Régressions [Notes de lectures]
Une nouvelle chasse aux sorcières s'installe aux USA, où le wokisme le plus étroit tend à prendre le pouvoir, même au coeur des universités, pouvant aller à brûler le passé et même à détruire des oeuvres.
".... Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut rencontrer des gens qui ont tout perdu (leur travail, leurs économies, leurs amis, leurs collègues) alors qu’ils n’ont violé aucune loi ni aucune règle déontologique. Ce qu’ils ont violé (ou ce qu’on les accuse d’avoir violé), ce sont des normes sociales qui ont trait à la couleur de peau, au sexe, au comportement individuel ou même à l’humour ; des normes qui pouvaient ne pas exister il y a cinq ans, voire cinq mois. Certains ont commis de flagrantes erreurs de jugement. D’autres n’ont rien fait du tout. Il est parfois compliqué de se faire une opinion. Pourtant, malgré la nature ambiguë de ces cas, il est devenu facile et pratique pour certains d’en tirer des généralités. Des militants, surtout à droite de l’échiquier politique, brandissent désormais le terme cancel culture à tout-va pour se protéger des critiques, si légitimes soient-elles. Mais, si l’on creuse un peu le cas de ceux qui ont été victimes de cette forme moderne de vindicte populaire, on découvre que ces histoires échappent au schéma manichéen « woke » et « anti-woke » et sont bien souvent interprétées, décrites ou remémorées de manière différente par les uns et les autres, quel que soit par ailleurs l’enjeu politique ou intellectuel. Il n’est pas surprenant que le journaliste scientifique Donald McNeil, après avoir été prié de démissionner du New York Times, ait éprouvé le besoin de rédiger un très long article, publié en quatre parties, pour relater une série de conversations qu’il avait eues avec des lycéens au Pérou, au cours desquelles il aurait tenu ou pas des propos racistes – selon la version que vous trouvez la plus convaincante. Comment s’étonner qu’il ait fallu à Laura Kipnis, professeure à l’université Northwestern, un livre entier, Le Sexe polémique. Quand la paranoïa s’empare des campus américains 1, pour narrer les répercussions, y compris pour elle-même, de deux plaintes pour harcèlement sexuel déposées contre un homme dans son université (comme elle avait mentionné l’affaire dans un article sur la « paranoïa sexuelle », des étudiants ont demandé à l’université d’enquêter aussi sur elle). Il faut beaucoup d’espace pour restituer ces deux affaires dans toute leur complexité personnelle, professionnelle et politique. Rien d’étonnant, également, à ce que Hawthorne ait consacré un roman entier aux motivations complexes d’Hester Prynne, de son amant et de son mari. La nuance et l’ambiguïté sont des éléments essentiels de toute bonne fiction. Elles sont tout aussi essentielles dans un État de droit : les tribunaux, les jurys, les juges et les témoins sont là justement pour que l’État puisse décider si un crime a bien été commis avant d’infliger une sanction. Les accusés bénéficient de la présomption d’innocence. Ils ont le droit de se défendre. Il existe des délais de prescription. C’est l’inverse qui se produit aujourd’hui dans la sphère publique en ligne : les conclusions sont hâtives, les prismes idéologiques rigides et l’argumentation tient en 280 caractères ; il n’y a aucune place pour la nuance, ni pour l’ambiguïté. Or ces valeurs en vogue sur Internet en sont venues à dominer de nombreuses institutions culturelles américaines : les universités, les journaux, les fondations, les musées… Cédant à l’opinion publique, qui réclame des châtiments toujours plus rapides, ces institutions imposent parfois l’équivalent d’une lettre écarlate à perpétuité à des gens qui n’ont pas commis l’ombre d’un délit. Aux tribunaux, elles préfèrent des procédures internes opaques. Au lieu d’examiner les preuves et d’auditionner les témoins, elles prononcent des jugements à huis clos...." En France aussi, une certaine intolérance gagne certains milieux. __________________
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