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lundi 1 octobre 2018

De la mesure..

   ...Dans la mesure... qui peut mener à la démesure
                                                                     De la mesure en toute chose, disait Horace, héritier d'une pensée grecque, qui était passée du mythe à la pensée rationnelle et aux premiers fondements des mathématiques. Il faut savoir raison garder face à l'hubris, à l'excès des passions , mais aussi à l'ivresse du calcul, qui peut tout envahir, dans ses tentatives légitimes d'éclaircissement, de mise en ordre du réel , surtout depuis Galilée et son fameux slogan, qui allait fonder la science moderne, la nature est écrite en langage mathématique. Sous toutes ses formes les mathématiques ont bien été (et restent) les outils indispensables de la compréhension du monde, jusqu'en biologie.
 
   Mais le souci de la mesure, si indispensable dans le domaine de la pensée rigoureuse, scientifique, peut finir par devenir tellement illégitime et obsessionnel dans certaine domaines, qu'il finit par dénaturer les faits observés, la gestion de la réalité, même humaine, en sortant de son champ, en fonctionnant comme un alibi.
   C'est le règne du calcul qui prend une place démesurée et illégitime, surtout dans des domaines où il n'a rien à y faire, même sous ses formes algorithmiques. Les fervents du web n'y échappent pas, avec sa logique souvent binaire.. (*)
 La raison mathématique rencontre ses propres limites internes, mais la quantophrénie de certains chercheurs virent parfois à la dénaturation des faits, comme le reconnaissait Gurvitch dans les sciences humaines, comme le soulignait aussi Levi-Strauss, qui parfois formalisait, mais très peu.. Un peu , mais pas trop et dans certaines limites légitimes seulement.
   Le qualitatif et le quantitatif finissent par se confondre, jusqu'à l'absurdité parfois. La vague mesurante tend à investir des secteurs où le qualitatif doit rester la norme, surtout dans la gestion des hommes.
    Dans le positivisme du XIX° siècle, certaines théories de Galton, sous prétexte de scientificité, ont donné lieu à mains dérapages, à des confirmations de préjugés non analysés. Il connut des émules.
        Dans les questions de l'évaluation, souvent étroitement comptable, on voit jusqu'à quelles démesures et quelles dérives certaines méthodes de calcul myope peuvent mener.
     Une certaine folie évaluatrice a beaucoup à voir avec le système qui la produit, avec les intérêts dominants.
     La logique purement comptable prend le pas sur les critères qualitatifs, que l'on perd de vue.
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(*)  ...Le stimulant petit livre du professeur d’histoire de l’université catholique d’Amérique, Jerry Z. Muller(@jerryzmuller), The Tyranny of Metrics (La tyrannie des métriques, Princeton University Press, 2018, non traduit) (qui) se révèle être un très bon petit guide pour nous inviter à prendre un peu de recul sur notre obsession pour les chiffres.
    Le propos de Jerry Muller relève pour beaucoup du simple bon sens.
« Il y a des choses qui peuvent être mesurées. Il y a des choses qui valent d’être mesurées. Mais ce que nous pouvons mesurer n’est pas toujours ce qui vaut d’être mesuré ; ce qui est mesuré peut n’avoir aucune relation avec ce que nous voulons vraiment savoir. Le coût de la mesure peut-être plus fort que ses bénéfices. Les choses que nous mesurons peuvent nous éloigner des choses dont nous voulons vraiment prendre soin. Et la mesure nous apporte souvent une connaissance altérée – une connaissance qui semble solide, mais demeure plutôt décevante. » 
Relier la responsabilité aux mesures et à leur transparence s’avère souvent décevant. La responsabilité signifie être responsable de ses actions. Mais, par un glissement de sens, la responsabilité signifie souvent démontrer une réussite via des mesures standardisées, comme si seulement ce qui était mesurable comptait vraiment. Pour Muller, nous sommes obsédés par les chiffres. Nous avons une pression irrépressible à mesurer la performance, à en publier les chiffres, et à récompenser les performances depuis ceux-ci, quand bien même l’évidence nous montre que cela ne fonctionne pas si bien. Pour Muller, notre problème n’est pas tant la mesure que ses excès. Trop souvent nous préférons substituer des chiffres, des mesures, à un jugement personnel. Trop souvent le jugement est compris comme personnel, subjectif, orienté par celui qui le produit, alors que les chiffres, en retour, eux, sont supposés fournir une information sûre et objective. S’il y a beaucoup de situations où prendre des décisions basées sur une mesure est supérieur au jugement basé sur l’expérience… reste que les chiffres sont utiles quand l’expérience de quelqu’un est limitée pour développer son intuition. Certes, comme le montrait le livre Moneyball, l’analyse statistique est parfois capable de mesurer des caractéristiques négligées qui sont plus significatives que celles sur lesquelles s’appuie l’expérience et l’intuition. Mais ce n’est pas toujours le cas. Trop souvent, les métriques sont contre-productives, notamment quand elles peinent à mesurer ce qui ne l’est pas, à quantifier ce qui ne peut l’être. 
