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mercredi 18 mars 2020

L'ennui n'est pas mortel

Seul  le virus peut l'être.
    En cette période de confinement de fait, plus que jamais,
                                    Alors que de longues journées s 'annoncent, où les jeunes et les moins jeunes vont devoir s'organiser autrement, en dehors de toutes les références habituelles, il va falloir repenser le temps en dehors des références routinières et familières.
  Ce qui ne fera pas sans doute sans inconfort, sans désarroi, devant l'espace de nouvelles libertés et exigences qui s'annoncent, plein d'ambiguïtés et d'incertitudes, où il faudra réorganiser ses activités, inventer de nouvelles formes de vie, repenser le temps qui nous est offert et qui nous effraie un peu. Parfois nous panique.
  Pour éviter la difficulté humaine de "rester en place". Comme disait Pascal: Tout le malheur des hommes est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre..."
          Mais le temps, devenu parfois péniblement long, peut être  créateur.
            Si l'on rompt avec certaines  exigence de notre temps:
                                     Il ne faut jamais rester sans rien faire, dit-on, L'esprit doit toujours être occupé. 
        L'oisiveté? la mère de tous les vices...répète-t-on.
  L' inaction serait non seulement contre-productive, mais aussi destructrice.

 Mais malgré les injonctions et les pressions, nul n'y échappe  Le sentiment passager du vide, de l'incomplétude peut être un tremplin.
     C'est l'état d'esprit le mieux partagé du monde, même s'il peut être pesant.
                        Sous des aspects les plus variés. Depuis l'ennui occasionnel de l'enfant à l'école jusqu'à celui, durable et profond, du vieillard aux jours tristes et routiniers.
       L'ennui ordinaire, non pathologique, tout nous pousse et nous incite à le combattre, surtout au coeur de nos sociétés marchandes de "loisirs", qui jouent en permanence sur l'hyper ludique et incite à l'hyperactivité comme remède à l'ennui, jusqu'à occuper l'esprit démesurément, jusqu'à abolir tout recul critique et tout élan créateur.
  Le trop-plein est devenu notre monde.  L'ennui est le plus souvent déconsidéré, associé parfois au temps perdu, à la paresse, qu'il faudrait pourtant parfois réhabiliter, comme l'a fait Lafargue en son temps
    S'il n'est pas pathologique, dépressif et paralysant, l'ennui ordinaire, souvent bien opaque, peut être un excellent tremplin pour une recherche, un nouvel élan, une création.
    C'est pour cela qu'un enfant qui s'ennuie n'est pas toujours à réprimander, au contraire. L'hyperactivité à laquelle il est incité n'est pas la voie meilleure pour lui, au contraire.
     Moravia en a fait de l'ennui une sorte de donnée existentielle, motrice d'une écriture... pas du tout ennuyeuse. (*):
     Certes, elle est ambiguë, et parfois stérile ou invitant à l'excès.
            Mais on comprend qu'elle puisse être l'objet d'éloges, dans certaines conditions.
  L'ennui  n'est pas seulement dans nos états d'âme, il peut être engendré par notre milieu, répétitif et sans relief ou trop conforme, malgré la diversité'apparente. On peut s'ennuyer de tout, partout, même au cours d' une croisière aux Caraïbes. L'ennui naît des profondeurs de nous-mêmes.
___________Laissez les enfants s’ennuyer n'est pas toujours une mauvaise chose, laisser son esprit vagabonder et peut-être inventer, au milieu de tant de sollicitations ou d'activités imposées, qui neutralisent toute créativité.
      Philippe Duverger rappelle utilement que l’école n’est pas faite pour être divertissante, qu’un certain ennui y est inévitable, rigueur et concentration, qui y sont de règle, s’opposant au zapping imposé par la société. Mais n’est-ce pas précisément au cœur de ce zapping, entouré des objets de jouissance que sont ou que peuvent être les objets numériques, que l’ennui va le plus clairement peut-être manifester sa qualité d’affect subjectif et sa valeur symptomatique de refus ?
..... l’ennui n’est pas un phénomène nouveau dans l’institution scolaire, (que) seuls les comportements qui lui sont associés ont changé, et que les élèves qui, aujourd’hui, savent s’ennuyer poliment, n’ont aucun problème avec l’école !
                             Oui, le droit de s'ennuyer peut et doit être revendiqué, contre toute propention à saturer toujours et à tout prix l'existence, à ne plus laisser de place pour la respiration libre des facultés, surtout de l'imagination.
    Inséparable de la condition humaine, il se révèle fécond chez maints écrivains, comme Flaubert, Proust, Pascal, Beckett, Moravia, Cioran....
      . Montaigne relève que l’écriture est un remède contre l’angoisse de lire. La lecture est en effet inséparable de l’ennui. Plus précisément, elle se pratique sur fond de vacuité : sur ce fond sans fond que Flaubert appelle « marinade ». Mais de quel ennui est-il question ? C’est selon. C’est pourquoi une  généalogie de la notion est ici nécessaire.
   Sénèque distingue l’ennui du chagrin. Ce dernier a généralement des causes précises, comme la douleur. L’ennui est plus vague et plus insidieux. Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque voit bien que l’ennui peut aller avec l’agitation, et donc peut être une « activité oisive » : un divertissement impuissant à guérir de l’ennui. Comme remède à l’ennui, Sénèque propose l’activité qui remplit la vie, mais une activité sans se projeter dans l’avenir, une activité d’ici et pour maintenant. Parmi ces activités peut se situer l’écriture, non pas comme divertissement, non plus comme recherche esthétique (une création qui ne serait pas tout à fait une activité), mais comme art de s’appliquer dans l’effectuation des choses. Comme art, aussi, de gérer son emploi du temps. Car l’ennui, comme état de « plein repos » (Pascal), est le fond de la condition de l’homme. Quand l’homme est en repos, il repose sur quoi ? Sur rien. D’où la nécessité de se détourner du repos – d’un repos comme gouffre, d’un repos sans fatigue qui n’est alors qu’une chute. Corollaire inquiétant : si l’homme ne doit jamais être en repos, ne doit-il jamais faire retour sur soi ? L’état de réflexion serait en lui-même  source d’angoisse, de rupture de l’élan vital, d’acédie et d’ennui. C’est contre cette conception pessimiste – la lucidité inséparable de la dépression – que s’élève le janséniste Nicole. « L’ennui, soutient Nicole, touche l’âme quand elle est privée de cet aliment indispensable que sont pour elle les pensées » .
Pascal, de son côté, ne considère pas que les divertissements suppriment les côtés positifs de l’ennui que sont le sentiment de la gravité des choses et de la fragilité de notre être dans le monde. La légèreté du divertissement n’est pas une faute : elle protège, et c’est tant mieux, contre l’excès d’angoisse. C’est au fond une  forme de lucidité que de rechercher le divertissement. Il faut savoir « être superficiel par profondeur », comme Nietzsche le disait des Grecs. En d’autres termes, pour Pascal, c’est parce que l’ennui a sa place, mais ne doit avoir rien que sa place, que le divertissement a aussi sa place....
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(*) ...Son ennui, on l’a dit, n’est pas le contraire de l’amusement ou du divertissement. Il est insuffisance, voire carence totale de réalité. Il ne vient pas de l’intérieur mais d’un manque de rapports avec l’extérieur, d’une incommunicabilité radicale entre le sujet et le monde, d’une impossibilité ontologique à établir un lien quelconque entre les choses et lui: «La sensation de l’ennui naît en moi de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est-à-dire incapable de me persuader de sa propre existence effective»....

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