Petit billet inconvenant, voire insolent
La Dame aux chapeaux a terminé son show. Une (grande) page se tourne... On pouvait lui reconnaître cette royale qualité: elle n'a RIEN fait (institutions obligent), mais elle l'a BIEN fait. Dixit un humoriste anglais. Peu de chances que Charles, le troisième du nom, atteignent le même degré de popularité. Alors que le pire attend le citoyen britannique. My God! Après les interminables fastes mortuaires. Alors que l'Empire se dissout et que le Royaume tend à se déliter. Les citoyens de sa nouvelle peu gracieuse Majesté entretiendront-ils encore longtemps le mythe?...
Certains en font trop dans la dérision facile. Shocking! Mais on peut imaginer ce qu'aurait pu penser un républicain de l'Ile de celle qui fut (gentiment et avec faste) au service de l'establishment: ________ "....Tout comme la dernière heure avant la cérémonie proprement dite, qui vit s’installer, dans l’abbaye de Westminster, les sommités venues de l’étranger, parmi lesquelles Emmanuel Macron et son épouse. Mais le protocole remit chacun à sa place. Après les derniers premiers ministres en vie de Sa Majesté – de John Major à Boris Johnson – sur les quinze que connut la souveraine (et dont elle n’honora que le tout premier, Winston Churchill, de sa présence à un dîner au 10 Downing Street, rappelle le commentateur de la BBC), après cette sombre procession des représentants de l’exécutif britannique que venait clore l’actuelle première ministre, la très fantomatique Liz Truss – le trépas de la reine ayant éclipsé sa nomination –, ce furent les chefs d’État et de gouvernement des pays membres du Commonwealth qui eurent l’honneur de fouler les dalles de Westminster. Justin Trudeau affichait une tête de six pieds de long, certes de circonstance mais un rien surjouée – le premier ministre du Canada partage avec le président de la République française un goût caméléonesque pour apparaître en premier perdant : plus triste que moi tu meurs ! Vint enfin, au seuil de l’édifice religieux, la famille royale surnuméraire. C’est-à-dire la reine consort suivie de la marmaille en ligne directe (le jeune George trônant parmi les siens). Les enfants et petits-enfants de la reine défunte – dont Andrew et Harry privés d’uniforme comme des galopins – suivaient, pour leur part, au son des cornemuses, à quelques mètres de là, au Parlement, le cercueil drapé de l’étendard royal et recouvert de ses fabuleux attributs – couronne, sceptre et orbe crucigère. Il s’avançait vers l’abbaye, précédé par les hommes de la Royal Navy – fort peu de femmes dans cette affaire, cela va de soi. De la musique – l’orgue ayant succédé aux cornemuses –, une cloche si loin si proche, des ordres mugis du fin fond des siècles : les premières funérailles d’État depuis celles de Winston Churchill en 1965 commencent, dans le silence formidable des commentateurs de la BBC – aucun Zitrone du cru pour meubler coûte que coûte, aucun filtre donc. Terriblement impressionnant, impossible d’en disconvenir : le Puy du Fou peut à jamais se rhabiller. Derrière le cercueil s’avance et prend place dans l’abbaye la famille royale maintenant réunie au grand complet – avec toujours ces vaines breloques pendouillant au revers du frac des deux punis : Andrew, esseulé après le trop-plein scandaleux epsteinien, et Harry, flanqué de Meghan, que son léger rictus fait de plus en plus ressembler à Wallis Simpson. Mais chut ! La cérémonie ne va cesser d’osciller entre les derniers potins de la commère et une haute tenue comme tout droit survenue des temps médiévaux, résumant ainsi le destin public des Windsor, passés maîtres dans l’art de tenir les deux bouts de la chaîne du pouvoir symbolique, 956 ans après Hastings et sa bataille. Le Very Reverend Dr David Hoyle MBE, doyen de Westminster, endimanché dans sa tenue sacerdotale flambant neuve, prononce les paroles idoines avant que ne s’élève le premier hymne, « The day Thou