Tabou ou normalité?
Tous les Etats, tous les régimes peuvent et parfois doivent être soumis à la critique politique, au niveau d'une décision particulière prise ou d'une orientation générale. C'est dans l'ordre des choses dans toute démocratie. Sans remise en question, elle cesse d'être. Pourquoi, l'Etat d'Israël ferait-il exception, au même titre que tous les autres? D'ailleurs les choix de Netanyahou, pas seulement ses frasques judiciaires, sont régulièrement objets de critiques dans son pays comme sa politique "coloniale". Pas seulement dans la presse, comme dans Haaretz, mais aussi dans la rue. Par exemple, le statut juif donné récemment au pays n'est pas admis par ceux qui furent proches du pouvoir, comme Burg. Le sionisme revisité ne fait pas l'accord de tous, loin de là, qu'ils soient croyants, athées ou arabes. L'ONU ne ménagent pas ses critiques dans ses résolutions contre la politique d'extension et d'apartheid de fait qui se développe et se renforce à l'égard des populations cisjordaniennes de plus en plus enclavées. Tout cela dans la plus grande confusions qui visent à neutraliser les critiques. Les lobbies de la politique israëlienne oeuvrent aussi bien aux USA, dans divers secteurs, que dans les pays européen, notamment l'Allemagne et la France. Mais la critique purement politique a beaucoup de mal à s'exercer et le plus souvent c'est le silence, gêné ou pas qui prévaut, tandis que beaucoup de voix d'intellectuels israëliens sont plus critiques.
Point de vue: "...Aujourd’hui, critiquer Israël en France tient de la mission dangereuse, et c’est, en apparence du moins, un grand succès pour tous ceux qui s’activent à délégitimer l’expression même de toutes les interrogations sur la politique du gouvernement israélien. Le ton est donné : faire oublier le sort de la Palestine au profit de relations politiques et économiques en plein renouveau. Et pourtant l’opinion publique française n’est pas au diapason. « Je n’en ai que trop parlé ». « Je ne m’exprime plus sur ce sujet ». « Que voulez-vous que je vous dise ? » « En ce moment, vous comprendrez que je n’ai pas envie de vous parler ». « Vous avez sûrement raison, mais la bataille est perdue ». « Bonne chance pour votre enquête » pour les plus aimables. Vouloir interroger des leaders d’opinion, élus, patrons, journalistes, intellectuels, sur les relations entre Israël et la France, sur un éventuel lobby (car l’usage même de ce mot fait débat) agissant en défense d’Israël revient à s’exposer à une grande solitude. Pour cette enquête, j’ai contacté par mail et téléphone environ 200 personnes entre février et novembre 2020. Moins d’une trentaine m’ont répondu. Circulez, il n’y a rien à dire. Pourtant, c’est une longue histoire que celle des rapports entre la France et Israël, qui remonte aux origines du sionisme et rebondit avec la création de l’État d’Israël en 1948. Et pour beaucoup de témoins lucides, la politique israélienne actuelle s’avère navrante. « De quoi a accouché le rêve sioniste ? De Caterpillar blindés et de systèmes de surveillance des opposants », synthétise Rony Brauman. Réalité basée sur des chiffres : Israël est le huitième marchand d’armes au monde, selon le classement établi par le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), et ses parts de marché ne cessent d’augmenter. Les ventes des trois principales entreprises d’armement du pays, Elbit Systems, Israel Aerospace Industries et Rafael, se sont élevés à 8,7 milliards de dollars (7 milliards d’euros) en 2018, précise le Sipri, et toutes trois figurent dans le top 100 des compagnies mondiales d’armement établi par l’institution suédoise. Né en 1950 à Jérusalem où il a grandi, médecin, longtemps président de Médecins sans frontières, puis théoricien de l’action humanitaire d’urgence, Rony Brauman (et j’espère qu’il ne m’en voudra pas de ce terme) est ce qu’on appelle une grande conscience. Homme ouvert, affable, curieux de tout, il a coréalisé en 1999 avec Eyal Sivan un remarquable film documentaire sur le procès d’Adolf Eichmann, Un spécialiste, d’après l’ouvrage d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Israël, « c’est le seul pays d’extrême droite ouvertement raciste qui est célébré comme une démocratie. C’est une réussite diplomatique certaine pour Israël, mais c’est une réussite discutable : les juifs américains s’éloignent à grande vitesse des