Quelques notes sur un éclaireur et un lanceur d'alerte.
Le premier qui dit la vérité...♪♫♪
La première victime d'une guerre, c'est la vérité.
C'est le propre de tout homme d'exception de devenir peu à peu une sorte d'icône abstraite, désincarnée, objet de récupération, d'instrumentalisation et de mise en valeur de toutes sortes d'idéologies parfois contradictoires.
Les célébrations officielles ont souvent comme effet de statufier une pensée vivante, hors du contexte de son temps, de la fossiliser en la dénaturant.
Le mythe a parfois submergé la réalité historique, pas seulement à Carmaux.
Robespierre n'a pas échappé à la règle. Jaurès non plus. Plus tard, De Gaulle.
C'est étonnant comme tous deviennent jaurèsiens, jusqu'au ridicule, parfois la drôlerie.
Il n'est jamais trop tard pour relire Jaurès, celui qu'on peut considérer comme un visionnaire à plus d'un point de vue.
Mais le relire sans idéalisation ni déformation, dans son enracinement d'époque et dans ce qui reste d'universel dans son message.
"Il ne s’agit pas d’idéaliser Jaurès pour l’iconiser et le mieux
enterrer, comme s’efforcent de le faire ceux qui déforment son bilan,
qui en nient les aspects contradictoires ou qui exploitent ses
faiblesses pour farder de rose ou de rouge leur reniement du socialisme... Il ne s’agit pas non plus de dénigrer
l’action de haute tenue que Jaurès avait engagée pour lier
dialectiquement la classe ouvrière française à la nation, au principe
laïco-républicain et à l’engagement humaniste : non pour faire l’union
sacrée avec la grande bourgeoisie, mais pour dénoncer cet impérialisme
dont Jaurès, comme Lénine ou Luxemburg, avait perçu les lourdes
tendances exterministes..."
Le tribun socialiste qu'il fut, si lucide sur les événements à venir, s'attira beaucoup de haine, jusqu'à l'assassinat
Pourquoi? Oui, pourquoi? On comprend un peu mieux quand on lit ce qui suit, quand l'union tout autour se faisait sacrée, quand l'égarement gagnait les esprits, quand Sarajévo s'annonçait:
DeLe 12 juin 1913, dans L'Humanité, Jean Jaurès écrit sous le titre : Sinistres leçons : « Si
chauvins de France et chauvins d'Allemagne réussissaient à jeter les
deux nations l'une contre l'autre, la guerre s'accompagnerait partout de
violences sauvages qui souilleraient pour des générations le regard et
la mémoire des hommes. Elle remuerait tous les bas-fonds de l'âme humaine, et une vase sanglante monterait dans les coeurs et dans les yeux ».
Anatole France avait parfaitement
entendu son ami Jaurès, et avait saisi que la guerre est la défaite de
la lutte des classes face à l’impératif de la résignation. « Travailleurs,
Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux
proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors
la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs,
veillez ! ». Avec peut-être encore davantage de lucidité et de force, il finit par déclarer : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels ! » (*1) (2) (3)
Le désastre s'annonçait.
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Son dernier discours, le 25 juillet 1914 à Vaise:
Citoyens,
Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que
jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus
menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la
responsabilité de vous adresser la parole.
Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau,
je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la
nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie
nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et
je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le
conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je
dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes
à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il
faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité
suprême qu’ils pourront tenter.
Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de
menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains,
si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une
partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent
une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie
entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la
Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la
Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et
l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche. Et si
le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie
s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs
de bataille à ses côtés.
Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre
l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais
dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France
et la Russie dira à la France : “J’ai contre moi deux adversaires,
l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous
lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés.” A
l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où
l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne
se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le
monde en feu.
Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous,
pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement
les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste
devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions
annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les
armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et
des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous
qui avions le souci de la France.
Voilà, hélas ! notre part de responsabilités. Et
elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la
Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la
Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la
Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui
opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc
et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en
pardonnant les péchés des autres.
Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : “Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc” et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie : “Tu
peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à
l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité.”
Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh
bien ! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne
cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le
devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la
diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie
russe. Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes
contre l’Autriche et qui vont dire : “Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie.”
Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie
est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une
Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur
elle, elle a dit à l’Autriche : “Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine.” L’administration,
vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où
l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine,
elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses
intérêts.
Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu
avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à
l’Autriche : “Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à
condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à
proximité de Constantinople.” M. d’Ærenthal a fait un signe que la
Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à
prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est
entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : “C’est mon tour pour la mer Noire.” – “Quoi ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Rien du tout !“,
et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre
M. Iswolsky, ministre des Affaires étrangères de la Russie, et
M. d’Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la
Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de
Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les
Slaves de Serbie. C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est
maintenant.
Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de
la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y
aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe ; mais la cléricale
Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine ; elle a voulu la convertir
par force au catholicisme ; en la persécutant dans ses croyances, elle a
soulevé le mécontentement de ces peuples.
La politique coloniale de la France, la politique sournoise
de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer
l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans
un cauchemar.
Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans
l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux
prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en
raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la
dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons
pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait
aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.
Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a
succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux,
une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle
laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins
ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes
sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne
serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille
hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel
massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la
nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore
que le crime ne sera pas consommé.
Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons
le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les
dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose,
s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour
prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades
socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de
l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est
convoqué.
Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une
sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de
meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et
le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes
ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais,
Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers
d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte
l’horrible cauchemar.
J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul
qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire
électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.
Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous
tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes
avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure,
sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un
rétablissement de la paix.
Jean Jaurès
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