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vendredi 10 juillet 2020

Langue: effondrement?

Sauver la langue 
                       La maîtrise de la langue, de sa langue, a toujours été considérée comme un des éléments essentiels  de la maîtrise de la pensée, de sa formulation, de son expression toujours plus précise et fine, comme de la prise de conscience de ses émotions et de leurs formulations, pour soi-même et pour les autres. Ce n'est pas seulement un problème de vocabulaire plus riche et plus précis, mais aussi une question de syntaxe mieux maîtrisée.


      C'est une expérience plus profonde que la formule: ce qui se conçoit bien..... Penser de mieux en mieux (tâche infinie) ne peut aller sans une langue plus enrichie, ce qui est un processus sans fin. Les mots sont pas que des outils, mais des conditions nécessaires à l'élaboration d'une pensée toujours plus fine et nuancée.. On ne peut penser sans les mots, avait-on déjà remarqué depuis longtemps.
   Une langue qui s'appauvrit, qui s'étiole, se féodalise ne peut pas ne pas avoir d'incidences sur les contenus de pensée. et leur expression, et agir sur la pensée peut se faire par le biais des mots, instrumentalisés parfois au service du pouvoirs ou des pouvoirs, comme l'analysait Orwell. Le langage commandé ou le langage mécanique est trop souvent celui que nous reprenons sans vraie conscience, ce qui produit une pensée qui ne peut être personnelle, au sens de réflexive et critique.
      Une langue est par nature évolutive. Parfois lentement, parfois plus rapidement selon la nature des échanges interculturels à un moment donné.
 Or aujourd'hui, plus d'un observateur déplore une chute lente vers des formes d'expressions linguistique de moins en moins maîtrisées . De nombreux facteurs sont à l'origine de ce phénomène, notamment une perte de rigueur, de vocabulaire, de maîtrise de la syntaxe, conséquence des abandons successifs d'exigences, parfois minimales, en matière d'enseignement, sous la pression du milieu et de la réduction des heures consacrées à l'apprentissage de la richesse de notre héritage linguistique. Les  exigences de base ont été réduites, les heures de français et de culture générale ont drastiquement diminué, le vocabulaire s'est restreint, la syntaxe a été délaissée ou noyée sous les approches trop techniques et formelles....Le ludique a pris trop souvent la place de la rigueur, du travail nécessaire, laissant place à une spontanéité faussement éducatrice. L'effort s'est discrédité peu à peu.
     On déplore que le français soit en souffrance et on ne se demande pas pourquoi. On constate la pauvreté de l'écrit, même de la part de ceux de qui on attendrait le plus, et on ne s'interroge pas. On se contente de vagues et trop tardives remédiations. La mal est fait, dès l'école primaire, considérée comme la phase essentielle. Il est des retards et des handicaps qui ne se rattrapent pas.
  De plus en plus considéré comme un carcan, sauf dans certains milieux favorisés, la langue a subi les assauts d'une contestation générale des contraintes, alors que sa vocation est d'être libératrice, d'autant plus qu'elle est mieux maîtrisée. Les dominants profitent bien d'une pensée appauvrie par une  langue réduite à des formes sommaires.
    Il n'y a pas que les enseignants qui le reconnaissent, même s'ils sont aux premières loges d'un combat souvent perdu d'avance. La réduction du vocabulaire et son détournement sont des facteurs qui ne sont pas neutres socialement et politiquement. Pas seulement dans les cités...C'est le vivre ensemble qui est en question dans le langage et la culture. La question est éminemment politique au sens large et noble du terme.
    Reconstruire une enseignement digne de ce nom sur cette question deviendra de plus en plus  difficile si on laisse les tropismes sociaux se développer.  Un diagnostic ne suffit pas, si des moyens appropriés ne sont pas donnés rapidement.
       Une langue mise à mal est le signe d'une pensée dépossédée d'elle-même.
                  Comme le remarquait à sa manière Michel Onfray, qui évoquait, non sans ironie mordante,  " un cerveau reptilien qui tient lieu désormais de cortex où les émotions primitives et l'instinct ont remplacé la capacité à réfléchir, à analyser, à argumenter. Le pathos remplace le logos. Mais ne serait-il pas question ici de langage articulé ? De capacité à mette en mots des émotions ? Ne serait-il pas question aussi de vocabulaire et de syntaxe ? De ressources langagière. Il fut des temps barbares et gothiques, pourtant, où l'école apprenait à tous, sans exception, un français riche et même porteur de références culturelles.