gavest, Lord, is ended », suivi de la lecture, par la première ministre (les défenseurs de la laïcité républicaine ne diront rien, le rite n’étant point mahométan), de l’Évangile de Jean (14:2) : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n’était pas, je vous l’aurais dit. Je vais vous préparer une place. » C’est parfaitement contradictoire avec le Brexit, mais l’assemblée, dans sa grande sagesse, fait mine de ne s’en rendre pas compte. Retentit ensuite « Le Seigneur est mon berger » (« The Lord’s my Shepherd »), l’un des hymnes favoris de la feue reine, qui se reconnaissait ainsi, en toute humilité, une instance supérieure, un guide suprême, un altissime berger : Dieu soi-même. Tandis que la cérémonie suit son cours majestueux et pompeux, la question s’insinue, nonobstant l’imposante solennité faite précisément pour qu’aucune interrogation n’émerge : qui enterre qui ? « A truly global event », ne cesse de trompéter le commentateur de la BBC. Que signifie cet « événement véritablement mondial » ? Tout simplement, en dépit de l’apparat, que le gratin planétaire est en train de rendre hommage – qui se dit en anglais « to pay tribute » – à la reine du capitalisme réel. Nous vivons en effet l’ère du capitalisme réel, comme il y eut jadis le socialisme réel. La reine en était l’icône adoucissante, la pilule qui faisait tout passer, en un sourire radieux rehaussé d’un regard bleu lumineux. Pendant qu’Élisabeth II souriait, l’économie globale de marché, rongée par la financiarisation galopante et au service d’une nomenklatura échappant à l’impôt, en est venue à saper les services publics et à désintégrer la classe moyenne, gage de démocratie. Tournant le dos aux approches keynéso-rooseveltiennes, débarrassé du devoir d’incarner un modèle attractif aux yeux de populations vivant sous un régime communiste, comme dans l’autre siècle, le système a muté. Et ce, pour déboucher sur un capitalisme de surveillance propre à deux puissances laboratoires en la matière : la Chine et la Russie. L’heure est au droit de grève traité en activité anticapitaliste, aux samizdats électroniques (leaks en tous genres), voire aux dissidents (d’Edward Snowden à Julian Assange) ; le tout sur fond de croyance indécrottable en un marché total – le pendant de l’État total des démocraties populaires de naguère. La reine et son pouvoir d’influence (« soft power ») en était le meilleur garant. La marraine – Charles en devenant aujourd’hui le parrain incertain. Elle sacralisait l’ordre capitaliste. Le Kremlin l’a si bien compris que lorsque Vladimir Poutine ne fut pas invité, la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, dénonça dans un communiqué outragé une décision « blasphématoire ». Pendant que sous les voûtes de Westminster s’élèvent des chants divins, « Love Divine, All Loves Excelling », « My soul, there is a country », « O Taste and see how gracious the Lord is », on ne peut s’empêcher de songer, sans jouer plus que de raison l’esprit fort, aux « kim-il-sungueries » dont nous abreuvèrent les médias du Royaume-Uni, nord-coréens devenus. Le pays presque tout entier, auquel emboîta le pas une partie de l’hémisphère nord capitaliste – ce qu’il fut longtemps convenu d’appeler « le monde développé » –, sombra dans un deuil délirant. Cela ruissela de dithyrambes et de flagorneries posthumes. Le flot apologétique se déversant sur la dépouille d’Élisabeth II n’a cessé de frôler ce qui se déclamait à Bucarest, au temps du Conducător Nicolae Ceaușescu : le Danube de la pensée, le Titan, l’Architecte, le Soleil, le Corps céleste, l’Étoile polaire pensante, le Génie des Carpates, etc. Dans l’abbaye de Westminster, l’office touchait à sa fin. Après qu’eut résonné un forcément vibrant God Save The King, le cornemuseur personnel de Sa Majesté, Paul Burns, « Pipe Major » du régiment royal d’Écosse, souffla dans ses tuyaux pour que gonflât son outre en peau de mouton et que s’élevât