode systématique du TTM (Time to move), qui est un élément de la gestion par la mobilité forcée, illustre bien la manière dont les salariés ont été les principales cibles des restructurations. Cette technique impose un changement régulier de sites et de postes, et fait peser sur les salariés la menace permanente d'un déplacement vers des emplois plus difficiles ou plus éloignés, pour lesquels ils ne sont pas préparés ou mal adaptés.Elle permet également de mettre en évidence une véritable instrumentalisation de la souffrance. Dans un document publié sur le site Bakchich.fr et intitulé « Réussir Act » (février 2007), on découvre un véritable mode d'emploi destiné à la formation des managers de proximité chargés de mettre en œuvre la course à la performance, la pratique de la mobilité forcée et de la pression au départ. Son mot d'ordre c'est la « nécessité de la mise en mouvement pour tous ». Le manager de France Télécom, c'est d'abord le contrôleur de tableaux de bord et le spécialiste de la performance chiffrée, celui qui incarne pour les salariés la prédominance absolue de la rentabilité financière. Pour ce faire, il doit être aussi un « psychologue » d'un nouveau genre, dont la fonction n'est évidemment pas de soigner, mais de « mettre sous tension » le salarié et de pousser vers la sortie ou un autre poste ceux qui ont été désignés pour partir, selon les objectifs de réduction fixés par sa hiérarchie. Ce document de former le manager à déterminer et à mettre en œuvre une « une stratégie de mouvement » du salarié. Il lui faut pour cela « travailler les résistances, maîtriser les risques, accompagner le collaborateur ».Tout l'art consiste à faire accepter au salarié « l'inéluctabilité du changement » en cassant les « postures de résistance » classées par types. Le manager de France Télécom est censé ainsi« accompagner le processus du deuil » du salarié « invité » à bouger. Cette technique est une transposition dans le domaine du management des théories de la psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross sur la réaction à l'annonce de sa propre mort. Par la suite celle-ci a cherché à étendre ses théories à la réaction à toute perte catastrophique (perte d'emploi, décès d'un proche, etc.). Elle a distingué 5 phases du deuil : le choc et le déni ; la colère ; la négociation ; la dépression ; l'acceptation. Le manager doit quant à lui « gérer » cinq phases de réaction faisant suite à l'annonce au salarié de sa mutation: le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation, l'intégration, c'est-à-dire l'acceptation du caractère inéluctable de « la mise en mouvement ». Sous couvert d'une description objective des phases suivies par l'individu, il s'agit en fait d'une séquence performative à destination du manager. La méthode, si elle est correctement comprise, consisterait donc à utiliser les phases morbides de colère et de dépression pour en faire ensuite sortir les salariés par la proposition d'une "regénérescence" professionnelle. Il faut croire que les dépressions nombreuses, le sentiment massivement répandu de stress et les cas de suicides procèdent d'un mauvais suivi des étapes du deuil.

____Une subjectivité malade de la performance:Si l'on retrouve à France Télécom les traits du nouveau management, en particulier cette pression manipulatrice sur le terrain psychique pour mobiliser la subjectivité directement et faire en sorte que le sujet soit contraint d'agir comme si c'était bien lui qui avait de lui-même accepté les objectifs qui lui ont été assignés, on doit remarquer que les méthodes y ont pris un caractère particulièrement brutal. Ceci ne fait que mieux apparaître, en l'outrant, la logique générale à laquelle sont aujourd'hui soumis un nombre croissant de salariés du secteur privé comme du secteur public. Le management de la performance n'est en définitive rien d'autre que la déclinaison de la pression concurrentielle jusqu'à niveau le plus immédiat de la tâche concrète. La logique du marché doit ainsi prévaloir sur les normes du métier, celles là même qui fondent le sens du travail. Plus généralement, on peut saisir la pleine portée de ce mode de gouvernement des hommes : en jouant sur le double ressort de la rivalité et de la peur, il œuvre à la production d'une nouvelle subjectivité. D'un côté, plus on en appelle à la responsabilité d'un individu confronté en permanence à l'illimitation d'un « choix de soi-même », plus on valorise son aspiration à l'autonomie, plus on l'invite à se regarder lui-même comme une « entreprise » en compétition avec ces autres entreprises que sont les autres, mieux on le place dans des situations de concurrence pour l'amener à fonctionner subjectivement selon la norme de la concurrence. De l'autre, on introduit des mécanismes d'évaluation dont la fonction est de produire l'homme « accountable », c'est-à-dire à la fois calculable et comptable. La peur constante d'être mal évalué par son supérieur hiérarchique finit dans ces conditions par se retourner en peur de ne pas être à la hauteur des objectifs que l'on a dû bien souvent se fixer à soi-même. De la sorte on fait entrer le sujet dans la spirale de l'auto-évaluation inquisitrice et culpabilisante. Ce que montre le cas de France Télécom, c'est que les deux faces de cette production subjective, la face « claire » de l'autonomie sans limite et la face « sombre » de l'auto-évaluation qui tourne vite à l'auto-dépréciation ne sont jamais que les deux faces complémentaires d'un même système mortifère.(Pierre Dardot et Christian Laval)

-Pierre Dardot et Christian Laval: « Nous n'en avons pas fini avec le néolibéralisme » | Mediapart
-Vers une crise des modèles de management ?

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-Coaching à la France-Télécom

2 commentaires:

Alain-Goethe a dit…

Bonjour Marcel
Toujours de bons articles !!

Un des problèmes est que France Télécom a pratiqué la "fuite en avant".
- Juste Avant que la "bulle internet" n'éclate en 2001, son PDG Michel BON a fait racheter Orange (société britannique) pour 70 milliards de FF. ceci était démesuré --> d'où un endettement énorme !
Pour satisfaire les actionnaires, il fallait donc, à partir de là, mettre une pression énorme sur les salariés du groupe

Etienne Celmar a dit…

Bonjour et merci Alain

C'est bien de le rappeler
L'article (Merci Mediapart!) en parlait, mais un peu vite
Bien cordialement!