Mots, maux et lassitude
Aujourd'hui ou peut-être jamais...
Y a-t-il encore des mots pour parler d'un conflit qui dure depuis si longtemps, sans perspective de solution proche, malgré les promesses, les rares éclaircies, les illusions de paix, les échecs, les provocations, les régressions, l'enlisement?
Les mots semblent avoir perdu leur contenu et l'esprit s'épuise à leur donner encore une signification, comme ceux de"processus de paix","négociations", etc...Mots manipulés, usés et subvertis. Comment encore parler de ce qui n'est souvent que leurre, quand la situation est devenue absurde, quand les mots ne font plus que renvoyer aux maux qui s'éternisent?..Mots piégés.
__Beaucoup de journalistes eux-mêmes, sur le terrain, sont au bord de la fatigue, de l'accablement même. Peu s'accrochent encore parfois courageusement, malgré tout, pour produire des analyses autant que possible dégagées des passions, du discours usé, comme Charles Enderlin, qui, en tant que franco-israëlien, est sans doute celui qui est le moins fataliste, probablement parce qu'il connaît bien le terrain et se sent existentiellement impliqué.
___Malgré une volonté sporadique de rompre l'engrenage , de sortir du bourbier, les conditions d'une paix seulement espérée semblent s'éloigner. La surdité du gouvernement israëlien freine toute avancée autre que verbale, pour, à l'évidence, mener à bonne fin le processus de colonisation de la Cisjordanie.
_ Les silences d'Obama et son ambiguïté désespérants semblent compromettre un déblocage nécessaire, que les USA auraient seuls actuellement la capacité politique d'effectuer.
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"...Dans la région, les mots, il faut s’en méfier."... Doit-on parler de ‘mur de séparation » ou de ‘barrière de sécurité’? De Cisjordanie ou de Judée-Samarie ? De Palestine ? De terroristes, de martyrs ou encore de militants? L’adjectif devient lui aussi suspect. Le journaliste doit-il qualifier les Territoires d’occupés ou parler simplement de palestiniens? Cette guerre des mots ne se limitent pas aux Israéliens et aux Palestiniens. Le Hamas et le Fatah ont également leur rhétorique. Car c’est aussi dans les médias que les bélligérants espèrent gagner la bataille...
Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem, tranche d’emblée le débat. Pour lui, il faut employer les mots « homologués » par la communauté internationale et ne pas avoir peur d’appeler un chat un chat...__Pour Christophe Boltanski, la situation est moins lisible aujourd’hui que par le passé. Selon lui, il y a quelques années encore, les journalistes français et leurs homologues américains avaient effectivement tendance à être légitimistes, à « coller » à la diplomatie de leurs gouvernements. Mais quelle est actuellement la position de la France? Les Etats-Unis ne reconnaissent-ils pas officiellement la nécessité de deux Etats? « Tout est aujourd’hui beaucoup plus compliqué. Il faut relire ce que la presse américaine a écrit à l’époque de la guerre de Gaza, c’était extrêmement critique à l’égard des Israéliens », ajoute-t-il. Et puis que signifie être pro-palestinien à la lumière des rivalités entre le Hamas et le Fatah ?...
Mais après l’excitation des premières années, de nombreux correspondants ressentent une certaine lassitude. Jean-Luc Allouche, un ancien de Libération, a tout simplement renoncé. « Je devenais cynique, je n’avais plus une curiosité suffisante vis-à-vis de mes interlocuteurs », explique-t-il. L’impression de savoir ce que chacune des parties va dire avant même qu’elle ne le fasse, c’est aussi ce qu’est en train de vivre Karim Lebhour, le correspondant de RFI. « Je suis allé faire un reportage sur un village palestinien en conflit avec la colonie israélienne voisine, j’ai interrogé le maire du village et je savais à l’avance ce qu’il allait me dire », raconte-t-il.
__Il y a des mots que Christophe Boltanski ne peut plus prononcer comme « processus de paix », des lieux où il ne voudrait plus aller. « Il n’y a pas un colon d’Hébron qui n’aurait pas été interrogé au moins une fois dans sa vie, c’est de la folie », explique-t-il. Atteindre les limites de l’empathie, avoir l’impression de remarcher sans cesse sur les mêmes traces. « Il y a un désintêrét dans les rédactions aujourd’hui parce qu’il y a un côté horriblement répétitif à cette histoire et une absence totale de visibilité sur ce qui peut se passer », poursuit-il. Un sentiment que l’ancien correspondant de Libération n’avait pas à l’époque où il était en poste : « Quand j’y étais, on pouvait penser que les choses faisaient sens, soit on allait vers la paix, soit on allait vers la guerre. Mais maintenant, c’est une sorte de serpent qui se mord la queue ». Christophe Boltanski affirme avoir même du mal aujourd’hui à lire des articles sur le conflit.
__Charles Enderlin, lui, ne semble jamais se lasser. Il y est pourtant en poste depuis plus de trente ans. En revanche, il ressent une réelle lassitude chez ses interlocuteurs à Paris. « Il y a encore quelques années, je diffusais trois ou quatre sujets par semaine. Aujourd’hui, il m’arrive d’en diffuser trois ou quatre par mois ». Cette lassitude, il l’a aussi ressentie outre Atlantique. « Même ABC, la grande chaine américaine, a fait l’impasse sur l’un des derniers voyages d’Hillary Clinton à Ramallah. La fin du moratoire sur les colonies a été complètement passée sous silence par la plupart des grands chaines américaines ». Mais pour l’infatiguable correspondant de France 2, les médias font une erreur d’appréciation. « En dépit du fait qu’il n’y ait pas de violences, on assiste aujourd’hui à un tournant dans l’histoire diplomatique de la région », explique-t-il, ajoutant un peu blasé : » Mais ce n’est pas assez exotique. Ca ressemble à de l’institutionnel »...." [Mediapart_-Grotius.fr]
__Rendre compte des faits sur le terrain est d'autant plus difficile que les mots sont investis, non seulement de passions, de dénégations, mais aussi de mythes identitaires, religieux, concernant la terre elle-même, chargée d'une histoire lourde d'imaginaire, à reconstruire, à réinterpréter. L'autre difficulté, signalée par des journalistes indépendants, est aussi que les mots sont manipulés par une certaine propagande israëlienne, destinée à justifier son intransigeance et à influencer la presse et l'opinion, pour les rallier à ses objectifs.
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Jean-Luc Allouche, les Jours redoutables (Denoel)
Charles Enderlin, Un enfant est mort (Don Quichotte Editions)
Karim Lebhour, Jours tranquilles à Gaza (Riveneuve éditions)
Renaud Girard, La guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah (Editions Perrin)
Christophe Boltanski et Jihan El-Tahri, Les sept vies de Yasser Arafat (Grasset)
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