Ou plutôt: déficit démocratique.
Quand Laurent Berger parle de "fatigue", il utilise un terme non approprié. Il faudrait plutôt se demander quelles sont les causes d'une désertion des urnes de plus en plus marquée, depuis plusieurs dizaines d'années, du déficit de l'engagement politique en général, de l'affaiblissement des partis.. On a déjà décrit la faillite des institutions centralisées à l'excès, les dérives d'un parlement trop soumis à l'exécutif, élu dans le sillage des présidentielles, de la quasi-monarchisation d'un exécutif trop verticalisé et opaque dans nombre de ses modes de fonctionnement, des dérives d'une constitution qui serait à repenser, de la corruption qui fait des ravages. La question de la représentation est à revoir dans l'urgence, par exemple la réhabilitation d'une part significative de proportionnalité dans les institutions parlementaires. A quoi sert vraiment un premier ministre actuellement, par exemple? L'opacité des cabinets ministériels inquiète à juste titre. On déplore le problème de l'abstention montante et la percée d'une nouvelle droitisation, aux dépends d'une vision progressiste qui s'affaisse, comme la banalisation de la gestion néolibérale de l'Etat, où celui-ci réduit de plus en plus ses interventions où brade les affaires collectives, les services publics. Des causes en même temps que des symptômes d'une société qui perd une partie de ses valeurs démocratiques et qui produit le repli des individus sur la sphère privée, le rejet de la politique telle qu'elle se fait ou l'indifférence qui fait le jeu des extrêmes. La vague néolibérale qui a déferlé depuis 50 ans. aux dépends de la chose publique a contribué puissamment à éloigner beaucoup de citoyens de ce qui les concerne au plus haut point: la chose publique. Depuis Mme Thatcher pour qui la société "n'existe pas", jusqu'à "on a tout essayé" de L. Jospin, l'Etat s'est progressivement désengagé au profit des intérêts privés qui se sont introduits au coeur même du pouvoir. La "colonisation" progressive des institutions continue de faire son chemin, la logique financière prend le pas sur l'exercice de la justice sociale, atomisant de plus en plus les individus, priés de se consacrer à la sphère privée et à la logique consommatrice. __Consommateur ou citoyen? se demandait B. Barber.
Comme dit quelqu'un, "...L’issue à la crise ne peut se trouver que dans un réinvestissement de l’idéal démocratique par l’ensemble de la société. Un renouveau de la citoyenneté, comme concept philosophique et opératoire, est nécessaire alors que la logique inégalitaire du capitalisme mondialisé prive la grande majorité des individus de leur parole et de la maîtrise de leur destin. Contrairement à une idée reçue, il existe un foisonnement de pratiques nouvelles, souvent ignorées car très localisées et dispersées. Mêlant expériences concrètes et réflexions théoriques, un ouvrage collectif rend compte de la multiplicité de ces expériences civiques dans le monde (4). Ainsi de la gestion locale, qui se transforme alors qu’on évoque de plus en plus une « démocratie de proximité ». Les différentes contributions permettent d’en éclairer les contours et les enjeux. Ces ouvrages révèlent ce qui est en jeu dans le renouveau de la démocratie : tout simplement la capacité de l’être humain à résister aux nouvelles formes d’oppression qui aliènent son esprit critique et légitiment les inégalités sociales..." _____ La démocratie reste à réinventer, elle qui ne sera jamais accomplie, comme le soulignait déjà Rousseau. On assiste à une sorte d'« entropie de la démocratie », selon l’expression de Jan Werner Müller, un des meilleurs théoriciens actuels du populisme. Cela fait quelques années que certains politologues portent, sur nos démocraties un regard désenchanté. On a beaucoup commenté, le livre de Peter Mair, Ruling the Void : The Hollowing of Western Democracy (Diriger le Vide, l’évidement de la démocratie occidentale »). Mair, qui est décédé juste avant la parution de son livre, en 2013, était un spécialiste irlandais de politique comparée. Dans ce livre, il relevait quelques faits préoccupants. La fin de l’âge de la démocratie de partis. La majorité des électeurs ne s’identifient plus avec une idéologie, un camp, comme le faisaient leurs parents, généralement fidèles au même parti tout au long de leur existence. Non, l’électeur aujourd’hui se comporte en consommateur de programmes. Il se décide, souvent au dernier moment, en fonction de ce qu’il perçoit comme son intérêt personnel. Or, pour s’adapter à cette demande d’efficacité, les politiques se sont recentrés sur le pragmatisme gestionnaire - « what matters is what works », disait Tony Blair. Ce qui compte, c’est ce qui marche. D’où une dépolitisation du processus de décision. Et un rapprochement inévitable entre des partis, en concurrence pour le pouvoir, mais d’accord sur presque tout. Le politologue britannique Colin Crouch, créateur du concept de « post-démocratie » définit celle-ci comme un régime dans lequel « on peut changer de dirigeants, mais pas de politique ». Frustration de l’électorat ! Du coup, prétend Jan Werner Müller, les électeurs se sentent condamnés à choisir entre des gouvernements d’experts dépolitisés qui rechignent à rendre des comptes à leurs mandants et des populistes braillards, qui cachent leur incapacité à produire des résultats en proférant des slogans creux… Exemple des premiers, l’Union européenne, et des seconds, Donald Trump..." La question du sens est à réhabiliter, celle de l'engagement individuel et collectif, ce que Montesquieu appelait "vertu", contre touts les forces qui renforcent individualisme et repli sur la sphère privée. Un sachant qu'une démocratie est toujours à construire, comme le voyait Rousseau. Une tâche infinie, toujours fragile Une république exemplaire reste un idéal, partiellement accessible. « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans l’urne et à déléguer les pouvoirs à un élu puis à se taire pendant cinq ou sept ans. Elle est action continuelle du citoyen, non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur celles de la commune, de l’association, de la coopérative (…) Si cette présence vigilante n’est pas assurée, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, en butte aux pressions de toute sorte, sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent aux tentations de l’arbitraire » (P.Mendès-France) __"La constitution, œuvre timide, s'est bornée à affirmer la démocratie, il faut la fortifier ; il faut que la République soit en sûreté dans la constitution comme dans une citadelle ; il faut donner au suffrage universel des extensions et des applications nouvelles ; il faut proclamer plus complètement et développer plus logiquement que ne le fait la constitution les droits essentiels du peuple, qui sont (j'emprunte ici une expression de Turgot) : le droit à la vie matérielle, c'est-à-dire, dans l'ordre économique, le travail assuré, l'assistance organisée. .." (Victor Hugo) ____Comme disait le vieux Tocqueville, « Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques. Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes(…) « Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. « Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. (…) « Il n’est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls ils agissent au milieu de l’immobilité universelle ; ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs ; et l’on s’étonne en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple… « Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. » [Alexis de Tocqueville _Extrait de De la Démocratie en Amérique, Livre II, 1840]
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