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lundi 8 mars 2021

Point d'histoire

Et de culture

         Dès le début de la guerre de 14, la mobilisation soudaine et massive des hommes fit que les femmes se retrouvèrent en première ligne pour assumer, dans les campagnes comme dans les villes, l'essentiel des tâches qui leur était dévolues. La propagande joua un rôle massif dans cette mutation provisoire imposée par les circonstances cruelles. Les effets furent ambigüs: d'une part, les femmes purent se sentir investies de nouveaux pouvoirs, essentiellement économiques mais, d'autre part, elles furent confrontées à des tâches d'une grande pénibilité et les bénéfices partiels de l'émancipation forcée ne se firent sentir que beaucoup plus tard, comme le droit de vote, par exemple. Sauf dans l'Europe du Nord, plus en pointe, plus tôt.                                                                                  _______________"...Si les femmes ont toujours travaillé, en tout cas à la campagne et dans les milieux populaires, le premier conflit mondial constitue néanmoins un moment particulier dans l’histoire du travail féminin : entre 1914 et 1918 en effet, les femmes ont remplacé « sur le champ du travail » les hommes partis combattre sur le front. Elles ont investi des domaines jusque-là majoritairement, voire exclusivement masculins, notamment les industries d’armement qui voient alors apparaître la célèbre figure de la munitionnette.     Ces remplaçantes fascinent tout autant qu’elles inquiètent : si cette main-d’œuvre féminine contribue au bon fonctionnement de l’arrière et se révèle donc indispensable à l’effort de guerre, ne faut-il pas avoir peur de l’inversion des rôles sexués qui semble s’opérer à la faveur de ce remplacement ? Cette crainte se renforce au cours des grandes grèves féminines du printemps 1917 : en cessant de fabriquer des obus, c’est tout le destin du pays que les ouvrières tiennent entre leurs mains.

Catherine Valenti

Affiche publiée en 1917 : le ramassage des pommes de terre dans le département de l'Oise. En agrandissement, des ouvrières peignent des obus de 75 mm dans un atelier de la fabrique, 31 mai 1917, Fort d’Aubervilliers, Seine-Saint-Denis, Ministère des Armées.

Femmes au travail pendant la guerre : des remplaçantes

Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Rien qu'en France, plus de 3,7 millions d’hommes vont être appelés sous les drapeaux dès ce premier mois de guerre, désorganisant totalement l’économie : avec les nombreuses fermetures d’ateliers et de boutiques, ce sont 60% des emplois qui disparaissent du jour au lendemain.  La situation dans les campagnes est tout aussi critique, car les hommes sont mobilisés juste au début des moissons, moment le plus crucial de l’année dans cette France de petits exploitants agricoles, où 56% de la population est encore rurale en 1914, et où l’agriculture reste la principale activité économique.

Femmes aux champs en Auvergne pendant la Grande Guerre, carte postale. En agrandissement, femmes s'occupant des labours, Paris, BnF, Gallica.

       Dès le 6 août 1914, deux jours seulement après que le président de la République Raymond Poincaré a enjoint les Français à mettre leurs divisions de côté pour se rassembler dans une « Union sacrée » indispensable à la victoire future, le président du Conseil René Viviani lance un appel solennel aux femmes françaises, les invitant à « remplacer sur le champ du travail ceux qui sont partis sur le champ de bataille ».

Appel aux Femmes Françaises lancé par le gouvernement de René Viviani le 6 août 1914 afin de mobiliser les femmes des campagnes pour assurer les moissons et les vendanges.Ce faisant, Viviani inaugure dès les premiers jours du conflit la mobilisation des femmes, parallèle à celle des hommes, différente par sa nature mais tout aussi nécessaire à l’effort de guerre. L’appel de Viviani s’adresse d’abord et avant tout aux paysannes : les hommes ayant massivement rejoint le front dès le 3 août, c’est aux femmes qu’il appartient de mener à bien la tâche cruciale de la moisson.  « Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes laisse les travaux des champs interrompus », s’inquiète Viviani ; la moisson est inachevée, alors que déjà se profile le temps des vendanges. Même si la guerre est censée être courte – on pense alors qu’elle durera quelques semaines tout au plus –, il faut rassurer les hommes partis combattre : « Préparez-vous à leur montrer demain la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! »    Répondant à l’appel du président du Conseil, les paysannes s’attellent dès le début du mois d’août 1914 aux corvées traditionnellement dévolues aux hommes, sortant ainsi de leur « domaine réservé », celui de la ferme et de tout ce qui s’y attache : entretien de la maison, nourriture des hommes et des animaux de basse-cour.     Le labeur des paysannes est rendu d’autant plus difficile que les animaux ont été réquisitionnés au même titre que les hommes : les quelques photos d’époque qui témoignent de cette moisson si particulière de l’été 1914 montrent ainsi des femmes directement attelées à la charrue, remplaçant non seulement les hommes, mais aussi les animaux de trait.