pro-Israéliens, les drapeaux israéliens et les collectes pour l’armée sont bannis de synagogues américaines, et c’est un sujet d’embarras pour un nombre croissant de juifs à travers le monde », explique-t-il. Et pas seulement pour les juifs, et pas seulement en France et aux États-Unis. « Il y a un sentiment d’injustice ressenti par beaucoup de jeunes générations arabes et c’est une donnée très importante dans cette région du monde, dit Gwendal Rouillard, député de La République en marche (LREM) de Lorient dans le Morbihan. Cela nourrit le ressentiment. Quand je dis cela, j’ai l’impression d’être un ancien combattant et pourtant ce discours est d’une modernité totale. Avec ce sentiment d’injustice à l’égard des droits des Palestiniens, nous charrions de telles incompréhensions, de telles humiliations qu’on aurait tort de sous-estimer l’impact de décisions politiques dans les pays arabes. Le conflit israélo-palestinien n’est pas périphérique, il est central ». Et pourtant le lobby pro-israélien et ses supporters font tout pour le banaliser, l’oublier, n’en faire qu’un maillon du vaste combat mondial entre le terrorisme islamiste et l’Occident, le réduire à un terreau où croitraient les antisémites de tout poil — dont il serait vain par ailleurs de négliger le poids — sous couvert d’antisionisme. En vingt ans, la grille d’analyse dominante du conflit a changé. La lutte du peuple palestinien contre l’occupation est désormais présentée par les pro-Israéliens comme une forme parmi d’autres de terrorisme. Et les systèmes de surveillance des populations testés par la startup nation contre les Palestiniens dans les territoires occupés qu’évoquait Brauman sont vendus dans le monde entier, à des pays comme la Chine ou l’Arabie saoudite qui ne sont pas des modèles démocratiques. Il ne faut pas non plus oublier que depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux juifs se sont opposés au sionisme politique, à commencer par les militants communistes et du Bund
1, ou le grand philosophe et théologien juif allemand Martin Buber, qui pensait qu’on ne pouvait pas fonder un État en Palestine sans les Arabes et militait pour un État unique, utopie qui semble aujourd’hui redevenir possible, malgré plus de 70 ans de colonisation. L’extraordinaire personnage qu’était Buber, dont l’ouvrage essentiel Je et Tu influença Martin Luther King, ne pouvait imaginer le sionisme sans justice, et l’écrivit avec force dans Une terre et deux peuples (republié en 1985 par Lieu commun). « Ce que la Bible nous enseigne avec tant de simplicité et de force, et qui ne peut s’apprendre dans aucun autre livre, c’est qu’il y a la vérité et le mensonge et que l’existence humaine se tient inexorablement du côté de la vérité ; c’est qu’il y a la justice et l’injustice et que le salut de l’humanité réside dans le choix de la justice et le rejet de l’injustice ». Mais « l’embarras » dont fait part Rony Brauman — et quelques autres qui en France sont de moins en moins nombreux à l’exprimer publiquement, contrairement aux États-Unis —, « l’injustice » qui révolte Gwendal Rouillard et d’autres députés (plus nombreux qu’on le croit, mais assez silencieux) n’ont plus droit de citation, tant le courant favorable à Israël semble dominant dans le débat public. Aujourd’hui, critiquer Israël tient de la mission dangereuse, et c’est, en apparence au moins, un grand succès pour tous ceux qui s’activent à en délégitimer l’expression même. Pascal Boniface publiait ainsi Est-il permis de critiquer Israël ? en 2003 chez Robert Laffont. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) écrivait alors : « Il n’y a pas de lobby juif, tout simplement parce que la communauté des juifs de France est diverse », mais il y a un « lobby pro-israélien, il comporte bien sûr des juifs, mais aussi des gens qui ne le sont pas ». Quand il en parle aujourd’hui, Pascal Boniface constate que « les choses n’ont pas changé, mais c’est plus compliqué qu’il y a dix-sept ans. Le débat s’est durci sur place. J’ai eu du mal à publier Est-il permis de critiquer Israël ? en 2003, mais plus encore de mal pour Les intellectuels faussaires en 2011. Et depuis, je suis persona non grata pour de nombreux médias ». Et puis il y a ce bruit de fond, que décrit en termes simples un universitaire français bon connaisseur de la région, et qui préfère rester anonyme : le débat sur la