Muller montre par de nombreux exemples comment nous nous ingénions à contourner les mesures, à l’image des hôpitaux britanniques qui avaient décidé de pénaliser les services dont les temps d’attente aux urgences étaient supérieurs à 4 heures. La plupart des hôpitaux avaient résolu le problème en faisant attendre les ambulances et leurs patients en dehors de l’hôpital ! Comme le rappelle la loi de Goodhart : « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. » Plus qu’une obsession, nous sommes coincés dans un paradoxe de la mesure. Plus nous en produisons, plus elles sont précises, plus nous nous ingénions à les contourner à mesure qu’elles ne parviennent pas à remplir ce qu’elles étaient censées accomplir. Pour Muller, si les chiffres sont potentiellement des outils précieux, leurs vertus nous a été survendu, et leurs coûts toujours sous-estimés, comme l’explique le sociologue Jérôme Denis dans son livre Le travail invisible des données, qui souligne combien celles-ci sont toujours travaillées, « obtenues »… et donc que les standards qu’elles sont censées produire ont toujours un caractère « potentiellement conflictuel » ! 
   Pour Muller, l’obsession des métriques repose sur : la croyance qu’il est possible et désirable de remplacer le jugement acquis par l’expérience personnelle et le talent, avec des indicateurs numériques de performance comparative basés sur des données standardisées ; la croyance que rendre ces mesures publiques (c’est-à-dire transparentes) assure que les institutions effectuent leurs buts (c’est-à-dire leur responsabilité) ; la croyance que la meilleure façon de motiver les gens dans les organisations est de les attacher à des récompenses ou des pénalités depuis ces mesures de performance (que les récompenses soient monétaires ou réputationnelles). L’obsession des métriques repose sur la persistance de ces croyances malgré les conséquences négatives qu’elles entraînent quand elles sont mises en pratique. Mais, si cela ne fonctionne pas, c’est d’abord et avant tout parce que tout ce qui est important n’est pas toujours mesurable et beaucoup de ce qui est mesurable n’est pas toujours important. À nouveau, toute mesure utilisée comme objectif, utilisée comme outil de contrôle devient douteuse. Par nature, toute mesure sera détournée ! Pire, rappelle Muller : forcer les gens à se conformer à des objectifs mesurés à tendance à étouffer l’innovation et la créativité, et renforce la poursuite d’objectifs à court terme sur ceux à long terme. La mesure a fait plus de progrès que le progrès lui-même, ironise Muller 
Le petit livre de Jerry Muller assène bien des évidences, certes. Mais des évidences qui font du bien, tant la démultiplication des chiffres dans le monde dans lequel nous vivons semble nous avoir fait perdre de vue toute raison. Il souligne que trop souvent, on mesure le plus ce qui est le plus facile à mesurer, le plus simple. Mais c’est rarement le plus important. En mesurant le plus simple, on en oublie la complexité : ainsi quand on mesure les objectifs d’un employé, on oublie souvent que son travail est plus complexe que cela. On mesure plus facilement les sommes dépensées ou les ressources qu’on injecte dans un projet que les résultats des efforts accomplis. Les organisations mesurent plus ce qu’elles dépensent que ce qu’elles produisent. Bien souvent, la mesure, sous prétexte de standardisation, dégrade l’information, notamment pour rendre les choses comparables au détriment des ambiguïtés et de l’incertitude. 
Quant aux manières de se jouer des métriques, elles sont là aussi nombreuses : simplifier les objectifs permet souvent de les atteindre au détriment des cas difficiles ; améliorer les chiffres se fait souvent en abaissant les standards… sans parler de la triche, on ne peut plus courante. 
L’historien, bien sûr, tente de retracer rapidement l’origine de la mesure et tente d’expliquer pourquoi elle est devenue si populaire. C’est vraiment avec Frederick Taylor, cet ingénieur américain qui va inventer le management scientifique au début du 20e siècle, que la mesure va s’imposer. Le but même du taylorisme était de remplacer le savoir implicite des ouvriers avec des méthodes de production de masse, développées, planifiées, surveillées et contrôlées par les managers. Le Taylorisme va s’imposer en promouvant l’efficacité par la standardisation et la mesure, d’abord dans l’industrie avant de coloniser avec le siècle, tous les autres secteurs productifs. Le Taylorisme a été développé par les ingénieurs, mais aussi par les comptables. L’expertise nécessitait des méthodes quantitatives. Les décisions basées sur des chiffres étaient vues comme scientifiques, comme objectives et précises. La performance de toute organisation pouvait alors être optimisée en utilisant les mêmes outils et techniques de management. Ceux qui calculaient les coûts et les marges de profits s’alliaient avec ceux qui retiraient l’expérience des travailleurs pour les fondre dans des machines qui décomposaient les tâches pour mieux mesurer chacune et pour les rendre non spécialisée, permettant de remplacer n’importe quel travailleur par un autre. Le calcul s’est immiscé partout. Le biais matérialiste également : il était partout plus facile de mesurer les apports et rendements tangibles que les facteurs humains intangibles – comme la stratégie, la cohésion, la morale… La confiance et la dépendance dans les chiffres ont minimisé et réduit le besoin de connaître les institutions de l’intérieur. « Ce qui pouvait être mesuré a éclipsé ce qui était important ». Et la culture du management a exigé toujours plus de données… mais en parvenant à mesurer certains critères plutôt que d’autres, à favoriser donc certaines valeurs au détriment d’autres...
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