Les moissons sans animaux, cartes postales.

        Les premières lettres des soldats font état de leur inquiétude : les femmes sauront-elles mener à bien ces lourds travaux qui nécessitent de la force physique dont elles sont en théorie dépourvue ? Les femmes s’y attellent sans regimber, conscientes que leur investissement participe de l’effort patriotique : René Viviani n’a-t-il pas affirmé qu’en ces heures graves où la patrie est menacée, il n’y a pas « de labeur infime », et que « tout est grand qui sert le pays » ?

La Française en temps de guerre, affiche de G. Capon, Washington, Library of Congress. En agrandissement, conductrice de tramway à Toulouse en 1914-1918, Paris, BnF.Mais l’absence des hommes ne se fait pas seulement sentir à la campagne : c’est aussi tout le secteur du commerce et des services qui pâtit de la mobilisation masculine. Tout comme les paysannes, les femmes de petits commerçants et artisans prennent elles aussi le relais de leurs maris, s’initiant à des missions autres que celles qui leur étaient habituellement dévolues – essentiellement la vente, éventuellement la comptabilité – pour faire tourner la petite entreprise familiale.     À l’arrière, de façon générale, les emplois désertés par les hommes, bien malgré eux, sont progressivement investis par les femmes, qui deviennent ainsi factrices, livreuses, gardes-champêtres, boulangères – fabricant le pain et ne se contentant plus de le vendre – ou encore conductrices de tramways : dans un article du 14 mai 1916, Le Figaro, évoquant « la conduite par des femmes de nos tramways parisiens », s’extasie devant « la souplesse avec laquelle nos femmes françaises s’ingénient à suppléer à la main-d’œuvre masculine si atteinte par les nécessités de la guerre ».

Le rôle des femmes pendant la Grande Guerre, Carte postale de 1915. Agrandissement : Le 1er juin 1917, dans le 10ème arrondissement de Paris, les premières factrices sortent du bureau de poste pour aller distribuer le courrier, Paris, BnF, Gallica.

Dans l’enseignement, les institutrices remplacent les instituteurs, dont la moitié sont mobilisés, tandis que pour la première fois, des femmes vont professer dans des lycées de garçons.

Le petit Journal illusré, 26 novembre 1916. En agrandissement, Mesure des obus, dessin de Tony Minartz, 1916, musée de Reims.Il est un domaine cependant où cette inversion des rôles traditionnels est perçue comme une véritable révolution : celui des industries d’armement. Les femmes françaises n’ont pas tout de suite été sollicitées pour venir travailler dans les usines de guerre : dans les premiers mois de conflit, on espère encore que la guerre sera courte et que l’industrie française produira suffisamment de canons et d’obus pour venir facilement à bout de l’ennemi.

C’est quand la guerre s’installe dans la durée, à partir de fin de 1914 et du début de l’année 1915, que se fait jour la nécessité de mobiliser toute l’économie et de faire tourner à plein régime les usines de métallurgie et d’armement. Le recours aux femmes n’est pas immédiat toutefois, car il implique une transgression des genres : il y a traditionnellement dans l’industrie des secteurs « masculins » – justement la métallurgie et l’armement – et des secteurs « féminins » tels le textile ou l’agro-alimentaire.   Dans un premier temps, des ouvriers donc sont mobilisés « sur place », secondés par des travailleurs coloniaux – en particulier des Indochinois, considérés comme peu aptes au combat et donc employés à l’arrière plutôt qu’au front. Mais cela ne suffit pas ; aussi en 1915 paraissent les premières circulaires ministérielles incitant les industriels à recourir à de la main-d’œuvre féminine : ainsi est née la « munitionnette ».

La fabrication de masques à gaz Michelin (1915), bibliothèque du Patrimoine de Clermont Auvergne Métropole.

Indispensable à l’effort de guerre, le travail des munitionnettes est particulièrement pénible, ainsi que le soulignent alors nombre d’observateurs. L’ouvrière qui travaille dans les usines d’armement étant une figure nouvelle, elle intrigue et suscite la curiosité, et de nombreux reportages lui sont consacrés.   La munitionnette est donc une manière d’héroïne – le général Joffre lui-même n’a-t-il pas déclaré dès 1915 que « si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre » ? Mais si on admire en général ces ouvrières, on a pu aussi en avoir peur, notamment au moment des grandes grèves de mai-juin 1917.