laïcité, nourri de projets de loi comme celui sur le séparatisme et alimenté par des courants politiques (en particulier le Printemps républicain, on y reviendra). « Il y a un lien entre l’offensive contre les pro-Palestiniens en France et l’offensive contre le voile et les musulmans. Ce sont finalement les mêmes qui développent l’islamophobie et importent le conflit israélo-palestinien en France, paradoxalement. » Et puis il y a ce bruit de fond, que décrit en termes simples un universitaire français bon connaisseur de la région, et qui préfère rester anonyme : le débat sur la laïcité, nourri de projets de loi comme celui sur le séparatisme et alimenté par des courants politiques (en particulier le Printemps républicain, on y reviendra). « Il y a un lien entre l’offensive contre les pro-Palestiniens en France et l’offensive contre le voile et les musulmans. Ce sont finalement les mêmes qui développent l’islamophobie et importent le conflit israélo-palestinien en France, paradoxalement. » Pour les cercles d’influence favorables à Israël, ce n’est donc plus de succès d’estime qu’il s’agit, mais bien de victoire au moins partielle. On est loin de la propagande à deux sous de nombreux sites internet francophones israéliens, comme JSSNews, Le Monde Juif.info, dreuz.info qui déforment et torturent l’information, pratiquent le harcèlement et le mensonge. Contre « l’Arabe » et « le musulman », point de nuance. Mais ces sites pratiquent un entre soi limité, sous influence de la communauté francophone d’Israël. Environ 50 000 juifs d’origine française vivent dans des colonies et une partie d’entre eux s’ennuie ferme dans ses pavillons climatisés et grillagés. Ils inondent la toile « d’infos » tournant en boucle sur Israël, d’un ton assez pénible. Ils avaient par exemple laissé entendre en 2014 que le jeune Mohamed Abou Khdeir avait été battu et brûlé vif par des Palestiniens parce qu’homosexuel, alors qu’il avait été exécuté par des colons. Plus encore, la multiplication depuis quatre ans de voyages d’élus, nationaux et locaux — dont Anne Hidalgo, la maire de Paris, à plusieurs reprises — qui publient de belles photos et des témoignages enamourés sur leurs sites ou dans leurs gazettes électorales, de groupes de journalistes choisis à l’influence non négligeable comme on le verra plus loin, et peut-être et surtout de chefs d’entreprise montre que la relation France-Israël est en train de changer. Certes la crise sanitaire a mis un terme provisoire à ces missions d’information et ces séjours de découverte. Je devais ainsi accompagner au printemps 2020 une délégation de chefs d’entreprises de l’est de la France dont le voyage a été évidemment remis sine die. Mais, par exemple en octobre 2018, 185 patrons bretons ont débarqué à Tel-Aviv pour un voyage exploratoire organisé par l’union des entreprises d’Ille-et-Vilaine. « Israël leur a fait du charme », résume Ouest-France. On a parlé investissements, marchés, mais pas « guerre et conflits ». « J’étais un peu inquiet au départ, raconte un des patrons bretons, c’est plus ou moins la guerre, croyais-je ». Les perspectives l’ont enchanté, les interlocuteurs étaient affables, les hôtels agréables. Israël est un marché petit, mais dynamique et la présence économique française y est encore modeste. L’ambassadrice de France en Israël d’alors, Hélène le Gall, elle-même issue d’une famille du Morbihan, a reçu les patrons bretons dans les jardins de sa résidence de Jaffa et les a encouragés à suivre l’exemple de la startup nation pour faire de la Bretagne une « startup région ». Pas de politique au programme, pas de Palestine, ou par incidence, rapport au climat des affaires. Il y eut aussi, en 2019, une délégation de leaders de plusieurs grands groupes français, dont des dirigeants du mastodonte Bouygues (au cœur du business et du pouvoir, BTP, télécoms, médias). Tous reviennent emballés de leur voyage initiatique dans les rouages de la startup nation. À Tel-Aviv, la diplomatie économique fait son job. La cellule locale de Business France, structure de Bercy chargée d’accompagner les investissements français à l’étranger chère au cœur d’Emmanuel Macron, sert d’interlocutrice aux entreprises qui souhaitent se développer sur place. Un chef d’entreprise français installé de longue date en Israël que j’interroge par téléphone sur la Palestine ne me répond pas. Silence sur la