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lundi 29 octobre 2007

Pouvoir et "histoires"




Raconter des histoires est sans doute une très ancienne pratique humaine. Mettre la vie, les événements en récit permet de leur donner une cohérence, un sens, même si l’homme y met toujours une part de lui-même, de son époque, de ses préjugés. Mais il y a une différence entre expliquer et raconter, entre fournir des arguments, rechercher les causes et faire état du simple déroulement des événements, les enjoliver parfois, voire les créer de toute pièces.
Les historiens se méfient des histoires qui viennent brouiller la recherche historique, des récits qui ont parfois un fond mythique, souvent construits a posteriori pour conforter une thèse ou une croyance, justifier une idéologie, légitimer les pouvoirs établis. Les chefs croisés ont eu leur Geoffroy de Villardouin pour célébrer leurs aventures, Louis XIV a bénéficié de l’appui de Racine pour magnifier ses campagnes militaires. En établissant l’enseignement obligatoire de l’histoire, Jules Ferry pensait qu’elle pouvait être plus attractive pour de jeunes écoliers si elle était "enveloppée de légendes". Il est vrai qu’il était alors question de former le citoyen au sein d’une République à conforter, de préparer le futur soldat, de souder les hommes autour de l’idée de Nation, par le biais d’une histoire particulièrement simplifiée, enjolivée, idéalisée, telle que Lavisse a pu la formuler à cette époque dans ses fameux manuels à l’usage de nos pères. Tout récit est équivoque, comme le langage lui-même.

On reconnaît à celui-ci plusieurs fonctions : signification, expression, communication. Sur cette dernière fonction se greffe ce qu’on appelle l’aspect performatif du langage, visant à produire des effets sur le comportement, de manière directe (par ex. un ordre, une injonction, un conseil...) ou indirecte (le mensonge, le leurre, la séduction, tous les moyens que la rhétorique peut offrir pour faire du langage humain un instrument de persuasion, de séduction, de pouvoir... pour le meilleur ou pour le pire). Esope avait déjà parfaitement énoncé cette ambivalence. De Platon (Gorgias) à Bourdieu (Langage et pouvoir symbolique), les réflexions ne manquent pas, qui se sont employées à démystifier les discours qui font le jeu des pouvoirs en place, de l’ordre établi, sous l’apparence de la neutralité et de l’objectivité.

Il existe des manières tout à fait contemporaines de créer des histoires pour donner une légitimité au pouvoir, à ses entreprises et à ses décisions. Aujourd’hui, les storytellings, récits élaborés et formatés dans des officines proches des pouvoirs, tiennent un peu le rôle des légendes d’autrefois, mais en temps réel et de manière moins innocente. Nés dans les années 80, dans les mondes de la communication, de la publicité et du management, malmenés par les critiques montantes de leur mode de fonctionnement et de la dictature des marques, il s’agissait de trouver un moyen de réenchanter la publicité en construisant des histoires édifiantes autour des produits. Edward Bernays a été le théoricien de ces nouvelles méthodes de captation de l’attention et du désir d’achat. Des agences promeuvent de nouveaux mots d’ordre : « Dites-le avec des histoires » ou « Les gens n’achètent pas des produits, mais les histoires que ces produits représentent. » Il s’agissait de trouver des formes nouvelles de persuasion pour influencer l’opinion, détourner l’attention, servir d’instrument de contrôle, battre en brèche les critiques antipublicitaires (Naomi Klein), faire un « hold up sur l’imaginaire ».

Ce que nous montre le récent livre de Christian SALMON : La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte), c’est que ces procédés ont été repris au sommet de l’Etat, entraînant une manipulation de l’information, par la production d’histoires entièrement fabriquées (fake stories). Le pouvoir US, par exemple, s’entoure d’experts en communication, chargés de mettre en scène l’actualité de la Maison Blanche . Il s’agit de « trousser une histoire », puis de la vendre à la presse avec une « ligne du jour » (line of day) avec « quelques petites phrases » (sound bites) adéquates. Depuis R. Reagan, cette pratique devient courante. Bill Clinton ne s’est pas privé d’y avoir recours. Un de ses conseillers disait : « Nous pourrions élire n’importe quel acteur d’Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter. »
Bush a lui aussi ses spin doctors, qu’il réunit régulièrement dans son bureau ovale, pour construire de nouveaux scénarios, surtout en période de revers politiques. Dick Cheney disait dès 1992 : « Pour avoir une présidence efficace, la Maison Blanche doit contrôler l’agenda...Vous ne devez pas laisser la presse fixer les priorités... » On se souvient de l’histoire édifiante construite autour de la personne du président (le dévoyé converti, born again, tel un nouveau st Augustin), le montage grossier sur « les armes de destruction massive », présenté par l’acteur-général Powell. Il y a toujours les récits invérifiables que l’on fournit en Irak aux journalistes « embedded », pris en charge totalement par l’armée... Il y a le récit officiel des événements du 11/09, dont on montrera certainement dans quelques années combien il a été fabriqué (au moins partiellement) pour justifier la « Croisade contre l’empire du Mal ». Bush a eu son Rove, Tony Blair, son Campbell...

Bref, comme dit Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». Reagan affirmait : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. L’histoire nous demande à nouveau d’être une force au service du bien sur cette planète. » Bush fait souvent allusion à la « great american story », celle qui fonde toutes les autres. Tout peut donc devenir histoire. L’ important n’est pas de comprendre ce qui se passe, mais d’adhérer aux histoires fabriquées sur ce qui se passe. Selon Nahum Gershon, chercheur chez Mitre, « le cerveau humain a une capacité prodigieuse de synthèse multisensorielle de l’information quand celle-ci lui est présentée sous une forme narrative ».

Donc, la narration, c’est l’information. Toute bonne information doit être une bonne histoire. Il s’agit de séduire, non d’informer. C’est la défaite de l’intelligence dans le domaine de la politique, celui où l’analyse et la clairvoyance s’imposent plus que dans d’autres, car notre destin y est en jeu. Edward Bernays (Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie), ancien conseiller en communication d’entreprise, constatait dès 1928 que les classes dominantes sont obligées de trouver des formes nouvelles de persuasion afin d’influencer l’opinion. Guy Hermet (L’Hiver de la démocratie ou le nouveau régime) évoque une censure intériorisée par ce type nouveau de conditionnement, qui garantit une pensée de plus en plus contrôlée, comme dans le monde décrit par Orwell.

En conclusion, si l’on en croit le scénariste Mc Kee : « Motiver les employés, c’est le travail essentiel du chef d’entreprise. Pour cela, il faut mobiliser leurs émotions. Et la clé pour ouvrir le cœur, c’est une histoire » (on songe au mythe que Rockefeller entretenait sur sa réussite), si l’on en croit aussi l’ancien dirigeant de la Banque mondiale Stephen Denning : « Quand je vois comment les histoires bien ficelées peuvent entrer facilement dans les esprits, je m’étonne moi-même devant cette propension du cerveau humain à absorber les histoires », on peut se demander en quoi s’enracine la crédulité de la majorité des hommes qui y adhèrent, d’où vient cette « servitude volontaire » qui les pousse à les adopter.
Mais élucider ce problème nécessiterait un autre article...
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/11/SALMON/14124
http://www.fabula.org/actualites/article20511.php
http://fr.wikipedia.org/wiki/Spin_doctor
http://www.voltairenet.org/article14980.html
Nouvel Obs
Jean Birnbaum : Le Monde du 26/10/07
Christian Salmon : La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte)

Zen

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