Questions sur une énigme technico-culturelle
___________________________________Et pourtant ils savaient...
On peine à comprendre le Japon.
Beaucoup de voyageurs et d'experts qui en reviennent le soulignent assez souvent.
Pour ce qui est de la tragédie de Fukushima, au fur et à mesure des rapports et des témoignages, on tombe dans des abîmes de perplexité et d'incrédulité.
____ L'arrêt du nucléaire aura bien lieu, le gouvernement l'a confirmé officiellement, mais un grand flottement, une cacophonie subsistent et un certain déni général persiste. Pourtant, il semble que la construction des nouvelles centrales programmées continuent...
__Rompant avec la langue de bois précédente, le rapport de la commission nommée par la Diète avait souligné très lucidement que "La direction de Tepco était consciente des retards dans les
travaux antisismiques et des mesures contre les tsunami et savait que
Fukushima Daiichi était vulnérable", ce qui invalidait toutes les déclarations officielles précédentes de la firme.
Les conclusions partielles de ce rapport n'ont pas étonné certains spécialistes japonais avertis, notamment le sismologue Ishibashi Katsuhiko, professeur à l'université de Kobe, qui faisait partie du comité d'experts chargé d'établir les
normes sismiques des centrales
nucléaires japonaise et en avait démissionné pour protester contre
la position du comité, estimant que ses recommandations étaient beaucoup trop laxistes. Il écrivait le 11 août 2007 dans le quotidien International Herald
Tribune (L'article complet est à lire ici): " A moins que des mesures radicales ne soient prises pour réduire la vulnérabilité des
centrales aux tremblements de terre, le Japon pourrait vivre une vraie catastrophe nucléaire dans un futur proche."
"Il avait prévenu les autorités de son pays que les centrales japonaises souffraient d'une
« vulnérabilité fondamentale » aux séismes. Mais ses avertissements ont été ignorés tant par le gouvernement que par Tepco.
Katsuhiko
a lancé son alerte en 2006. Les faits lui ont donné raison dès l'année
suivante. Le 16 juillet
2007, un séisme de magnitude 6,8 a provoqué des incidents sérieux à
la centrale de Kashiwazaki-Kariwa, la plus importante unité de
production d'électricité nucléaire au monde.."
__D'autres ont suivi. et de nombreux et graves dysfonctionnement techniques avaient été notés mais tus dans plusieurs autres centrales.....Les risques des tremblements de terre étaient connus et signalés avant la catastrophe historique
_________________On comprend mal a priori comment tant d'aveuglement et de déni aient pu coexister avec tant d'assurance et de confiance collective dans une société jugée si performante.
Le Japon tout entier vivait sur un mythe, celui de la sécurité nucléaire absolue.
___Dans Mediapart, des éléments intéressants de réponse sont fournis par "Reiko Hagesawa, chercheuse à l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales), qui participe au projet franco-japonais Devast,
destiné à évaluer l’impact de la catastrophe de Fukushima sur les
populations de la région.Cette coopération originale a permis
d’apporter un éclairage nouveau sur le grand paradoxe de Fukushima :
_________Comment un tel désastre a-t-il pu se produire dans l’une de sociétés
technologiquement les plus avancées de la planète, marquée par la
mémoire d’Hiroshima, et rompue depuis la nuit des temps à la gestion du
risque des séismes et des tsunamis ?
Comprendre ce paradoxe, c’est aussi répondre à une question clé : la
catastrophe de Fukushima est-elle avant tout un drame japonais, ou
concerne-t-elle l’industrie nucléaire dans son ensemble ? Cette
interrogation, dont l’enjeu est crucial pour l’avenir du nucléaire, a
été le fil rouge d’une conférence internationale sur le risque après Fukushima organisée à Paris les 17 et 18 septembre par l’Iddri et Sciences-Po.
Le mythe de la sécurité nucléaire évoqué par Reiko Hasegawa est au
cœur du problème. Il explique que des populations aient pu accepter de
vivre près de centrales nucléaires installées dans des zones sismiques.
Il contribue aussi à expliquer le chaos dans lequel se sont déroulées
les opérations d’évacuation, auxquelles ni les autorités ni les
populations n’étaient préparées, ce qui a aggravé le traumatisme des
personnes déplacées.
