__________Comment démocratiser la démocratie?
La démocratie, au sens où nous l'entendons depuis le 18° siècle, système de gouvernement le moins imparfait, mais projet jamais accompli, dont on ne peut construire que des approximations, n'est pas une conquête totalement assurée et définitive.
Comme toute réalisation humaine, comme le montre l'histoire même récente, elle peut régresser vers des formes diverses d'autoritarisme, s'effacer ou connaître des éclipses, si elle n'est pas entretenue par l'action de tous ou parfois âprement défendue devant les dangers extrêmes.
___"A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais." disait Rousseau. Ce n'est pas exprimer là une sorte de fatalisme, mais sous-entendre que l'idéal ne peut être jamais atteint, que, sans combats pour des institutions plus équilibrées, des lois plus justes, des droits mieux garantis réellement, des solidarités mieux construites, la vie démocratique stagne médiocrement, s'étiole dans des pratiques purement formelles (voter à intervalles réguliers, déléguer sans contrôle) ou s'évanouit peu à peu, sans même qu'on n'y prête garde. La démocratie est un régime exigeant et instable.
__C'est aussi ce veut dire Loïc Blondiaux, qui remarque que, en cette période d'hyperindividualisme exacerbé et de consumérisme infantilisant, de montée des experts prétendument neutres aux dépends des politiques désintéressés, "nous vivons la fin de l'évidence démocratique". Dangereusement.
La tyrannie de l'argent-roi, la puissance des lobbies, le poids de l'oligarchie financière , le capitalisme de connivence règnent souvent avec notre assentiment ou s'épanouissent sur le lit de notre ignorance, suivant la logique d'un libéralisme outrancier, qui s'emploie à défaire les institutions, notamment les services publics, à coloniser l'Etat, qui fonctionne de plus en plus sous tutelle.
L'heure est aujourd'hui à une soumission de plus en plus marquée aux diktats de la spéculation financière internationale, qui compromet la survie de nos démocraties, en engendrant leur dégradation ou leur chute programmée, par les régressions économiques de grande ampleur qu'elle favorise pas ses exigences exorbitantes.
______Comment en sommes-nous arrivés là?
__L'équivoque Alain Cotta, un peu provocateur, auteur du Règne des oligarchies, avait été l’un des premiers à dire dans un média, le 14 février 2011, que la démocratie, telle qu'elle fonctionne, était "un leurre".
"L’idée était encore peu répandue. Etienne Chouard, au fil de ses interventions sur Internet, l’a popularisée. Depuis, elle s’est répandue comme une traînée de poudre, jusqu’à s’incarner en Espagne dans le mouvement des Indignés. Même s’il est encore faible en France, ce mouvement qui conteste la représentation témoigne, selon Blondiaux, de cette prise de conscience.
__Loïc Blondiaux considère que le vote n’est plus suffisant pour faire vivre notre démocratie, le processus représentatif doit être enrichi par une implication plus forte des citoyens : "Il faut multiplier, entre les élections, les épreuves de légitimité, il faut donner la possibilité aux citoyens d’interpeller le pouvoir, il faut obliger le pouvoir à rendre des comptes." Il faut aussi permettre aux citoyens de participer davantage. Des capacités d’auto-organisation existent selon lui à l’intérieur de la population, comme en témoignent les Indignés, et le processus politique doit apprendre de ces expériences.
___Blondiaux évoque, en guise d’exemple, l’expérience islandaise, injustement méprisée en France : "L’Islande a pensé un dispositif constituant, dans lequel une assemblée de citoyens tirés au sort a élaboré des projets, a essayé de définir des perspectives, qui ont été reprises par un groupe de citoyens ordinaires élus, c’est-à-dire qu’on s’est débarrassé des représentants. Ces citoyens ont consulté, sous la forme d’une wiki-constitution, le peuple entier, qui a annoté cette constitution, et cette constitution sera soumise in fine au référendum. Ce mélange de démocratie participative, de débat public approfondi, et de démocratie directe, qui laisse à chacun la possibilité de peser sur le processus, me paraît aller dans le bon sens." Une bonne idée sans doute, à injecter - comme un gentil virus - dans la campagne présidentielle.."
__Pas sûr que nous parvenions assez vite à cette esquisse de renouvellement, qui n'a rien d'utopique, apte à revitaliser le projet démocratique, à reconstruire les bases d'un nouveau vivre ensemble, peut-être en définissant une nouvelle constitution, de nouvelles règles du jeu. L'approfondissement de la crise suscitera peut-être de prises de conscience salutaires et des formes d'engagement nouvelles, à moins qu' elle ne produise davantage de repli sur soi, de fatalisme résigné, par crainte pour ses propres intérêts menacés, terrain favorable aux pires régressions. Rien n'est jamais gagné.
En tous cas, la démocratie, sous sa forme représentative, est à réinventer, pour assurer au mieux la coexistences des libertés et le moins mauvais équilibre entre le peuple et le pouvoir délégué, qui, on le sait, peut toujours abuser, s'il oublie qu'il n'existe que pour servir, de manière désintéressée.
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___________« Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques. Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes(…)
« Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
« Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. (…)
« Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. (…)
« Il n’est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls ils agissent au milieu de l’immobilité universelle ; ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs ; et l’on s’étonne en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple…
« Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. » [Alexis de Tocqueville _Extrait de De la Démocratie en Amérique, Livre II, 1840]
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