ligne. Je répète ma question, il reste silencieux. Je répète une troisième fois et puis j’ai compris. Il s’en fout. « L’économie n’est plus dirigée par la politique, confirme-t-il un peu plus tard dans notre conversation. Il y a des Israéliens qui font du business, il y a des Palestiniens qui font du business, ils s’en foutent de Nétanyahou, ils veulent juste travailler ensemble. » J’interpelle un député français de LREM sur la position de son parti au sujet du conflit israélo-palestinien, tant il semble y avoir un grand écart entre les positions de ses collègues comme Sylvain Maillard, qui s’affiche tout sourire au Cercle interallié à Paris avec des représentants des colonies, et Gwendal Rouillard qui s’oppose avec détermination à l’expansion des mêmes colonies. Il reste lui aussi muet. Je lui repose ma question à deux reprises. Il se contente d’argumenter sa non-réponse en me répétant « trois petits points de suspension »…Ces silences semblent d’autres signes d’une victoire des pro-Israël en France. « La Palestine semble une cause perdue et en plus, en s’y engageant, on craint d’être qualifié d’antisémite. Cela ne va pas du tout, cela ne tourne pas rond », s’indigne Clémentine Autain, députée de La France insoumise (FI) de Seine-Saint-Denis. Et pourtant, l’opinion publique n’est pas au diapason, et s’obstine à soutenir la Palestine. Selon un sondage IFOP réalisé en mai 2018 pour le compte de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), 71 % des Français pensent « qu’Israël porte une lourde responsabilité dans l’absence de négociations avec les Palestiniens ». Ils le disent peu, mais ont pour 57 % une « mauvaise image » d’Israël et pour 69 % le sionisme est « une idéologie qui sert à Israël à justifier sa politique d’occupation et de colonisation des territoires palestiniens ». Mais ils agissent peu à ce sujet, peut-être par crainte de cette confusion entretenue entre antisionisme et antisémitisme, très présente dans les esprits. Pour 54 % des Français en effet, « l’antisionisme est une forme d’antisémitisme ». Pourtant là encore, la manœuvre n’est pas un franc succès. Ajoutant l’antisionisme à la définition de l’antisémitisme, en s’inspirant de l’International Holocaust Remembrance Alliance (Ihra) la « résolution Maillard » a été adoptée en novembre 2019 par une chiche majorité à l’Assemblée nationale : 154 pour contre 72 et 43 absentions sur un total de 577 députés, plus de 300 élus pour beaucoup du parti du président n’ayant pas pris part au vote, ce qui indique de véritables fractures, j’y reviendrais. « On ne joue pas avec l’antisémitisme, écrit Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie Les Verts (EELV) de Paris. Arrachons la critique d’Israël aux griffes de la propagande du gouvernement israélien actuel. Une critique politique, nullement antisémite ». Mais l’autrice de Être juif après Gaza, publié en 2009, qui se demandait alors, dans la lignée de Buber, comment « en devenant israéliens, ces juifs ont-ils été frappés d’amnésie jusqu’à oublier les principes premiers de l’éthique, socle de leur être juif ? » se sent parfois bien isolée. « Le fait que je soutienne la cause palestinienne signifie que je ne suis pas la personne la plus aimée des juifs français », confiait-elle au journal Haaretz l’été dernier. Historienne, Esther Benbassa s’inquiète autant de la montée du racisme en Israël et en France que de la progression de l’antisémitisme dans notre pays. Que des esprits faibles abreuvés depuis des années par les atrocités révisionnistes du militant d’extrême droite Alain Soral ou de son compère l’ancien comique Dieudonné proclament sur la toile et parfois dans la rue un antisionisme qui n’est que le cache-sexe de leur veulerie antijuive, c’est une évidence. Mais il est une autre évidence : jamais les partisans d’Israël n’ont été aussi actifs dans les institutions et les sphères publiques. On peut l’appeler « lobby », ou préférer le terme plus neutre de « cercles d’influence », le débat n’est pas sémantique, mais bien politique. On ne semble pas avoir saisi l’activisme en profondeur des « pro-Israël » à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans les conseils des mairies de Paris, à Nice et dans d’autres grandes villes, dans les chambres de commerce et les salles de rédaction..." (suite) -2- ____________
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