[Propos d’un vétérinaire évacué de Naraha, commune située dans la zone d’exclusion de 20 km autour de la centrale : « Tepco (l’exploitant de la centrale accidentée)
avait lancé une vaste campagne de propagande dans les villes où la
compagnie a construit des sites nucléaires. D’après elle, ses centrales
nucléaires étaient les plus sûres du monde par leur système de sécurité
et de défense. On croyait donc au “mythe de sécurité” ; on n’aura
jamais d’accident et on n’aura jamais besoin de s’en inquiéter. Voilà,
les habitantes de ces villes avaient subi un lavage de cerveau total de
la part de Tepco... On n’a donc jamais pensé qu’un accident pouvait s’y
produire... »
Un fonctionnaire de la ville voisine de Futaba raconte : « Je
pensais que même si un accident se produisait, on pourrait le régler en
24 heures. Donc, les exercices qu’on faisait à Futaba étaient basés sur
l’éventualité d’un accident de ce niveau. Nous n’étions pas préparés
pour faire évacuer tous les habitants de Futaba... » (les deux
citations sont extraites d’un mémoire réalisé par Rina Kojima, étudiante
qui a travaillé avec les chercheurs du projet Devast).]
___________Comment une telle croyance a t-elle pu s’installer, au détriment
d’une perception réaliste des faits ? Lors de la conférence de l’Iddri,
le professeur Noriyuki Ueda, anthropologue à l’Institut de technologie
de Tokyo, a démonté la construction du mythe japonais de la sécurité
nucléaire.
__Selon Ueda, ce mythe fonctionne en évacuant la réalité et les faits
objectifs. Illustration frappante : à la suite des accidents de Three
Mile Island et de Tchernobyl, les pays européens ont installé dans
toutes leurs centrales nucléaires des systèmes de filtres qui permettent
de ventiler les bâtiments des réacteurs en cas de surpression.
Autrement dit, d’effectuer des rejets volontaires afin de ne pas
soumettre l’enceinte du réacteur à de trop fortes contraintes. Les
filtres servent à diminuer la radioactivité des rejets. En France, il
s’agit des filtres à sable dits « U5 », mis en place par EDF après Three
Mile Island.
Or, explique Ueda, aucun système de ce type n’a été installé sur les
centrales japonaises (de sorte que les rejets volontaires effectués lors
de l’accident de Fukushima ont été très radioactifs). Mais pourquoi les
industriels du nucléaire japonais n’ont-ils pas équipés leurs centrales
d’un tel dispositif ? Ueda répond par cette citation d’un ingénieur de
Toshiba : « Si nous ajoutons des filtres, cela prouvera que les
centrales nucléaires n’étaient pas parfaites et portera atteinte à la
croyance selon laquelle elles sont absolument sûres. »
Venant d’un ingénieur du nucléaire, une telle déclaration est
ahurissante, car elle revient à éliminer une démarche qui constitue l’un
des piliers de la sûreté nucléaire : le retour d’expérience, autrement
dit l’utilisation des expériences antérieures pour améliorer la sécurité
des installations. En fait, Ueda montre que le mythe de la sécurité
nucléaire se développe en effaçant le passé et en se débarrassant de
tous les faits qui contredisent l’idée que la technologie japonaise est
parfaite et exempte d'erreur...
Les géologues et sismologues japonais disposaient depuis longtemps
de données historiques qui montraient qu’un tsunami de grande ampleur
pouvait se produire à Fukushima. Ainsi, en 1896, un séisme de magnitude
8,5, associé à un tsunami dont certaines vagues atteignaient 24 mètres,
s’est produit sur la côte de Sanriku. La même côte a été frappée en 1933
par un autre séisme majeur, lui aussi accompagné d’un tsunami. Cette
côte est située dans la région de Tohoku, où se trouve aussi Fukushima,
et les deux séismes ont touché des zones qui se situent à environ 200 km
au nord de la centrale nucléaire accidentée.
Comment toutes ces informations ont-elles pu être ignorées ? Selon Ueda, « la société japonaise rend la réalité invisible ».
Rien ne doit obscurcir le mythe d’une industrie nucléaire absolument
sûre et sans défauts. Ueda établit un parallèle assez frappant entre ce
mythe de la perfection nucléaire et celui de l’invincibilité japonaise
pendant la Seconde Guerre mondiale....
