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mardi 17 janvier 2023

Le plus grand défit

                 Pour aujourd'hui même.

                                                       Peut-on dire que nous sommes à la croisée des chemins, voire à un tournant historique? Tout porte à croire qu'il en est bien ainsi. Le développement jugé naguère sans limites assignables du progrès matériel de l'humanité depuis surtout le XIX° siècle entre avec évidence en collision avec les limites de nos ressources planétaires forcément limitées et d'un équilibre climatique devenu problématique du fait de ce même développement. Nous nous découvrons simples terriens obligés de composer avec une dimension jusque là escamotée: notre finitude et de composer avec celle-ci pour que la survie de notre espèce soit possible. Si la prise de conscience est de plus en plus présente, si des réunions internationales pointent le problème régulièrement, la lenteur avec laquelle les conséquences sont tirées interroge: la logique productive continue largement sur sa lancée et les comportements individuels ne sont que peu impactés. Il y a urgence à entrer dans une nouvelle logique, non pas tant "pour sauver la planète", que pour permettre à l'humanité de tracer son chemin sur de nouvelles voies. Il ne s'agit pas de repeindre le capitalisme en vert, mais d'en repenser les fondements et de créer les conditions de son dépassement, comme cela peut se faire modestement  déjà à l'échelle locale. Mais ce sont les grandes décisions politiques qui sont concernées, à l'échelle planétaire.   A Davos, on regarde ailleurs.                                                                                                              Comme le suggère l'économiste Eloi Laurent: "Jamais les progrès réalisés par les sociétés humaines ne semblent avoir été aussi éclatants et jamais la menace de destruction de notre environnement n’aura été aussi grande. Partant de ce constat, l’économiste Éloi Laurent propose de réfléchir dans son nouveau livre, « Économie pour le XXᵉ siècle » (éditions de la Découverte), à la manière dont l’humanité pourrait s’assurer un passage vers les prochaines décennies… Il faudra commencer par revoir le logiciel économique qui a présidé aux destinées du siècle passé. Nous vous proposons de découvrir un passage de cet ouvrage, extrait de son introduction, paru début janvier 2023.

......... Sommes-nous fabuleusement prospères ou irrémédiablement ruinés ? Avons-nous tout gagné ou tout est-il perdu ? En ce début de XXIe siècle, deux visions radicalement différentes du sort de l’humanité sur la planète Terre coexistent et paraissent se contredire.   La première vision insiste sur les remarquables prouesses des humains depuis leur avènement il y a quelque 7 millions d’années : jadis frêles créatures dépourvues de presque tout avantage biologique significatif, immergées dans un environnement hostile, nous voilà devenus en quelques milliers d’années – et plus encore au cours des deux derniers siècles – souverains de la nature, maîtres de la biosphère, seigneurs de la Terre. Propulsé par le pouvoir de la coopération sociale aux quatre coins du monde, le voyage de l’humanité vers la prospérité ne laisse pas d’impressionner...L’autre point de vue est bien plus sombre et revient à penser que l’humanité est pour le moins décevante : en l’espace d’un siècle, et plus encore depuis 1950, nous avons réussi à détruire substantiellement notre propre habitat – la seule planète vivante connue dans l’univers –, dégradant les trois quarts des terres et les deux tiers des mers et océans, nuisant à notre propre bien‐être, à celui de nos descendants et descendantes, et aux autres espèces avec qui nous partageons la vie pour des gains de court terme largement illusoires au vu de leur coût écologique....Comment faire sens de la coexistence de ces deux narrations concurrentes ? L’une est‐elle tout simplement fausse tandis que l’autre serait juste ? Pouvons‐nous les comprendre de concert, les réconcilier ?.....                                                                                                                                Une chose en tout cas est avérée : nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs, et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’aventure de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver des moyens pratiques d’inverser la spirale social‐écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris (nous détruisons l’habitat qui nous contient) pour entrer dans un cercle vertueux où interdépendance écologique et coopération sociale se nourrissent mutuellement au lieu de s’entre‐dévorer. Et nous devons trouver ces moyens rapidement et les mettre en œuvre sans tarder. Tel est précisément l’objet de ce livre.                                                                                                                         À son fronton figure un terme qui a désormais mauvaise presse dans une partie de l’opinion : celui de « transition », que j’entends conjuguer ici au pluriel et enrichir de la perspective de la justice. L’étymologie du mot « transition » l’éloigne de son acception courante de plus en plus péjorative, celle d’un processus graduel, timoré, édulcoré. La transition serait le nom hypocrite du renoncement. Mais transitio signifie tout autre chose : ce mot désigne en latin le passage, c’est‐à‐dire la voie étroite que l’humanité doit aménager dans la première moitié du XXIe siècle pour espérer pouvoir prolonger sa prospérité.   