Chaque jour, soulever 5 000 fois 7 kilos

Entre novembre 1917 et janvier 1918, la journaliste féministe Marcelle Capy se fait embaucher anonymement dans une usine d’armement, et en ramène un reportage paru dans le magazine La Voix des femmes où elle raconte le quotidien des munitionnettes :
Munitionnettes fabricant des obus, Le travail des femmes autrefois, Roger Colombier, éd. l'Harmattan, 2012.« L'ouvrière, toujours debout, saisit l'obus, le porte sur l'appareil dont elle soulève la partie supérieure. L'engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c'est le but de l'opération), relève la cloche, prend l'obus et le dépose à gauche. Chaque obus pèse 7 kg. En temps de production normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kg. Au bout de ¾ d'heure, je me suis avouée vaincue. J'ai vu ma compagne toute frêle, toute jeune, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de 7 millions de kilos. Arrivée fraîche et forte à l'usine, elle a perdu ses belles couleurs et n'est plus qu'une mince fillette épuisée. Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans ma tête : 35 000 kg. »

Munitionnettes fabricant des obus, Le travail des femmes autrefois, Roger Colombier, éd. l'Harmattan, 2012.

Ouvrières en grève : le tournant de 1917

Certains contemporains n’ont pas manqué de s’effrayer de l’apparente féminisation de l’arrière, voire de l’inversion des rôles sexués dont elle paraissait témoigner. Le travail féminin, et notamment le remplacement des hommes dans certains secteurs qui n’étaient pas ou peu féminisés avant la guerre, est donc un facteur d’angoisse. Aussi cherche-t-on à tout prix à se rassurer, et la presse en particulier s’efforce de minimiser le bouleversement que constitue la figure de l’ouvrière employée en usine de guerre.

Les munitionnettes à la Une de l'Excelsior.Le terme même de « munitionnette », inventé pendant le conflit, est un mot qui se veut rassurant, avec son suffixe diminutif qui renvoie à la féminité. La façon dont les journaux de l’époque décrivent ces ouvrières d’un genre particulier est également significative : les munitionnettes « tricotent des munitions », elles « enfilent les obus comme des perles », etc. : ce sont là autant de métaphores qui renvoient les femmes à leurs activités traditionnelles, comme les travaux de couture, ou à leurs attributs spécifiques, avec l’assimilation des armes à des bijoux.   Conscientes de leur importance stratégique dans l’effort de guerre, les munitionnettes se sentent en position de force pour faire valoir leurs droits, face à des patrons qui souvent déduisent de leurs salaires les coûts engagés pour adapter les usines à la production massive d’obus et de munitions.  Si des mouvements de mauvaise humeur se manifestent de façon sporadique au cours de l’hiver 1916-1917, c’est au printemps 1917 qu’éclate un mouvement social de grande ampleur, mené principalement par des femmes. Celles-ci, en première ligne, ont sans doute moins à perdre que leurs homologues masculins. Les hommes qui travaillent dans les usines de guerre sont en effet des « affectés spéciaux », ouvriers mobilisés sur place qui échappent ainsi à l’enfer des tranchées : plus souvent qu’à leur tour qualifiés d’embusqués, ils ont tout intérêt à rester discrets.  Les grèves de la première moitié de l’année 1917 sont ainsi surprenantes à plus d’un titre : essentiellement féminines, elles n’ont absolument pas été anticipées par les syndicats, traditionnellement peu enclins à soutenir les revendications portées par les femmes ouvrières, ces dernières étant par ailleurs beaucoup moins syndiquées que les hommes.

Les Midinettes : Une du journal Les Hommes du jour, 26 mai 1917. En agrandissement, la une Sur le Vif, 2 juin 1917.De plus, la CGT, principal syndicat français, s’est ralliée en 1914 à l’Union sacrée, et son secrétaire général Léon Jouhaux travaille en bonne entente avec le ministre de l’Intérieur Louis-Jean Malvy afin de maintenir la paix sociale tant que durera la guerre.     Gouvernement et syndicats sont donc pris au dépourvu par ces grèves de femmes, qui surgissent dans un contexte bien particulier, celui de la flambée des prix qui se produit au printemps 1917 : la « vie chère » devient la principale préoccupation des classes populaires, et en particulier des femmes qui en tant que mères de famille sont concernées au premier chef par l’augmentation du prix des produits de première nécessité.   Le mouvement social qui éclate au mois de mai 1917 est donc totalement spontané et n’a été précédé par aucun signe avant-coureur : aussi n’a-t-il pas été possible de le désamorcer en amont, comme cela avait été le cas jusque-là.  Les grèves toutefois ne débutent pas dans le milieu des munitionnettes, mais dans celui des « midinettes », ces ouvrières de la couture qui peinent à subsister avec leur maigre salaire : les petites apprenties couturières gagnent à peine un franc par jour, ce qui en 1917 leur offre seulement la possibilité d’acheter un litre de lait ; les ouvrières plus aguerries ne sont guère mieux loties, le salaire des plus anciennes culminant à 5 francs par jour à peine....". (Merci à Hérodote. net-réservé aux abonnés)    _________________

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