Les exclus de la langue, on le sait, sont amenés à se conduire comme les exclus tout court, prêts à s'engager dans le cycle de la révolte active. Le ghetto linguistique emprisonne ses victimes dans le ghetto social : ici naissent et naîtront les extrémismes, les intégrismes, les idéologies simplistes. A cerveau reptilien, réaction binaire, comme dit toujours Onfray. Un mot décrit l'incapacité à mettre des mots sur les émotions : l'alexithymie. Et c'est justement le grec qui aide à comprendre : a (privatif), lexi (λέζις, la parole, le mot) thymos (θυμός, état d’esprit, humeur). Nul doute que cette alexithymie a de beaux jours devant elle car, c'est bien de perte du logos dont il est question. L'incapacité à traduire des émotions fines et complexe, à nuancer, à s'exprimer clairement et distinctement, trouve sa solution dans le slogan mimétique ou pire, l'aboiement et la vie en meutes idéologiques.
Fin des lettres?...
Je me me suis plongé dans les archives de l'INA pendant le confinement et une chose m'a frappé qui devrait faire s'interroger nos amis "progressistes" qui pensent que s'opposer à une régression c'est être conservateur et réactionnaire, et qu'on ne peut jamais dire que quelque chose de bon s'est perdu. Qu'une régression, voire un désastre, a bel et bien eu lieu : en l’occurrence ce qu'on pourrait appeler un effondrement syntaxique.
Les gens interviewés dans les années 60 et suivantes (Archives de l'INA, donc), au hasard, dans la rue, utilisaient un français beaucoup plus riche et soutenu qu'aujourd'hui, un français exempt de vulgarité, simple, mais solidement charpenté par une syntaxe correcte. Sans doute parce que l'école fonctionnait mal et n'avait pas été démocratisée. On y entend des commerçants, des ouvriers, des employés, des agriculteurs (qui ne sont pas des "clients" de journalistes, mais bien des quidams ) et on demeure frappé par la bonne maîtrise de la langue et l'abondance, souvent pittoresque, du vocabulaire. C'était avant que les pédagogues ne considérassent, à juste titre, la langue comme fasciste : un dispositif arbitraire de maintien de l'ordre social, un moyen de se distinguer et d'exclure l'autre. Un carcan à "déconstruire" (ce mot commence à donner la nausée à des gens passéistes qui n'ont rien compris aux avant-gardes) pour libérer la classe ouvrière. Heureusement, la grammaire fut mise en examen et traînée devant des juges progressistes, dès le milieu des années soixante-dix.
    Désormais l’oppression a cessé presque partout et les écrivains académiques de la tradition scolaire ne viennent plus parasiter ou plomber les propos des uns et des autres pour entraver la libre expression, brider la spontanéité et la sincérité, et prescrire un soi-disant bon usage. J'ai entendu une jeune employée de boulangerie interviewée et citant, au détour d'une phrase, un propos de... Victor Hugo.... Une apprentie boulangère, autant dire, le prolétariat. Rétrospectivement, j'ai un peu honte pour elle : quel genre de conditionnement cette pauvre femme a-t-elle pu subir durant une scolarité pourtant courte ?
    Circonstance indéniablement aggravante, cette citation venait de façon très pertinente orner des paroles fort justes, syntaxiquement élaborées, prononcées distinctement, avec aisance et naturel, sans le moindre empêchement ! Brisée par la violence symbolique d'une école primaire réactionnaire, la jeune femme, colonisée et assujettie, singeant la voix de son maître, m'est apparue comme la victime inconsciente de normes évidemment discriminatoires qu'heureusement l'école moderne a su depuis longtemps déconstruire ! Ce monde en noir et blanc de la télévision du passé me fait horreur : il m'a fait voir en vérité dans quel Enfer de réaction nous fussions demeurés si le progrès n'avait pas continué sa marche tranquille vers toujours plus d'égalité en vue de l'extinction progressive des Lumières, matrice du paternalisme de l'homme blanc européen et du colonialisme.         Tout le monde parlerait en bon français, y compris dans nos banlieues, au grand dam de la pluralité linguistique, des cultures et de la diversité ! Si l'école était demeurée comme lieu de l’apprentissage de la maîtrise des passions-pulsions c'est à dire lieu de répression, on n'aurait pas assisté à la libération de tous. Merveilleuse libération dont on voit les effets. Comme dit Dany-Robert Dufour, le credo pédagogique fut : "Libérez-moi de tout ce qui m’aliène (les institutions, la culture, la civilisation, la langue, les signifiants, le nom du père, les savoirs, les pouvoirs, etc.) et vous allez voir ce que vous allez voir !" Et on a vu. Et on voit...
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