Un tournant?
Dans la pensée néo-libérale qui sert de dogme depuis les années Thatcher et Reagan, les marchés de toutes sortes, même financiers, devaient fonctionner selon leur propre logique pour devenir optimaux pour tous. Le laisser faire est déjà une vieille doctrine depuis le 18° siècle, sans aucune intervention, surtout pas celle de l'Etat qui doit se cantonner dans ses fonctions purement régaliennes. Il y a une sagesse régulatrice interne dans le monde des affaires, qui doivent les amener à leur développement optimal. C'est, disait-on la main de Dieu qui les conduisait. une logique interne infaillible qu'il ne fallait pas perturber. Le moins d' Etat possible, dans un domaine où il ne pourrait apporter que perturbations, au détriment de tous. Un a priori qui faisait bien le jeu des plus entreprenants au détriment des moins favorisés, qui ne voyaient pas l'ombre du début d'un ruissellement promis. Il a fallu attendre la crise de 29 et les fermes interventions de l'Etat rooseveltien pour qu'on commence à douter de ce dogme, qui reprit une vigueur nouvelle dans les années 70.
L'Ordre "spontané" du marché devait être proclamé dans les espaces économiques. Il faut une méga-crise comme celle d'aujourd'hui pour qu'on se rappelle en haut-lieu que l'Etat doit être plus que garant, mais incitateur et même réparateur. Jupiter lui-même a dû s'y résoudre: nous sommes entrés dans l'ère où l'Etat doit prendre les commandes et stimuler les grands choix, les investissements, donner le ton et les directions. Le poignon de dingue naguère dénoncé est devenu dépenser sans compter, quoi qu'il en coûte, pour sauver l'économie et faire revivre le pays, stimuler d'autres investissements pour garantir l'avenir...La finance au service du bien commun, des investissements les plus urgents, des services publics laissés en jachère au nom de la rentabilité. De l'Etat ne peut pas tout, on est passé à l'Etat peut plus qu'on ne le croit. Simple stratégie provisoire imposée par la nécessité? Les économistes eux-mêmes sortent de leur novlangue, quand ils ne deviennent pas muets, le plus souvent formatés par les cadres de la pensée libérale comme horizon indépassable. Entre certaines instances de l'Etat et le monde des affaires, on avait à faire à un système poreux, où l'intérêt général devenait de plus en plus une vieille lune; mais des "vérités" s'effritent ou s'effondrent. C'est le désarroi chez beaucoup d'économistes classiques, dont le logiciel devient inopérant. On redécouvre d'un coup que l'économie est d'essence politique. Au sens le plus large et fondamental. ___ La reconnaissance est tardive: "..... S’adressant aux Français le 12 mars, le président de la République dit : «Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché.» Discuter du champ d’application des lois du marché, ne revient à discuter ni de leur contenu ni même de leur existence. Par un tour rhétorique aussi implicite qu’efficace, dire «placer en dehors des lois du marché», revient à reproduire la mécanique intellectuelle qui a précisément conduit à l’emprise grandissante de ces prétendues lois. Des «lois du marché», comme s’il y avait d’autres lois que celles produites par les institutions politiques ; comme s’il y avait des lois qui s’imposeraient au corps social parce qu’elles relèveraient d’un état de nature économique. L’emploi de l’expression «lois du marché», même s’il s’agit de les critiquer, reproduit à son esprit défendant ce qui les a immunisées du débat politique : leur caractère prétendument naturel, des lois économiques comparables à des lois physiques. Mais, en réalité, le bienfaisant laisser-faire ne se fait pas tout seul. C’est la leçon qu’ont tirée les libéraux en fondant le néolibéralisme à partir de la fin des années 30. Wilhelm Röpke écrit en 1946 : «Ce n’est pas en nous appliquant à ne rien faire que nous susciterons une économie de marché vigoureuse et satisfaisante. Bien au contraire, cette économie est une formation savante, un artifice de la civilisation ; elle a ceci de commun avec la démocratie politique qu’elle est particulièrement difficile et présuppose bien des choses que nous devons nous efforcer d’atteindre opiniâtrement. Cela constitue un ample programme de rigoureuse politique économique positive, avec une liste importante de tâches à accomplir.» Et Michel Foucault l’avait bien perçu : «Il ne va pas y avoir le jeu du marché qu’il faut laisser libre, et puis le domaine où l’Etat commencera à intervenir, puisque précisément le marché, ou plutôt la concurrence pure, qui est l’essence même du marché, ne peut apparaître que si elle est produite, et si elle est produite par une gouvernementalité active. […]. Le gouvernement doit accompagner de bout en bout l’économie de marché. L’économie de marché ne soustrait pas quelque chose au gouvernement. Elle indique au contraire […] la règle qui va définir toutes les actions gouvernementales.» Le marché n’est pas un état de nature économique, c’est une construction juridique. L’Etat produit le marché par le droit. Les lois du marché sont des lois juridiques qui construisent une instance sociale que l’on appelle «le marché» : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sacralisant le droit de la propriété, la loi de 1791 proclamant la liberté du commerce et de l’industrie, le droit des contrats prévoyant les échanges, le droit de la concurrence fixant des règles du jeu, etc..." ______ Une boutade pour terminer, mais qui donne à penser: Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste.______________
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