                                        
Ce livre soutient que ce passage vers la poursuite du voyage humain dans la seconde moitié de notre siècle existe bel et bien, mais qu’on ne pourra l’emprunter qu’à la condition d’un grand partage : des ressources, du pouvoir et de toute l’intelligence dont nous disposons. Et ce travail de partage doit se déployer sur de nombreux fronts en même temps : l’énergie, l’eau, l’air, le sol, le climat, la biodiversité, la santé, la vie même, et selon des modalités de justice diverses : la répartition, la redistribution, la participation, la reconnaissance.                       l’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telles que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique.                                   Cette économie du XXe siècle, qui est encore professée par l’écrasante majorité des économistes professionnels et pratiquée par les gouvernements du monde entier, s’est précisément cristallisée entre 1934 et 1936, sous l’influence croisée de Simon Kuznets et John Maynard Keynes, et sur le socle de l’économie néoclassique. Tandis que Kuznets inventait dans l’après‐coup de la Grande Dépression l’indicateur de référence censé mesurer la richesse collective, le produit intérieur brut (PIB), Keynes concevait l’instrument susceptible de le faire croître : la politique macroéconomique. Peu après la conférence de Bretton Woods, en novembre 1944, paraissait le second rapport Beveridge (« Le plein emploi dans une société libre »), liant croissance économique et plein emploi.    Croissance, politique macroéconomique et plein emploi : trois concepts mis au jour en une décennie de 1934 à 1944, et qui allaient former le triptyque du progrès social pour les quatre‐vingts années à suivre, jusqu’à maintenant.                              Maintenant, où il apparaît de plus en plus clairement que cette économie du XXe siècle doit être dépassée, car elle sape les fondements du bien‐être humain en prétendant le réduire à l’accumulation individuelle de symboles monétaires pour les faire croître sans fin, sans conscience des limites planétaires ni des besoins communs. Faut‐il continuer à se forcer d’apprendre par cœur ce credo daté qui semble justement être la feuille de route de nos crises sociales et écologiques ? Ce serait une régression intellectuelle et, au fond, une perte de temps. Faut‐il alors se résoudre à évoluer dans des univers parallèles, où l’on apprend d’un côté les réalités physiques, biologiques et éthiques du monde tel qu’il est et se défait sous nos yeux et, de l’autre, des « modèles » économiques qui en font abstraction au nom de principes largement arbitraires ? Cette dissonance cognitive nourrit notamment dans la jeunesse un malaise grandissant : elle n’est ni saine, ni utile, ni tenable.           L’économie au XXIe siècle doit donc être une économie encastrée, bornée par la biophysique en amont, avec, comme discipline frontière, l’économie écologique (qui étudie les flux de matières, les déchets, l’énergie, la biodiversité, les écosystèmes, etc.), et bornée en aval par la justice sociale, avec, comme discipline frontière, l’économie politique (qui met en lumière les inégalités sociales et mesure la qualité des institutions politiques). Et c’est une économie du bien‐être essentiel, qui articule les besoins humains universels aux contraintes écologiques planétaires en les projetant dans la durée. Il ne s’agit pas d’une dérobade devant l’économie du XXe siècle qui prévaut encore, mais d’une tentative de reconquête : il n’y a aucune raison de nommer « économie orthodoxe » la pensée dominante de ces quarante dernières années qui apparaît à bien des égards marginale au regard du temps historique. À dire vrai, l’encastrement social‐écologique de l’économie que je recommande ici a tout à voir avec les origines de la pensée économique, vieille de plusieurs milliers d’années.                          D’abord, et aussi surprenant que cela puisse paraître au regard de l’impératif contemporain de croissance à outrance, la pensée économique a depuis toujours partie liée avec la notion de sobriété des désirs et des ressources. On trouve ainsi clairement exprimée chez Aristote – le fondateur, avec Xénophon, du raisonnement économique au IVe siècle avant notre ère – une opposition entre, d’une part, l’économie (le but de l’activité économique) et, d’autre part, la chrématistique (le moyen d’acquérir des ressources pour atteindre des objectifs économiques). Cette opposition se prolonge par une autre distinction éthique, encore plus cruciale, entre la bonne chrématistique et la mauvaise.                La bonne chrématistique est celle qui se trouve subordonnée à l’économie comprise comme l’acquisition des ressources nécessaires à la « bonne vie » du ménage (au « bien‐vivre », dirait‐on dans la culture latino‐américaine), le foyer étant considéré comme le lieu par excellence du raisonnement économique. La mauvaise chrématistique (qualifiée de « non naturelle » par Aristote) échappe quant à elle à la loi du besoin et se transforme en un appétit insatiable pour des ressources illimitées, y compris au moyen d’opérations financières risquées, telles que le crédit et le prêt à intérêt. Autrement dit, dès sa conceptualisation, l’activité économique est conçue par Aristote comme relevant de la sobriété, c’est‐à‐dire de la satisfaction des besoins humains essentiels.                    Cette sobriété des origines fait aujourd’hui retour, dans les territoires français où l’eau se fait rare sous l’effet d’une sécheresse structurelle, en Europe où l’énergie vient à manquer, en Chine où l’air est empoisonné par la pollution. Et l’on comprend qu’économiser, ce n’est pas convertir la biosphère en ressources, c’est bien plutôt partager les ressources de la biosphère......"__________________

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