L'essentiel et le secondaire
En ces temps de mise en suspens d'une partie de la vie, la tendance à relativiser s'exprime plus que jamais. Surtout au sujet de ce que nous sommes, notre fragilité, notre contingence, et de ce que nous avons, ce à ce que nous étions attachés comme biens jugés essentiels, parfois compromis pour un temps. La notion de "biens essentiels" ne fait pas l'unanimité, selon les habitudes et les modes de vie d'un chacun. Les biens de consommation de base apparaissent comme essentiels pour la poursuite de la vie, mais il y a débat sur ce qui est appelé biens "non essentiels", au regard des mesures prises pour se protéger. La vie sociale, les liens humains, paraissent bien essentiels pour une vie qui ne soit pas seulement organique et, on l'a vu, la vie culturelle, la lecture, les spectacles...sont des éléments qui peuvent faire tenir une vie, lui donner sens. Et le sens, c'est l'humanité.
Nous sommes amenés à reconsidérer la notion de valeur, son importance et sa relativité. La culture n'est-elle pas aussi un bien de première nécessité, comme le reconnaissait Churchill: « Si nous sacrifions notre culture, pourquoi nous faisons la guerre ? »? Ce que nous appelons "essentiel" l'est-il forcément? En pleine guerre de 14, les soldats au repos écrivaient et lisaient beaucoup. Mais l'"exception culturelle" peut régresser et s'effacer, au nom d'intérêts économiques dits supérieurs.
La notion de richesse a la particularité d'avoir un grand nombre de sens, une pluralité de significations que l'on distingue le plus souvent, mais que l'on confond parfois.
Riche de sens n'est pas riche de biens ou de moyens ou riche de ressources intellectuelles ou morales.
La notion de valeur, qui lui est souvent étroitement liée, possède un sens proche et peut aboutir aussi à de nombreuses confusions. Entre la valeur d'un bien et la valeur d'un acte ou d'une personne, il y a plus qu'une différence de sens, il y a hétérogénéité complète. Hétérogénéité qui n'est pas toujours perçue ou qui est entretenue par un milieu culturel, un système productif particulier.
Ainsi souvent aux USA, surtout dans le monde du business, on aime souligner sa valeur en privilégiant son prix sur le marché du travail, son salaire, son train de vie ( show potential employers what you've got) et des organismes variés estiment la valeur d'une vie humaine à travers le prisme de sa rentabilité sociale et financière.
Chacun vaudrait le prix qu'il peut monnayer sur le marché du travail. La valeur d'une personne tend à se ramener à sa valeur salariale et le prestige social qui va avec.
Pour dissiper ces confusions liées aux dérives de notre système économique où l'argent et ce qu'il permet, tend à prendre le premier plan, il importe de faire une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, à la source de la confusion fréquente de ce qui est estimable en l'homme quel qu'il soit.
Comme le souligne l'économiste JM Harribay, l'économie, en l'occurrence capitaliste, opère sans cesse des glissements entre des sens hétérogènes de la notion de valeur. Tout n'a pas une valeur marchande, il importe de faire la part de ce que l'on ne peut apprécier monétairement, l'inestimable.
Pas seulement en ce qui concerne la personne humaine, irréductible à tout calcul ( un chômeur vaut bien un banquier, un grabataire vaut bien un footballeur qu'on s'arrache à prix d'or), mais aussi par rapport à ce qui lui est vital, comme les biens naturels:
La confusion fondamentale entre richesse et valeur encombre en effet les débats contemporains, avec effet rétroactif sur les acquis de l’économie politique. Ainsi, tous ceux qui expliquent que le PIB ne mesure pas le bien-être ou le bonheur enfoncent des portes ouvertes (dans le meilleur des cas) mais, très souvent aussi, se tirent une balle dans le pied en proposant par exemple de soustraire du PIB la « valeur » des « dégâts du progrès » pour calculer une sorte de PIB vert, qui est un monstre conceptuel cherchant à faire entrer de force ce qui est « inestimable » dans la métrique marchande...
Il importe donc de démystifier la notion purement comptable de la valeur et les dérives sémantiques auxquelles elle donne lieu, qui ne sont pas innocentes.
Harribey nous fournit une bonne boussole pour nous y retrouver dans les confusions souvent entretenues par l'idéologie de notre société marchande, valorisant prioritairement l'argent et la rentabilité, où la notion de dignité et de respect (au sens kantien) tendent à passer à la trappe.
Sanctuariser les deux seules vraies richesses ici-bas : l'homme (qui donne sens au monde par son travail) et la nature, en la sauvant autant "des eaux glacées du calcul égoïste". Reste à savoir si cette démarche, concevable intellectuellement, peut se traduire en actes politiques, à l'heure du consommateur-roi et du marché planétaire....
Telle est la question à débattre sans fin au coeur d'un système qui tend toujours à dériver, en privilégiant l'argent sur la personne, l'individu sur le commun.
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