Un désastre « made in Japan » ?
|
Kivoshi Kurokawa |
Cette idée a été avancée par le docteur Kiyoshi Kurokawa,
président de la commission d’enquête parlementaire indépendante sur
l’accident de Fukushima ou Naiic (voir notre article ici).
Lors de la publication du rapport de cette commission, en juillet
dernier, un passage de l’avant-propos rédigé par Kurokawa retenait
l’attention : le président de la commission parlementaire qualifiait
l’accident de « désastre causé par l’homme », mais parlait aussi de « désastre “made in Japan” » dont les causes fondamentales « doivent
être recherchées dans les conventions enracinées dans la culture
japonaise : notre obéissance réfléchie ; notre réticence à questionner
l’autorité ; notre propension à “coller au programme prévu” ; notre
esprit de groupe ; et notre insularité ....
Un propos qui semble imputer la responsabilité de la catastrophe à la
seule culture japonaise et peut être entendu comme exonérant
l’industrie nucléaire mondiale de toute remise en question : si
Fukushima est une affaire japonaise, pourquoi s’en préoccuper – en
dehors de la dimension de compassion que suscite le malheur des
Japonais ?
Curieusement, le passage sur la culture japonaise ne figure que dans
la synthèse du rapport traduite en anglais et présentée début juillet à
la presse internationale. Dans le rapport original en japonais (qui n’a
pas encore été traduit), cette référence à la culture japonaise est
totalement absente (ainsi que nous l’ont affirmé plusieurs
interlocuteurs, japonais ou spécialistes français du Japon).
Selon Noriyuki Ueda, le discours d’autocritique de la culture
japonaise tenu par Kurokawa serait inacceptable pour beaucoup de ses
compatriotes. Ueda n’exclut pas non plus que ce discours, dirigé vers
l’étranger, ait une finalité « non nécessairement consciente » de
relations publiques internationales en suggérant que ce n’est pas
l’industrie nucléaire qui est en cause, mais ce Japon lointain, exotique
et insulaire. Le Japon poursuivrait ainsi son rôle d’ambassadeur de
l’énergie nucléaire pacifique, malgré Fukushima.
Mais quelle part de vérité y a-t-il dans ce discours ? Dans quelle
mesure la catastrophe de Fukushima est-elle l’affaire des Japonais, et
dans quelle mesure concerne-t-elle le monde nucléaire dans son
ensemble ?
Pour Ueda, même si l’accident nucléaire a été « profondément lié
au système socio-culturel japonais, cela ne signifie pas que l’industrie
nucléaire soit plus sûre dans les autres pays. Cela montre que les
industries nucléaires, dans tous les pays, sont fortement dépendantes
d’un contexte socioculturel et que le risque doit à chaque fois être
examiné dans ce contexte ».
Il faut ajouter que ce contexte socioculturel n’est jamais immuable
et ne détermine pas tout. Le Japon en est aujourd’hui l’illustration
vivante : malgré la force des représentations culturelles décrites
ci-dessus, un gouvernement japonais vient de décider une sortie
progressive du nucléaire.
Cette décision est encore fragile – une victoire du parti libéral
démocrate aux prochaines élections pourrait tout changer. Pourtant, Ueda
estime que la société japonaise est aujourd’hui à un tournant.
L’opinion est majoritairement favorable à l’arrêt du nucléaire, même
progressif, tandis que les lobbies industriels font pression sur les
politiques pour remettre en route les centrales. Mais, ce qui est
nouveau, les citoyens ordinaires manifestent de plus en plus clairement
leur opposition.
Depuis avril 2012, des manifestations contre le nucléaire et plus
particulièrement contre le redémarrage de la centrale nucléaire de Ohi,
sur la côte ouest du Japon, se tiennent chaque vendredi devant les
bureaux du premier ministre. Entre avril et fin juin, le nombre de
manifestants est passé de quelques centaines à 200 000. Un réacteur a
été remis en route le 2 juillet, un autre deux semaines plus tard. Mais
les manifestations hebdomadaires continuent. La société japonaise a
peut-être entamé sa révolution culturelle..." (M. de Pracontal)
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Ne pas oublier Fukushima