de tout cela une très fameuse complainte traditionnelle : « Sleep, dearie, sleep. » Pourquoi tant de citoyens redevenus sujets ont-ils un pincement au cœur, voire versent-ils une larme ? Cela tient à un mystérieux sentiment de l’Histoire (cette façon de « vibrer au souvenir du sacre de Reims », évoquée par Marc Bloch dans L’Étrange défaite), mais aussi, mais surtout, à une absence de prise de conscience, à une dépossession subie sinon volontaire : à cette aliénation intériorisée, qui fut théorisée de Karl Marx à Theodor Adorno. Dans un récit de la rentrée littéraire consacré à son récent retour dans la Russie poutinienne, Z comme zombie (P.O.L.), Iegor Gran écrit : « Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or. » L’enterrement de la reine Élisabeth II procède du même ordre, tout en se superposant et en se tressant avec une sorte de bien-fondé historique : il nous faudrait être là où nos ancêtres étaient ou eussent été ; il faudrait en être, ensemble, pour faire nation comme on fait famille. Tressaillir de concert. Communier. En toute inégalité cependant, en un pays ô combien inégalitaire. Le vulgaire attendait des heures, voire des nuits entières, s’inscrivant dans une file d’attente de 5 miles (8 kilomètres), pour s’incliner devant un cercueil auquel les grands de ce monde et des îles Britanniques pouvaient jeter un coup d’œil sans avoir à patienter une minute. La queue-pèlerinage du peuple en hommage à sa souveraine ne saurait être ramenée à la seule dimension mercantile des consommateurs, qui se ruent quotidiennement dans les magasins d’Oxford Street et de Regent Street – cette dernière artère appartenant à la couronne dans son entièreté. On ne peut non plus en faire l’équivalent de la « codologie » qu’avait inventée Henri Weber de retour de Varsovie et de Gdansk en 1981 : « En Pologne, la queue est érigée à la hauteur d’une institution. On ne dit plus : “Je vais acheter des cigarettes”, mais : “Je vais faire la queue au kiosque à tabac.” » (Henri Weber : « Une société en file d’attente », Le Monde, 6 août 1981.) La queue londonienne d’un pays en deuil prend valeur d’exemple, de métaphore, de gage sur l’avenir. Elle est instrumentalisée au plus haut point. Elle est choyée par l’archevêque d’York, Stephen Cottrell, qui s’y rend et la bénit, en quelque sorte : « Nous redécouvrons notre unité. » L’unité est perdue. Le Royaume-Uni va vers la désunion. Le Commonwealth ne fera pas de vieux os. Le capitalisme craque sous l’effet de crises et de guerres de plus en plus dévastatrices. La reine Élisabeth jouait le rôle du dernier cercle de fer maintenant le tonneau en putréfaction d’un ordre révolu. Tout le monde le sait et fait mine de n’en rien voir. La procession qui suit la messe de funérailles annonce l’écroulement funèbre futur, comme dans certaines symphonies de Mahler. Londres devient le théâtre symbolique des annihilations en cours et à venir. Dans les rues et dans les parcs, parmi les monuments de la capitale britannique, les marches funèbres se succèdent et recommencent sans cesse. Un tel da capo lugubre aura eu valeur d’avertissement. Avant même Chopin et Mendelssohn, retentit une pièce attribuée faussement à Beethoven. Cette « Marche funèbre numéro 1 » est l’œuvre de Johann Heinrich Walch (1776–1855), lié aux Saxe-Cobourg-Gotha, dont était issu le prince Albert, l’époux de la reine Victoria. Cette marche ponctue sans faiblir les deuils royaux – ou non – outre-Manche. Pour la petite histoire néanmoins symptomatique, Johann Heinrich Walch est également l’auteur de la Marche pour la prise de Paris (Pariser Einzugsmarsch), composée et jouée en 1814, à l’occasion du défilé sur les Champs-Élysées des troupes coalisées ayant vaincu Napoléon. Cette marche accompagna en 1870 l’invasion prussienne, puis, en 1940, l’arrivée de l’armée hitlérienne dans la capitale française." [ Antoine Perraud ]
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